- Un jour, un transfert
- Épisode 14
Un jour, un transfert : Eusébio au Benfica Lisbonne : la « Rute » semée d’embûches
Cet été pendant le mercato, So Foot revient chaque jour de la semaine sur un transfert ayant marqué son époque à sa manière. Pour ce quatorzième chapitre, direction le Portugal et Lisbonne où les deux clubs de la ville se sont battus pour récupérer un jeune talent venu du Mozambique : Eusébio. Et finalement, c'est le Benfica Lisbonne qui a remporté la bataille face à son rival du Sporting Portugal. Pour le plus grand bonheur de la Panthère noire.
On mesure l’importance d’une personne à sa mort. Et ce 5 janvier 2014 a prouvé à quel point Eusébio était un immense monsieur. Au point que le Portugal a décrété trois jours de deuil national, avant de transférer sa dépouille un an plus tard au Panthéon. Du côté de l’Estádio da Luz, les supporters du Benfica – qui pour la plupart étaient trop jeunes pour avoir pu voir leur idole sur un terrain de football – sont venus en masse pour accrocher une écharpe sur la statue de l’ancien attaquant et rendre un dernier hommage à la Panthère noire. À quatre kilomètres de l’antre du Benfica, le parvis de l’Estádio José Alvalade XXI est désert. Pourtant, dans un monde parallèle, ce sont les supporters du Sporting Portugal qui auraient dû être inconsolables et pleurer la mort de la plus grande légende de leur club, pendant que ceux du Benfica perdaient « seulement » une icône nationale. Ce monde parallèle n’a pourtant rien de si improbable que ça. Il était même prévu par le Sporting Portugal. Sauf qu’Eusébio en a décidé autrement en préférant le rouge au vert.
Un premier maillot vert et blanc
Retour en 1957 et direction le Mozambique. Eusébio a 15 ans et comprend qu’il a un don pour le football. Alors, après avoir humilié tous ses potes dans les rues de Lourenço Marques (ancien nom de Maputo), celui qui n’est pas encore surnommé O Rei fait un test pour rejoindre ses potes brésiliens au Desportivo de Lourenço, un club parrainé par le Benfica Lisbonne dont le jeune Eusébio est fan. Problème, l’entraîneur le juge alors « trop frêle et trop petit ». Visionnaire. Quelques semaines plus tard, c’est au Sporting Clube de Lourenço Marques qu’il signera sa première licence. À son grand désarroi, comme il le confiait à So Foot en 2013 : « Un jour, des types du Sporting se sont pointés chez ma mère pour leur dire que je jouais bien au foot et qu’ils aimeraient me recruter. Ma mère ne connaissait rien au ballon. Dans ma tête, je me suis dit:« Maman, non ! Ne signe pas ce papier ! »Mais bon, j’étais mineur, donc je n’avais pas mon mot à dire, et en plus, je ne pouvais pas faire mon caprice devant des inconnus. De toute façon, vu la vitesse à laquelle elle a signé, je ne sais pas si j’aurais eu le temps de protester. »
Si Eusébio ne voulait pas signer là-bas, c’est que le Sporting Clube de Lourenço Marques était affilié au Sporting Portugal, un club qu’il juge alors « raciste » : « Ce que moi j’appelle racisme, c’est l’apartheid que pratiquaient nos voisins d’Afrique du Sud. Après, comme le Mozambique est un pays limitrophe, c’est sûr que cela a influencé beaucoup de gens, notamment au Sporting. C’était un « club police ». Disons que le Sporting était un club un peu élitiste, contrairement au Benfica, plus populaire. Au départ, je ne voulais pas jouer là-bas, je n’aimais pas cette équipe. » Mais sa mère, qui élève seule ses huit enfants après le décès du paternel quand Eusébio avait 8 ans, n’a alors que faire des préférences de son fiston. Même s’il est malheureux sous le maillot vert et blanc, le futur Ballon d’or 1965 empile les pions, dont un triplé contre le Desportivo de Lourenço : « J’avais demandé à l’entraîneur de ne pas jouer, mais il a tellement insisté que j’ai fini par chausser les crampons. Le seul bon côté, c’est que l’entraîneur adverse, celui du Desportivo, s’est fait virer parce que je lui ai fait perdre le match. C’était le même type qui avait refusé de me recruter quand j’avais fait un test chez eux. Du coup, c’était une petite vengeance personnelle. » Heureusement pour Eusébio, le Benfica Lisbonne va se rendre compte du talent du gamin et va venir le libérer des griffes du Sporting Portugal.
