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Tymek, grand bonhomme
Ce jeudi soir, à Glasgow, Tymoteusz Puchacz tentera d’aider le Lech Poznań à prendre ses premiers points en Ligue Europa sur la pelouse des Rangers. Pour ce latéral gauche qui compte parmi les grands espoirs du football polonais, ce sera aussi l’occasion de souffler 90 minutes, après avoir été surexposé médiatiquement depuis qu’il a osé prendre position en faveur des manifestants qui luttent contre l’abolition du droit à l’avortement dans son pays.
Lundi 26 septembre, au lendemain d’un nul contre le Cracovia et trois jours avant un match crucial contre les Rangers en Ligue Europa, Tymoteusz Puchacz est sorti du bois. Pas au milieu d’une paisible clairière, non, plutôt au milieu d’un champ de bataille. Car le latéral du Lech Poznań s’est aventuré sur un terrain que très peu osent affronter : celui d’afficher publiquement ses opinions, en apportant son soutien aux manifestants défendant le droit à l’avortement, dernière thématique en date à avoir embrasé la Pologne, après la réélection contestée d’Andrzej Duda au mois de juillet et la gestion de la crise de la Covid-19 depuis la rentrée. Sa prise de position, « Tymek » la justifie en invoquant sur Instagram « le libre arbitre de chaque être humain. » Depuis, le post a engendré plus de 630 commentaires. Un nombre nettement supérieur aux standards de ses publications habituelles.
Avis de tempête (dans un verre d’eau)
Pour comprendre de quoi l’on parle, il faut remonter quelques jours en arrière. Le 22 octobre dernier précisément. De Varsovie à Gdansk, en passant par Cracovie et Katowice, d’énormes manifestations secouent actuellement la Pologne depuis la décision du tribunal constitutionnel de réduire encore davantage l’accès à l’avortement. L’instance a jugé « incompatible avec la Constitution » le recours à une interruption volontaire de grossesse en cas de malformation du fœtus. L’IVG reste autorisée en cas de viol, d’inceste, ou de danger pour la vie de la mère, mais le mal est fait. Ou plutôt, il le sera dès la publication de l’arrêt au Journal officiel d’ici quelques jours. 98% des avortements légaux du pays sont en effet motivés par une malformation. Cette décision signe donc « l’interdiction totale de l’avortement en Pologne », résume Krystyna Kacpura, directrice de la Fédération pour les femmes et le planning familial. Salué par les conservateurs et par le PiS – Droit et Justice, le parti au pouvoir –, dénoncé par l’opposition féministe et progressiste, ce retour en arrière a mis en lumière une fracture profonde de la société polonaise et poussé des milliers de citoyens dans la rue. Nombre d’entre eux s’étaient ainsi rassemblés le 23 octobre près du domicile de Jarosław Kaczyński, le président du PiS. Frère jumeau de l’ancien chef de l’État Lech Kaczyński, décédé en 2010 dans un accident d’avion à Smolensk, celui qui est également vice-président du Conseil des ministres avait déjà exprimé un avis on ne peut plus clair en 2016 : « Nous nous efforcerons de faire en sorte que, même les cas de grossesses très difficiles, lorsque l’enfant est certain de mourir, très difforme, se terminent quand même par une naissance, afin que l’enfant puisse être baptisé, enterré et avoir un nom. » Parmi les autres symboles ciblés par les manifestants : les églises, dont certaines ont été vandalisées, entraînant une vive réaction du Premier ministre Mateusz Morawiecki : « Ce qui se passe dans l’espace public, ces actes d’agression, de barbarie, de vandalisme sont absolument inacceptables. » Les mots sont forts, à la hauteur de la tension qui règne actuellement dans le pays.
Comme on peut le voir ici des ultras des clubs polonais (ici du Lech Poznań, même scènes à Bialystok etc) se mobilisent face aux manifestations devant les églises. La Police entre les deux. Deux Pologne se font face pic.twitter.com/KjiljxyE2g
— ????? & ????? ?? (@FootPolak) October 26, 2020
Au milieu de cette tempête, la prise de position de Tymoteusz Puchacz n’a pas vraiment changé la donne. Mais le joueur a le mérite de s’être mouillé. « Il est international espoir et déjà capitaine du Lech, ce qui n’est pas rien quand on sait que le club fait partie des trois équipes phares de Pologne, avec le Legia Varsovie et le Wisła Cracovie », analyse Tomasz Smokowski, journaliste pour la chaîne Kanal Sportowy. Mais selon le cofondateur du premier média sportif en ligne du pays, l’écho au geste de Tymek n’a pas été aussi retentissant qu’on pourrait le penser. « Puchacz n’est pas très connu du grand public. Ce n’est pas un joueur de la carrure de Robert Lewandowski. Si lui avait dit quelque chose à ce sujet, là, ça aurait fait du bruit à coup sûr. » En parallèle, les manifestants ont reçu le soutien des internationales Paulina Dudek (laquelle a brandi son poignet marqué d’un éclair – le symbole de la révolte – au moment de célébrer un but face à la Moldavie) et Katarzyna Kiedrzynek, ancienne gardienne du PSG aujourd’hui à Wolfsburg. « Kasia est vraiment une super gardienne, mais le football féminin en Pologne, c’est un peu comme en France il y a dix ans : ça ne représente rien », soupire Tomasz Smokowski.
