À ce qu’il paraît, le derby de Calcutta entre les clubs d’East Bengal et de Mohun Bagan est le rendez-vous numéro un du football en Inde. Vrai ?
Laltu Chakrabarty (Kolkata Football) : Clairement oui. On parle d’un match avec une affluence moyenne tournant autour de 100 000 personnes, ce qui en fait le plus populaire d’Asie. En 1997, il y a même eu un record de 137 000 spectateurs pour une rencontre à enjeu entre les deux équipes. Calcutta est nommée ici la Mecque du football. Dans toute la région du Bengale-Occidental, la population se divise en deux : sang et or pour East Bengal, vert et bordeaux pour Mohun Bagan. Dans les jours précédents un derby, les collègues de travail, les amis, les membres d’une même famille peuvent se déchirer et ça peut aller très loin. En 1975 par exemple, un fan de Mohun Bagan, Umakant Palodhi, s’était suicidé après une défaite 0-5 de son équipe contre le grand rival. Dans sa lettre d’adieu, il avait écrit qu’il comptait se réincarner en un footballeur de son équipe favorite pour marquer des buts à East Bengal et changer le cours du match !
Nilesh Bhattacharya (The Times of India) : En Bengali, ce derby est communément appelé « Baro match » , ce qui signifie « le gros match » , le seul qui vaille, tous les autres étant petits en comparaison. Et c’est vrai que niveau passion, excitation et folie, il n’a pas d’équivalent dans tout le pays. J’ai deux autres anecdotes qui me viennent spontanément en tête pour bien montrer combien ces deux clubs ne sont pas comme les autres. La première concerne le meneur de jeu brésilien de Mohun Bagan, José Ramirez Barreto, que le club avait été contraint de vendre en 2004 pour régler des problèmes financiers. Un supporter avait alors très sérieusement proposé aux dirigeants de vendre sa maison pour régler la dette et ainsi conserver le joueur. Autre anecdote : à la fin d’un derby remporté par East Bengal, un supporter vêtu tout en blanc était venu féliciter l’international Surajit Sengupta, s’excusant auprès du joueur d’avoir manqué le début du match. « J’ai eu un peu de retard à cause des funérailles de mon père, désolé de n’avoir pas pu faire autrement » , lui avait-il expliqué.
Elle vient d’où, cette rivalité entre East Bengal et Mohun Bagan ?
Laltu Chakrabarty : D’après les historiens, ça remonte au conflit qui opposait dans la région les colons du Bengale-Occidental et les immigrants de l’Est du Bengale, qui représente aujourd’hui le Bangladesh. Mohun Bagan a été fondé par les premiers en 1889 et East Bengal par les seconds en 1920.
Nilesh Bhattacharya : La distinction entre les supporters des deux camps est encore bien visible aujourd’hui. Ils parlent avec un accent différent, n’ont pas les mêmes habitudes alimentaires, ne s’habillent même pas pareil. Les traits particuliers des fans d’East Bengal ont souvent été moqués par les élites de Calcutta. Ce derby, c’est une rivalité entre « Ghoti » – qui signifie « locaux » en Bengali – et « Bangal » – les immigrants.
Comment a évolué cette rivalité au fil des ans ?
Nilesh Bhattacharya : Le premier derby a eu lieu en 1925, avec une victoire 1-0 d’East Bengal. Depuis, les deux équipes se sont rencontrées à 306 reprises, pour 116 victoires d’East Bengal et 85 de Mohun Bagan. East Bengal s’est distingué en étant le premier club indien à partir en tournée en Europe (Roumanie et URSS en 1953, NDLR) et en dominant largement le football indien dans les années 70, y compris le derby, avec pour point culminant l’historique victoire 5-0 de 1975. À l’issue du match, les joueurs de Mohun Bagan avaient dû se cacher plusieurs jours sur un bateau pour échapper aux représailles de leurs supporters… Sinon l’actuelle formule du championnat national existe depuis 1996 et les deux rivaux l’ont chacun gagné trois fois : East Bengal en 2001, 2003 et 2004, Mohun Bagan en 1998, 2000 et 2002 (contre 5 titres pour Dempo SC, le plus gros palmarès du pays, club basé dans l’état de Goa, l’autre centre névralgique du football en Inde, NDLR).
