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La Turquie et Güler : sur des charbons ardents
Ce mercredi soir à 21 heures, la Turquie peut potentiellement se qualifier pour les huitièmes de finale de l’Euro, une première depuis 2008. Si les supporters turcs font trembler les stades en Allemagne, l’ambiance est bien mitigée au pays. En cause : l’humiliation face au Portugal (3-0) et la situation du chouchou de tout un peuple, Arda Güler.
La Turquie est frappée par des incendies en ce début d’été très chaud, causant la mort de 15 personnes au sud-est du pays. Au même moment, le Twitter turc a pris feu, dans une moindre mesure, dimanche 23 juin. Le mégot à l’origine des flammes n’est autre qu’une chasuble. Des images montrent Vincenzo Montella, le sélectionneur de la Turquie, prendre le maillot d’entraînement des mains d’Arda Güler pour le tendre à Yusuf Yazıcı, avant de l’orienter vers un exercice de course individuel. Le jeune joueur se plie à la directive, et de l’incompréhension semble apparaître sur son visage chérubin. Comme pour attiser les braises, un internaute a apposé sa voix sur les images en interprétant la supposée déception d’Arda (en Turquie, les joueurs sont appelés par leur prénom), une vidéo très reprise sur les réseaux sociaux. Il n’en fallait pas plus pour que les supporters turcs crient au scandale, le coach italien ayant fait l’affront de s’en prendre à leur joyau.
La scène est LUNAIRE, la gestion de Montella est CATASTROPHIQUE. pic.twitter.com/JUy24hFhtq
— Joueurs Turcs🇹🇷 (@JoueursTR) June 23, 2024
Pour éteindre le feu, la fédération s’est fendue d’un communiqué expliquant qu’un entraînement adapté avait été mis en place pour le joueur, en raison de douleurs à l’aine. Mehmet Büyükekşi, controversé président de l’instance, a dénoncé une campagne « malveillante » sur les réseaux sociaux pour nuire à l’équipe nationale, tout en apportant son soutien au sélectionneur. « La fédération répond rarement aux rumeurs, mais là elle était obligée », replace Deniz Akoğul, journaliste turc pour la chaîne Youtube Akıl Oyunu. Le contexte est brûlant autour de Vincenzo Montella. À l’évocation de son nom, les injures pleuvent aux alentours de la fan zone de Kadıköy, quartier d’Istanbul, où sont diffusés les matchs de l’Euro. « Qu’il dégage », lance Osman d’un signe de la main, veste de Trabzonspor sur les épaules. Le coach italien sort d’un cuisant 3-0 infligé par le Portugal, samedi 22 juin. L’Euro allemand avait pourtant bien commencé pour les Rouge et Blanc face à la Géorgie (3-1), avec deux buts stratosphériques de Mert Müldür et de l’inévitable Arda Güler. « Les Turcs pensaient qu’on pouvait gagner le trophée parce qu’on avait marqué deux bangers, mais ce n’était que la Géorgie en face, relativise Deniz Akoğul. Les gens ne comprennent pas que le niveau de la sélection est assez bas. »
Fatigue et passe aveugle
Les fragilités défensives apparues face à Georges Mikautadze et consorts se sont largement confirmées face aux Portugais, la faute aux absences d’Ozan Kabak et Çağlar Söyüncü. À la 28e, Samet Akaydin envoie une passe à l’aveugle vers son gardien, qui finit logiquement en CSC. Un bon résumé du naufrage auquel Arda Güler a assisté en grande partie depuis le banc, entré en jeu à la 70e. Le seul moment de réjouissance pour les supporters de la fan zone stambouliote, apathiques face au non-match de leurs joueurs. « Je n’ai pas compris pourquoi il n’était pas dans le 11 », s’indigne Burak, flanqué d’un maillot de Fenerbahçe, où s’est révélée la pépite du Real Madrid, auteur de six buts avec la Maison-Blanche cette saison. Pour se justifier, son sélectionneur a déclaré qu’il était « fatigué ». Une excuse très mal perçue du côté de la Turquie. « Il a 19 ans, il ne peut pas être fatigué ! », tonne Ahmet, assis face au Bosphore. « Il y a eu une mauvaise communication à propos de sa blessure », analyse le journaliste youtubeur, qui suppose une mauvaise traduction des propos du tacticien italien. « Les Turcs critiquent plus facilement un coach étranger », souligne-t-il. Dans la bouche des supporters, le nom de Fatih Terim, légendaire entraîneur, revient beaucoup pour remplacer Montella.