To zdjęcie chyba zasługuje na jakiś większy fejm: na wczorajszym meczu kobiecej piłki Mołdawia-Polska część polskich piłkarek miała na ręku opaski z czerwoną błyskawicą. Swoje błyskawice prezentują Joanna Wróblewska i Paulina Dudek. pic.twitter.com/DlAPbAKePn
— Michał Musielak (@MichalMusielak) October 28, 2020
La route est encore longue
Les commentaires laissés sous la publication de Tymek témoignent des clivages qui déchirent encore la société polonaise. « Après avoir lu ses mots, je lui ai envoyé un texto pour lui dire qu’il était courageux, parce que ce qu’il a fait, ce n’est pas commun. Les autres footballeurs ne prennent pas position, ils préfèrent rester muets. Peut-être parce qu’ils ont peur de dire ce qu’ils pensent », poursuit Smokowski. Effectivement, si Puchacz a été discrètement soutenu par certains de ses coéquipiers (souvent sous la forme d’un like) et remercié par des militants, force est de constater que les reproches tiennent la dragée haute. À commencer par ceux de ses propres supporters, dont une frange non négligeable ne cache pas sa « déception » et lui demande s’il est bien « sérieux ». Comme pour lui rappeler qu’il est le capitaine de leur équipe et qu’il serait plus sage de ne pas se mêler d’autre chose que de son métier : jouer au football.
Mais ces derniers devront apprendre à faire avec. Car quand il n’enregistre pas un clip de rap à la gloire de N’Golo Kanté, Tymoteusz Puchacz bouscule les codes de la société polonaise, parfois malgré lui. « Il y a un mois, son ami d’enfance et coéquipier au Lech Jakub Moder a signé un contrat à Brighton, illustre Tomasz Smokowski. Pour l’occasion, Puchacz a publié une lettre d’amitié, pour ne pas dire d’amour, dans laquelle il lui souhaite bonne chance, lui dit à quel point il est heureux pour lui et combien il est attaché à lui. C’était très touchant et pas du tout commun non plus. Mais cette lettre a provoqué des commentaires du genre « Casse-toi pédé ! » Donc ça veut dire que même un truc comme ça, témoigner publiquement de son amitié envers un autre homme, ça demande encore du courage. »
Albion have signed Polish midfielder Jakub Moder from @LechPoznan on undisclosed terms.?? The 21-year-old has agreed a five-year deal until June 2025 and will be loaned back to Poznań for the time being. @firsttouchgames #BHAFC
— Brighton & Hove Albion (@OfficialBHAFC) October 6, 2020
Hasard ou coïncidence, le même jour, Dawid Szot (19 ans), défenseur du Wisła Cracovie, déclarait qu’il ne serait pas dérangé si l’un de ses coéquipiers faisait son coming-out dans le vestiaire. Autre joueur, autre équipe, autre sujet tabou, mais un point commun : les deux garçons appartiennent à la même génération. « Les mentalités changent, conclut le journaliste. Habituellement, tous les joueurs du championnat répondent : « Non, non, non… Un gay dans le vestiaire, ça n’est pas possible, non. » Et Szot est le premier qui a répondu le contraire. J’ai été très surpris de l’entendre. Parce qu’il est jeune et qu’il a beaucoup à perdre en disant cela. » Même s’il est encore trop faible pour changer la donne, il semblerait qu’un vent nouveau commence à souffler sur la Pologne. Que cela soit pour la défense du droit à l’avortement ou ceux des minorités sexuelles. Certains en ont marre d’attendre, mais il leur faudra encore s’armer de patience. Après tout, Rome ne s’est pas faite en un jour. Et comme le chantait si justement Léo Ferré : « Avec le temps, va, tout s’en va. » En attendant, les paroles s’envolent, les posts Instagram restent.
Par Quentin Ballue et Julien Duez