- Rétro – Ce jour-là – 31 mai 1942
Tu nous vois, Adolf, jouer au football ?
Il y a exactement 72 ans avait lieu dans un Leningrad en plein siège nazi l’un des matchs les plus forts en émotion de l'Histoire avec un grand H. Un amical entre les deux clubs de la ville (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), avec pour enjeux de redonner le moral à une population dans une souffrance intense et de provoquer l’impitoyable ennemi, comme dans un dernier souffle de vie.
C’est une histoire qui nous éloigne pour un temps de l’actualité Coupe du monde et ses préparatifs. En vérité, le seul point commun liant ce jour de commémoration du 31 mai 1942 et la compétition imminente qui va avoir lieu au Brésil, c’est qu’il est question dans les deux cas de football. Un ballon, un terrain, vingt-deux joueurs. C’est peu. Pour le reste, le contexte des évènements qui ont eu lieu il y a 72 ans a plus à voir avec une autre actu : celle de l’anniversaire du 6 juin qui va se tenir sur les plages de Normandie dans les jours à venir, en présence des grands de ce monde. Le 6 juin 1944, le début de la fin du cauchemar. Deux ans quasi jour pour jour avant, nous sommes encore en plein dans ce fichu cauchemar quand a lieu ce match presque irréel de Leningrad. À ce stade, un petit cours d’Histoire s’impose. Au début de l’été 1941, les nazis lancent l’opération Barbarossa, qui vise à envahir militairement l’URSS. Si les premières conquêtes sont spectaculaires et rapides, l’avancée allemande se heurte en septembre aux portes de Leningrad, aujourd’hui redevenue Saint-Pétersbourg. La ville est à l’époque peuplée de 2,5 millions de personnes. Si Leningrad tombe, il ne reste plus qu’à faire tomber Moscou pour faire tomber le pays. Alors il faut tenir, tenir, tenir, quoi qu’il en coûte. La résistance s’organise face à l’ennemi, lequel décide alors de changer de stratégie en organisant le siège de Leningrad. Le but : couper la ville de ses accès avec le reste du pays. Sans ravitaillement, pense l’état major militaire allemand, la population locale va devoir capituler plutôt que de se laisser mourir. C’est mal connaître ce peuple fier et galvanisé qui, du 8 septembre 1941 au 27 janvier 1944, va résister à un interminable siège de 872 jours qui coûtera la vie à un nombre incalculable de victimes : un million de morts de faim au total d’après les estimations officielles, sans compter les victimes des affrontements.
4000 morts de faim par jour
Le premier hiver est le plus rude. Car, comme si la situation n’était pas déjà suffisamment catastrophique, le sort a voulu que les intempéries signent un accord particulièrement cruel avec les nazis. Certaines nuits, le thermomètre descend jusque -35°C. Et très vite, il n’y a plus rien à manger. Une seule voie d’accès permet un maigre ravitaillement : via un lac gelé, en traîneau, tout ça pour plus de 2 millions d’habitants ! (Un demi-million a été évacué à la hâte au début du siège.) En janvier 1942, 4000 personnes meurent de faim chaque jour, dont beaucoup d’enfants. Il faut s’imaginer ce que ça représente, 4000 morts de faim par jour… Leningrad se mue en un mouroir géant. En avril, les Allemands pensent qu’il n’y tellement plus grand-monde encore debout qu’ils envisagent de mettre un terme au siège. S’ils ne planifient pas de repartir à l’offensive, disent-ils, c’est seulement parce qu’ils imaginent que Leningrad est un tel nid à maladies qu’ils craignent pour la santé de leurs soldats. Et pourtant, il reste encore du monde vivant à Leningrad ! Affaibli mais sacrément fier. Lorsqu’ils apprennent que les Allemands croient tout le monde mort ou malade en ville – des tracts de propagande ont été jetés par voie aérienne – deux anciens joueurs du Dynamo Leningrad ont une idée : défier Hitler et les nazis en organisant un match de football. Quoi de plus provocateur face à la mort que la pratique d’une activité physique ?
Des ouvriers pour faire le nombre
Avant que la guerre n’éclate, le Dynamo Leningrad était l’une des meilleures formations d’URSS. Quand la saison 1941 de football est interrompue à cause de l’opération Barbarossa, le club est deuxième de première division, derrière le Dynamo Moscou. Un autre club de Leningrad joue en élite : le Zénith, plus modeste, qui oscille entre D1 et D2. L’initiative des deux joueurs du Dynamo est exploitée par les instances politiques locales, qui voient dans l’organisation de ce match un bel outil de propagande pour redonner courage et fierté à la population et aux troupes. Pour l’occasion, certains footballeurs de la ville partis au front ont même droit à une permission spéciale pour revenir à Leningrad disputer ce match historique. C’est surtout le cas du côté du Dynamo, qui est traditionnellement l’équipe de l’armée et de la police. Le Zénith est plus le club des ouvriers. Certains de ses joueurs sont déjà morts, d’autres sont trop faibles pour répondre à l’invitation. Pour faire le nombre, on fait appel à quelques hommes plus ou moins valides qui savent taper dans un ballon, des ouvriers de la grande usine de métal de la ville, qu’on réunit sous l’appellation « Nevsky Zavod » .
Assommé par une tête
Le match Dynamo contre Nevsky Zavod est programmé pour le 31 mai 1942. Il devait initialement se dérouler au stade du Dynamo, mais les bombardements l’ont rendu impraticable, alors il faut se contenter du terrain annexe. Les deux équipes s’entendent sur un raccourcissement de la durée du match, pour préserver la santé des joueurs les moins en forme. Ce sera deux fois trente minutes. Malgré ces précautions, certains tombent dans les pommes, péniblement relevés par leurs coéquipiers. La légende raconte qu’un joueur du Zénith, qui était hospitalisé pour dystrophie et a obtenu une permission spéciale pour disputer ce match, s’écroule sur le terrain après avoir tenté une tête qui l’a assommé. À la mi-temps, aucun joueur n’aurait souhaité s’asseoir pour se reposer, car tous étaient trop conscients que ça allait certainement être trop dur de se relever pour disputer la seconde période. Ambiance « On achève bien les chevaux » … Mais l’essentiel est que ce match, disputé par une belle journée ensoleillée, est bien allé à son terme, avec un score anecdotique de 6 à 0 en faveur d’une équipe du Dynamo en meilleure forme (les appelés au front avaient au moins leur ration quotidienne de nourriture…). Il n’aurait été vu que par une centaine de personnes – dont beaucoup de blessés de l’hôpital situé à proximité immédiate du terrain –, mais les exploits des 22 joueurs ont été largement relayés par les journaux et la radio, ce qui a permis d’entretenir le mythe d’un match décisif pour redonner le moral à une population et à une armée en grande souffrance. Un deuxième match a même été organisé quelques jours plus tard, le 7 juin 1942. Toujours d’après les récits de l’époque, il se serait disputé en pleine phase de bombardement de l’ennemi, mais serait une fois encore allé à son terme (score final : 2-2). Deux parties de football, comme deux pieds de nez au plan machiavélique d’Hitler. Leur importance dans la grande histoire a bien sûr été minime, mais leur portée symbolique s’avère immense.
Par Régis Delanoë