Pour ajouter à l’incompréhension, l’ancien joueur de la Squadra Azzurra a fait entrer Arda alors que le score était déjà de 3-0. « Pourquoi tu l’envoies alors qu’il est censé être blessé et que le match est plié », s’indigne Arden, affalé dans un pouf devant Croatie-Italie. « Il a titularisé les joueurs de Galatasaray, et je n’ai pas aimé leur match », ajoute ce fan de Fener. Le jeune homme illustre l’un des problèmes majeurs de la Turquie. L’été venu, les fans de football soutiennent la sélection tout en gardant le maillot de leur club sur le dos. « Quand le groupe est annoncé, chacun veut connaître l’équipe avec le plus de joueurs sélectionnés », détaille Deniz Akoğul. Les fans de Beşiktaş délaissent l’équipe si Semih Kılıçsoy, leur jeune avant-centre, ne joue pas, idem par exemple pour ceux de Fenerbahçe si Arda Güler reste sur le banc. « C’est très toxique », estime Yusuf, affairé à débattre de foot sur un banc avec deux amis. Cet été, le contexte est d’autant plus incandescent, au sortir d’une saison de Süper Lig ultra-tendue, jalonnée de problème extrasportifs et de violents affrontements entre Galatasaray et Fenerbahçe. Mehmet Demirkol, journaliste qui suit au plus près la sélection, rapporte que « les joueurs sont mal à l’aise » et « frustrés » par ces rivalités et par « la façon dont le public turc les perçoit ». En mars, Barış Alper de Galatasaray et Ismail Yüksek de Fenerbahçe ont partagé des vacances, de quoi relativiser l’antagonisme entre les joueurs.
« Notre petit frère à tous »
Si le cœur des supporters bat pour leur club, ils semblent tous se ranger derrière le talent d’Arda Güler. Cristiano Ronaldo les a rendus fous samedi lorsqu’il a ignoré le garçon venu le saluer, crime de lèse-majesté. « C’est comme notre petit frère à tous. Quand il parle, vous ne voyez pas une seule idée sombre, il est pur comme un ange, claironne Deniz Akoğul. C’est peut-être le plus grand talent de l’histoire du pays. » Tous espèrent le voir débuter face à la Tchéquie. La Turquie doit gagner ou faire match nul pour être qualifiée en huitièmes de finale. L’équipe atteindrait ce stade d’une compétition internationale pour la première fois depuis l’Euro 2008. Une potentielle belle performance, mais au pays, la tendance est au défaitisme après la raclée portugaise.
Les supporters de la diaspora, quant à eux, font trembler les stades en Allemagne. « Les Turcs qui vivent là-bas sont bien plus derrière l’équipe que nous », avance Ahmet. Deniz Akoğul sait bien qu’une qualification pourrait éteindre le brasier aussi vite qu’il a pris. « C’est toujours comme ça. Si on gagne, tout le monde sera ensemble. » Ce mercredi, Arda Güler, jeune homme timide, a la lourde tâche de se transformer en pompier héroïque, si tant est qu’il ne porte pas de chasuble. Des images publiées mardi 25 juin le montrent participant aux jeux collectifs avec le reste de l’équipe. Le joueur a aussi relayé le communiqué de la fédération et apporté son soutien au coach après la défaite face au Portugal. Comme quoi, l’incendie est peut-être resté aux portes du vestiaire.
Par Victor Fièvre, à Istanbul
Tous propos recueillis par VF.