En tribunes, ça se passe comment ?
Laltu Chakrabarty : Les rencontres entre les deux équipes se déroulent généralement au Salt Lake Stadium, dont la capacité est aujourd’hui de 120 000 places. On approche souvent les 100 000 spectateurs, ce qui fait qu’à chaque action dangereuse et chaque coup de sifflet intempestif de l’arbitre, les décibels provoqués par les fans équivalent au bruit de dix avions de chasse au décollage. Dans l’ensemble, la rivalité reste saine entre supporters des deux camps. Un événement tragique à signaler néanmoins : le 16 août 1980, seize supporters sont morts lors d’une bousculade provoquée lors d’un derby. Depuis ce jour, chaque 16 août est célébré ici en tant que « Football Lovers Day » , avec des dons du sang organisés en commun par les deux clubs.
Nilesh Bhattacharya : Plus récemment, le 9 décembre 2012, un derby a dégénéré suite à une décision arbitrale. Des projectiles ont été envoyés depuis les tribunes et le milieu de terrain de Mohun Bagan Syed Rahim Nabi a été touché à la tête par une brique. Il a fini à l’hôpital. S’en sont suivis des affrontements violents, avec 30 policiers blessés et un match interrompu à la mi-temps, suite au refus de Mohun Bagan de le poursuivre. Dans un premier temps, la Fédération avait banni le club pour trois ans, avant de se rétracter et de se contenter du paiement d’une amende de 20 millions de roupies (près de 240 000 euros, NDLR).
Plus généralement, ça en est où du développement du foot en Inde ? Pas facile d’évoluer dans l’ombre du cricket, j’imagine…
Laltu Chakrabarty : L’Inde va organiser la Coupe du monde U17 en 2017 et aimerait pouvoir accueillir la Coupe du monde des clubs en 2015. Le potentiel de développement ici est énorme, avec le deuxième bassin de population au monde derrière la Chine. Certains clubs locaux possèdent déjà une bonne base de supporters : East Bangal et Mohun Bagan bien sûr, mais aussi Mohammedan SC, United SC, Dempo SC, Salgaocar, Churchil Brothers, Pune FC, Shillong Lajong FC, etc. Certains clubs occidentaux sont aussi pas mal populaires, notamment Chelsea, Manchester United, Liverpool, Arsenal, Real Madrid et Barcelone. Tous possèdent des fans clubs très actifs sur les réseaux sociaux. La I.League indienne accueille déjà plus de 200 footballeurs étrangers venus majoritairement d’Amérique du Sud et d’Afrique. On reçoit également régulièrement la visite d’officiels et de joueurs ou ancien grands joueurs, pour faire la promotion du football : le roi Pelé dès 1977, plus récemment Maradona en 2008, Messi en 2011 ou Sepp Blatter en 2007. Le cricket est certes très populaire, mais son rayonnement mondial est limité à 12 pays, 15 max. Le football gagne du terrain, c’est incontestable.
Le championnat local est-il amené à prendre de l’importance dans les années à venir ?
Laltu Chakrabarty : La Fédération indienne de football essaie actuellement de dynamiser la I.League, le championnat national éligible pour participer à la Ligue des champions asiatique. C’est un long processus car il existe en parallèle des championnats provinciaux (East Bengal et Mohun Bengal participent ainsi aussi à la Calcutta Premier Division, organisée par la Calcutta Football League, et c’est d’ailleurs dans ce cadre qu’a lieu le derby d’aujourd’hui entre les deux équipes, NDLR). Signe positif, des médias internationaux commencent à s’intéresser à la I. League. Pour l’instant, la couverture télé est seulement assurée par TEN Sports, une chaîne indienne anglophone.
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