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Un record peut-il être plus important qu’un match ou un trophée ?
LeBron James a donc décroché un record historique en NBA. Voici la principale info de la semaine aux États-Unis et même dans une partie du monde. Le match a d'ailleurs été interrompu de longues minutes pour célébrer cet instant. Est-ce bien raisonnable ?
Nous sommes le 19 novembre 1969. Non pas sur la Lune où les Américains s’apprêtent à poser les pieds et le drapeau étoilé pour la seconde fois, mais au Brésil. La scène historique se déroule précisément au Maracanã, à Rio de Janeiro, lors d’un Santos-Vasco de Gama (2-1). 78e minute : Pelé se présente pour tirer un penalty, un exercice qui est loin d’être celui qu’il préfère. Mais il ne s’agira pas de n’importe quel but. Au bout de ses pieds, le 1000e but de sa carrière, le fameux « Gol Mil », du moins officiellement (les annales du Roi demeurent encore aujourd’hui source de débats interminables). 80 000 personnes ne semblent attendre que cet instant, peu importe le résultat au tableau d’affichage du moment que la statistique divine se manifeste quand le ballon rencontre les filets. Le chiffre magique, totémique. Journalistes et supporters envahissent le terrain, portent le buteur en triomphe comme s’il avait remporté une Coupe du monde (il en compte alors déjà deux). Quand les dernières minutes du match se déroulent enfin, le public est déjà en train de s’en aller. Une scène qui rappelle que les footix ne sont pas nés en 1998.
Pelé, précurseur d’une manie si vulgaire
Le mal n’est donc pas nouveau. On n’aurait jamais pu imaginer que Pelé, le héros national dont le décès en décembre dernier imposa des jours de deuil à un pays pourtant au bord de la guerre civile, ne pouvait être aussi le précurseur d’une manie si vulgaire. Surtout dans les sports collectifs, a priori davantage immunisés contre le culte du quantitatif individuel au profit du qualitatif commun, de l’histoire de l’équipe, voire de la légende du club. Certes, la pente fatale a pris une ampleur spécifique outre-Atlantique, où le mix du dogme libéral du self-made-man et de la passion technologique va imprégner les créations nationales, « americana », tels que le base-ball (il faut voir et revoir le film Le Stratège), le football américain et bien sûr le basket-ball. De la sorte, LeBron James ne dépasse pas simplement les mythiques 38 387 points, même pas un chiffre rond, de Kareem Abdul-Jabbar (inoubliable au passage dans Y a-t-il un pilote dans l’avion ?), accumulés en vingt ans de carrière. Il écrit au bout de ses doigts le point d’orgue de la saison.
Rihanna, Snoop Dogg et Stoitchkov
Un « exploit » accompli après avoir inscrit 38 points face à Oklahoma City, et qui place le sommet du nouvel Everest désormais à 38 390 points. Dès que le panier fatidique fut inscrit à quelques secondes de la fin du troisième quart-temps, la Crypto.com Arena de Los Angeles a suspendu le temps du match, au mépris de tout ce qui doit constituer les règlements officiels. Journalistes, membres de la famille, le patron de la NBA Adam Silver et bien sûr le légendaire Kareem Abdul-Jabbar sont entrés sur le terrain, transformé en estrade digne des Grammy, avec une petite cérémonie parfaitement préparée, et des interventions vidéos de Rihanna ou Snoop Dogg. Même le président des États-Unis Joe Biden est venu saluer ce moment historique. Le pire ? Les Lakers ont perdu (130-133) et se sont un peu plus éloignés des play-off…
Il serait pourtant facile de pointer du doigt, avec un peu de condescendance, la NBA et le ridicule made in USA. Toutefois, à bien y réfléchir, cette sacralisation grandissante du record (une pensée pour Olivier Giroud en bleu), la statistique divine (possession du ballon, etc.), la data sacrée (petit coucou au TFC) se sont largement répandues dans le petit monde du ballon rond. Et bien sûr au détriment de toute considération de résultat, de titre ou même du récit sportif. Le footballeur se transforme ainsi en un personnage de jeu vidéo (Agnelli et ses copains jurent que la jeunesse ne réclame que cela), paramétré et identifiable par ses métadonnées. Alors pourquoi s’étonner que la rencontre entre les deux équipes se résume à un « support » pour augmenter ses performances, la seule raison de rendre un match « historique » ? A-t-on oublié ce Bulgarie-Suède pour la troisième place lors de la Coupe du monde 1994, durant lequel tous les coéquipiers de Stoitchkov ne jouèrent qu’afin de le faire marquer et de lui garantir le titre de meilleur buteur de la compétition ? Ne cultivons aucune illusion : une rencontre sera arrêtée un jour ou un soir pour un LeBron James à crampons. Par exemple lors d’une rencontre de la future Superligue ?
Par Nicolas Kssis-Martov