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Tunisie-France : Le grand voyage de Montassar Talbi
Né à Paris, Montassar Talbi a connu quatre pays pour se construire en tant qu'homme et parvenir, comme footballeur, à croire en une carrière au plus haut niveau. Le voilà aujourd'hui à disputer un Tunisie-France dans une Coupe du monde.
C’est une histoire qui résume bien qui est Montassar Talbi. Madrid, février 2022. Après une Coupe d’Afrique des nations mélangeant différents sentiments (de très bonnes prestations individuelles, mais une élimination frustrante en quarts de finale), le défenseur de la Tunisie prend quelques jours de vacances. Mode touriste activé. Quoique. C’est Ghassen, son meilleur pote, qui raconte : « Il est 9 heures du matin, on est arrivés la veille. Il toque à ma porte : « Je vais à la salle, tu viens ? » Je lui ai dit : « Quoi ? T’es en vacances ! » » Ce sera comme ça chaque matin de leur court séjour madrilène. Sauf que lors de l’une de ces séances matinales, l’impensable se produit. « On voit qui à la salle de l’hôtel ? s’étonne encore Ghassen. Zinédine Zidane ! Montassar, si tu lui demandes le joueur qui l’inspire le plus, il va te répondre Zidane. Et là, comme par hasard, on croise son idole. Il a couru vers moi comme un enfant. » Montassar Talbi en a encore des étoiles dans les yeux : « La sensation était incroyable ! J’étais redevenu un gamin de 8 ans. Il n’y a pas beaucoup de joueurs que j’aurais stoppés : je n’ai pas hésité. »
Ainsi est Montassar Talbi : un mélange entre une « machine de travail », comme évoqué par tous nos témoins, et une personne finalement très simple malgré son statut grandissant. Un amateur de bonne bouffe (mention spéciale pour les lasagnes de la maman de Ghassen, son ami), souvent devant son écran au moment d’un Grand Prix de Formule 1 ou d’un match de tennis (demandez lui qui est le meilleur entre Federer, Djoković et Nadal, il paraît que la question fâche). Capable de se détendre avec un FIFA ou un Call of Duty, mais aussi avec un bouquin sur le développement personnel. Simple, on vous dit.
Barre rentrante, Nesta et Titi parisien
C’est à Paris que commence son grand voyage. Né en 1998, le jeune Talbi cherche sa voie. Karaté, natation, handball, judo : tous testés, pas vraiment approuvés. « Je rendais fous mes parents, rigole-t-il. Je faisais des bêtises mignonnes. On cherchait quelque chose pour canaliser mon énergie. » On lui met un jour un ballon entre les pieds : « Mes parents m’ont vu assidu, concentré… J’écoutais ce que me disait l’éducateur, je respectais les règles. Je prenais du plaisir. » L’évidence. Le Paris FC est son premier club. Puis, il rejoint Les Lilas, au nord-est de la capitale. Club qu’il n’oublie pas pour être venu avec quelques maillots en prenant le temps de raconter son parcours aux jeunes du club l’an dernier.
Il a 8 ans quand il prend une licence aux Lilas. Kamel Smati, son entraîneur pendant deux ans, ne l’a jamais oublié pour une raison simple : « Il était tellement respectueux… Ça nous a marqués. Quand je vois les générations d’aujourd’hui… Lui a toujours eu cette politesse. » Smati découvre un enfant, un joueur, mais aussi des parents. Le père bosse dans l’automobile, la mère est femme au foyer : « Que ce soit pour aller en Belgique, dans le sud, ou autres : sa maman était la première volontaire pour accompagner. » Numéro 6, Talbi se distingue, et pas qu’un peu. Ce but du milieu de terrain, transversale rentrante, pour remporter le tournoi des Gobelins est resté dans les mémoires. Les capacités techniques de celui qui idolâtre Zizou et Ronaldinho ne passent pas inaperçues. « Je regardais beaucoup leurs vidéos, raconte Talbi. Vers 10 ans, dans la rue, on me comparait à Paolo Maldini et Alessandro Nesta. J’avais les cheveux longs, je jouais défensif. En plus, j’avais le maillot du Milan, mais de Kaká. » Son profil prometteur arrive aux oreilles du PSG. Talbi va devenir un Titi parisien. Et pourtant.