La grande évasion
Si Netflix cherche un scénario pour un film, l’entreprise américaine peut toujours raconter l’arrivée d’Eusébio au Benfica Lisbonne. Alors que son contrat de trois ans touche à sa fin au Sporting Clube de Lourenço Marques, des dirigeants des Águias viennent faire signer à sa mère un contrat de 250 000 escudos (1300 euros). Pour que les dirigeants du Sporting Portugal ne soient pas au courant et ne viennent pas jouer les trouble-fête, leurs homologues du SLB se sont inspirés des meilleurs films d’espionnage. Pour déjouer la poste locale, supposée proche du Sporting, Eusébio avait un nom de code féminin : Rute. De la même manière, tous les appels sont passés depuis la boucherie de son cousin Armando Silva. Comme ce coup de téléphone du 14 décembre 1960 : « Rute doit embarquer aujourd’hui. » Mis au courant, le Sporting tente alors le tout pour le tout. D’abord en proposant le double du salaire à la maman : « Ce qui m’a sauvé, c’est que ma mère s’était engagée à rembourser Benfica en cas de résiliation du contrat. Ce qui veut dire qu’elle aurait dû reverser 250 000 escudos sur les 500 000 du Sporting. Bref, ça revenait au même, donc autant que je reste au Benfica. » Puis, en utilisant leur défenseur Hilario, originaire du même quartier qu’Eusébio, pour le faire changer d’avis. En vain. Enfin, le Sporting use de recours administratifs pour récupérer celui qui se cache alors à Lagos, dans la région de l’Algarve, au sud du Portugal, les six premiers mois qui suivent son arrivée dans la métropole. Finalement, les tribunaux donnent raison au Benfica, et ce, même si beaucoup au pays parlent d’un véritable kidnapping du SLB. « Ils ont parlé d’un enlèvement, mais jamais je n’aurais accepté de jouer pour un club qui m’aurait enlevé », confiera Eusébio des années plus tard.
Un transfert avorté à la Juventus
Après plusieurs mois d’une véritable guerre administrative, Eusébio peut enfin jouer avec Benfica. Dès le premier entraînement, Béla Guttmann, alors coach du SLB, s’enflamme sur son nouvel attaquant : « De l’or, de l’or ! » Pourtant, le premier match de celui qui permettra en 1966 au Portugal de se qualifier pour son premier Mondial et d’y finir troisième ne se passera pas comme il l’aurait souhaité. Au lendemain de la victoire du premier sacre du Benfica en Coupe des clubs champions européens face au Barça en 1961, Eusébio, qui n’a pas pu participer à l’aventure en raison des problèmes administratifs, fait ses débuts avec une équipe bis en huitièmes de finale retour de Coupe du Portugal face à Setúbal. Une rencontre durant laquelle il marque son premier but, mais voit aussi son penalty de la qualification être arrêté par Félix Mourinho, père de José. Pas de quoi empêcher Béla Guttmann de le reconduire une semaine plus tard au Tournoi de Paris face au Santos de Pelé, qui remportera le match 6-3 malgré un triplé d’Eusébio, entré en cours de jeu. Ébloui, le Brésilien demande alors à Mário Coluna : « Qui est ce garçon ? » Un compliment qui a dû ravir le capitaine du Benfica Lisbonne qui a joué un rôle crucial auprès du jeune Eusébio.
Originaire du Mozambique, lui aussi, Mário Coluna a été chargé de veiller sur celui qui est alors encore mineur à son arrivée en métropole : « Juste avant Noël 1960, Eusébio m’a remis une carte dans laquelle sa mère, qui venait de donner son accord pour qu’il parte de Lourenço Marques, me désignait comme responsable de son fils. J’ai donc été le père d’Eusébio jusqu’à sa majorité. » Un rôle qu’il a gardé même après. Que ce soit sur le terrain où il faisait office de garde du corps et de passeur décisif. Mais aussi en dehors où il était là dans les bons comme les mauvais moments. Comme lorsque Eusébio a eu l’opportunité en 1962, après la victoire du Benfica en C1 face au Real Madrid, de signer à la Juventus. Un transfert avorté par Salazar en personne qui voyait en Eusébio une opportunité de vendre au monde entier son Estado Novo : « Salazar était très intelligent. En 1962, quand la Juventus a voulu me recruter, il m’a tout simplement envoyé faire mon service militaire. Comme ça, si j’avais quitté le pays, j’aurais été déclaré déserteur et j’aurais été interdit de jouer au football, que ce soit à l’étranger ou en équipe nationale. Voilà, j’ai fait partie de ces joueurs qui n’ont pas eu l’opportunité d’évoluer dans un grand championnat étranger, en l’occurrence l’Italie. J’aurais gagné beaucoup plus d’argent en partant. J’ai fait le calcul, un jour. À la Juve, j’aurais gagné autant d’argent en un an que pendant tout mon contrat à Benfica. »
Tant pis pour l’argent, Eusébio reste alors à Lisbonne où il devient une véritable légende, inscrivant pas moins de 475 buts en 440 rencontres. Eusébio a beau être né au Mozambique, dans un pays où le Portugal a instauré jusqu’en 1961 un système d’indigénat qui reléguait les populations noires à un statut de citoyen de second ordre, c’est à Lisbonne qu’il se sentait le mieux, comme le confiait son ami João Malheiro à So Foot : « Il aimait par-dessus tout le Portugal, et surtout Lisbonne. À chaque fois que nous rentrions d’un endroit donné en avion et que l’on commençait à apercevoir Lisbonne, il me disait : « João, on arrive enfin dans ma ville. » » Une ville dans laquelle il n’existe qu’un seul club à ses yeux : le Benfica.
Par Steven Oliveira