L’Espérance de devenir grand
En 2010, toute la famille Talbi, originaire de Tunisie, rentre au pays. « Mes parents n’ont pas voulu me laisser seul, pour garder cet équilibre familial », justifie le Lorientais. Direction Tunis. À la place d’intégrer l’un des plus grands clubs français, le jeune Montassar passe le test pour devenir un joueur d’un des clubs les plus mythiques du continent africain : l’Espérance de Tunis. « Ne pas aller au PSG, j’étais déçu, mais quelques minutes. Avec le recul, je suis content que mes parents aient pris cette décision, assure-t-il. J’ai pu vivre une trajectoire assez spéciale, mais enrichissante. J’ai vécu une très belle adolescence. Avant, chaque vacance, c’était en Tunisie, avec mes cousins et oncles fans de l’Espérance. J’ai pu réellement vivre dans le pays de mes racines, voir la culture. Il n’y avait pas un déracinement total. »
C’est à 15 ans que la bascule s’opère sur le terrain : le milieu défensif est reculé dans l’axe de la défense. Mais au quotidien, Talbi a davantage le profil d’un milieu à l’activité débordante. Ghassen, l’ami, explique : « On était tous un peu choqués de son rythme. C’était inhumain. On était dans un lycée français d’un très bon niveau, avec des profs qui en demandaient beaucoup. On était là-bas de 7h45 à 18h. Il enchaînait avec l’entraînement. Quand on allait dormir, à 22h, lui rentrait, bossait ses cours, préparait les examens… J’ai découvert à ce moment-là quelqu’un de persévérant et de déterminé. Je lui ai toujours dit : « Tu es où tu es pas seulement grâce au foot, mais grâce à ta façon de penser. » » Injouable en maths, où il claque un 18/20 à l’épreuve d’un bac ES décroché avec brio, Talbi voit en même temps sa carrière se lancer : le premier contrat pro avec l’Espérance est signé. Élu meilleur joueur du centre de formation, Talbi, intégré au groupe A depuis environ un an, fait alors ses vrais débuts. Et imaginez : il enchaîne Sfax et l’Étoile du Sahel, deux classiques. « La chance qu’il a eue, c’est d’avoir joué dans un très grand club dès le début de sa carrière, prolonge un proche. Ça lui a montré ce qu’est la pression et lui a apporté une certaine maturité. »
L’enfer turc
Talbi prend alors conscience d’une chose : gagner des titres, être aimé dans un tel club, c’est bien. Mais pour croire en une carrière à un plus haut niveau, aller chercher un challenge plus difficile est indispensable. Direction la Turquie et Rizespor. Il veut se mettre en danger, il va être servi. Quasi au placard, Talbi vit dix-huit premiers mois très durs : « Je passe de titulaire à l’Espérance à ça. Je n’avais jamais vécu le banc, l’injustice… Je jouais les coupes, et encore, les premiers tours. » Arrive un match face à une D3 où il sait qu’il peut saisir sa chance. « Pas un match catastrophique, mais pas exceptionnel, rejoue-t-il. J’étais un peu lourd, je n’avais pas les jambes. Je me suis remis en question. Il fallait que je travaille plus dur pour que je sois au top de ma forme le jour où j’aurais ma chance. J’ai mangé mon pain noir, j’ai mis ma frustration dans le travail. Un jour ou l’autre, ça allait payer. »
Okan Buruk, actuel entraîneur de Galatasaray, n’en veut pas. Même après ce match face à Kasımpaşa, alors meilleure attaque du pays. Victoire 1-0 de Rizespor, clean sheet, sauvetage sur la ligne signé Talbi. « Je criais comme un fou devant ma TV, sourit encore Ghassen. Là, je me dis, c’est réglé. » Match suivant : en tribunes. Adam, le petit frère, n’a pas oublié : « Il était jeune, vivait dans un pays avec une langue et une culture différentes, loin de sa famille… Je suis fier de lui, de voir comment il a géré la situation. » Car Ghassen le promet, tout a basculé à ce moment. « J’ai vu un changement énorme, rembobine-t-il. Il a mûri d’une manière exceptionnelle. Comme s’il avait pris dix ans. Il a évolué en tant que joueur, mais aussi en tant qu’homme. » Un autre proche résume : « Comme on aime se dire : Dieu n’aime pas les fainéants. C’est réellement du travail. Il a une assiduité et une abnégation à avoir un but et à vouloir y arriver qui n’a pas de limite. »
Talbi s’installe dans la défense turque et se fait remarquer. L’Udinese et Benevento, promu dans l’élite italienne, le répère à l’été 2020. Filippo Inzaghi, coach de Benevento, prend son téléphone pour le convaincre. Hors de question pour Rizespor de céder son joueur. Sous pression pour prolonger son contrat, Talbi ne joue pas un seul match pendant les quatre premiers mois de la saison. Le club italien revient à la charge en janvier et fait signer un précontrat au Tunisien, pour une arrivée six mois plus tard. « La Serie A, c’était un peu son rêve, confie Adam, le frère. C’est la ligue des défenseurs, il voulait montrer ce qu’il était capable de faire. » Sauf que Benevento plonge en Serie B. Talbi démarre la présaison, mais sait au fond de lui qu’il lui faut un club de D1 pour continuer sa progression. Direction le Rubin Kazan. Mais comme il était écrit que rien ne serait simple…
Il ne fuit pas la guerre
Juste après ses vacances madrilènes, la saison est proche de reprendre en Russie, quand éclate la guerre en Ukraine. Les joueurs étrangers évoluant en Russie sont autorisés à quitter leur club. « Le premier joueur s’en va, souligne Ghassen. Le deuxième, le troisième, le quatrième… Presque tout le monde quitte le navire. Je l’appelle : « Frérot, c’est comment ? » » En pleine préparation du barrage décisif pour la Coupe du monde face au Mali, Talbi revient en Russie et restera jusqu’au bout, déterminé à maintenir le Rubin Kazan en D1. « Et il ne se plaint pas une fois, promet encore Ghassen. Il savait qu’il allait jouer avec des joueurs du banc ou de la réserve. C’est ça qui le résume : ce n’est pas quelqu’un qui abandonne. » Talbi, lui, voit cette parenthèse russe comme une nouvelle étape dans son évolution. « J’en ressors grandi, analyse-t-il aujourd’hui. Mes parents m’ont éduqué avec des valeurs. J’ai tenu ma parole. J’ai vu que mon équipe aussi subissait les conséquences de la guerre. Je ne pouvais pas partir tant que je me sentais en sécurité. » Talbi est conforté par la promesse du club de faciliter son transfert à l’été 2022. « C’est ce qu’il s’est passé. Tout ceci prouve la personne que je suis. Il faut rester fidèle et loyal. »
Très attaché à son groupe d’amis de toujours, avec qui il se réunit dès que possible, Talbi en est même devenu un modèle. « On a tous 23-24 ans, résume Ghassen. Aucun de nous n’est un athlète. Mais cette capacité qu’il a de surmonter tous les défis, à être aussi persévérant, c’est contagieux. » Et n’allez surtout pas croire que tout ceci peut le déstabiliser. « Des fois, je lui demande comment il peut arriver à ne pas avoir de stress, s’étonne encore Adam, le frère, qui aime bien utiliser le terme « caméléon » pour raconter Montassar. Par exemple, pour la qualification pour la Coupe du monde, j’étais tellement stressé que j’en ai pleuré. Lui, calme, sang-froid… C’est une qualité incroyable. »
« Talbinho » a bien appris
Ce voyage fondateur permet aujourd’hui à « Talbinho » d’enfin profiter. « Des fois, il a des petits crochets, des petites feintes, qui me font douter de son poste », se marre Adam. Excellent avec le rafraîchissant Lorient de Régis Le Bris, Talbi sait trop bien que tout peut s’écrouler très vite. Alors il profite, tout en sérénité. Le voilà aujourd’hui titulaire dans une Coupe du monde. Face aux Bleus, ce sera un affrontement symbolique de son histoire personnelle, mais aussi l’occasion d’assumer son statut de taulier de sa sélection nationale. Chose qu’il a déjà pu montrer face au Danemark (0-0) et à l’Australie (0-1) où il a été performant à chaque fois. « Il a pris une place très importante au sein de la sélection, confirme Selim Benachour, ancien numéro 10 du PSG de Ronaldinho, et aujourd’hui adjoint du sélectionneur, Jalel Kadri. L’homme est attachant et a ce désir d’apprendre tous les jours. » Après avoir marqué à Paris, au Parc des Princes, lors d’un amical entre le Brésil et la Tunisie (1-5) en septembre, Montassar Talbi avoue avoir « plusieurs émotions qui émergent » quand on lui parle de jouer un Mondial. « C’est un rêve de gosse. Se souvenir d’avoir regardé la Tunisie lors de la Coupe du monde 2006 et se dire que je représente le pays dans un Mondial aujourd’hui, c’est exceptionnel. Je ne peux pas trouver d’adjectif encore plus fort. Quand je me vois deux ou trois ans auparavant, dans le dur… Malgré tout ce que j’ai vécu, j’ai pu avoir mes ambitions et mes rêves en tête. Ce sont eux qui m’ont guidé. » Suivez Montassar, quelque chose nous dit que ce grand voyage est loin d’être fini.
Par Timothé Crépin
Tous propos recueillis par TC