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Tristan Diaz : « Quand le ballon passe sous ton moignon, t’es un peu deg »
Bloqué à Istanbul à cause d'une grève des fonctionnaires d'Air France, le milieu offensif de l'équipe de France pour amputés revient sur l'Euro des Bleus, terminé à une espérée septième place. Le premier pour lui, car, il y a quatre ans, ce commercial évoluait encore chez les valides. Jusqu'à ce jour d'été qui vit se dérouler l'accident qui lui coûta un tibia.
Un bon joueur de foot valide fait-il forcément un bon joueur de foot amputé ?(Il hésite longuement.) J’ai envie de te dire oui, parce que même s’il existe une grande différence dans la pratique, ceux qui pratiquent le foot pendant des années en valides ont une intelligence de jeu beaucoup plus élevée que ceux qui commencent directement en amputés.
Donc si Eden Hazard se fait amputer demain, il peut venir gratter son Ballon d’or ?Ah, c’est Eden Hazard quand même… tu m’aurais dit un joueur de Ligue 1 banal peut-être pas, mais là, Eden, tu lui donnes six mois et c’est le meilleur du monde. (Rires.) S’il bosse et qu’il est motivé, il apprendra vite à se servir de ses béquilles. Ceux qui vont le plus vite sont ceux qui utilisent leurs béquilles tous les jours. Moi, par exemple, je suis en prothèses au quotidien, donc je vais forcément aller moins vite qu’un type qui béquille depuis l’âge de neuf ans.
Au moment de l’accident qui t’a coûté ton tibia droit, tu bossais dans une entreprise de menuiserie à côté de tes études de commerce. C’était quoi, de l’intérim ?Je suis encore étudiant actuellement, je suis en alternance, en fait. Je suis chargé d’affaire pour une entreprise de menuiserie, et je suis en première année de Master entrepreunariat. Mon accident est un accident de travail, à l’époque je travaillais dans une cave coopérative. Je suis de Montpellier, donc nous dans le Sud, le vin… voilà quoi. Il y a des machines dans les caves qui s’appellent des pompes à marc. J’étais à l’intérieur, il y a eu un problème et la machine s’est mise en marche. Mes deux jambes ont été aspirées dedans. J’en ai gardé une et puis j’ai perdu l’autre.
C’est quoi cette machine ?C’est une espèce de tube avec des lames en fer au fond dont tu te sers pour sortir le marc de raisin. Ça broie le raisin et fait filtrer le jus vers les canalisations. Ça ne m’a pas coupé la jambe nette, elle a plus été broyée. Écrasée, on va dire. Mais je l’ai quand même gardée trois semaines après l’accident, les médecins ont essayé de faire quelque chose…
Quelle vision tu as sur le moment ?Franchement, c’est étrange comme sensation. Quand tu vois ça, tu as peur de finir dans un fauteuil roulant, en fait. À ce moment précis, je ne pensais pas que j’allais pouvoir remarcher un jour. J’avais une vision un peu fatale. Je ne savais pas que la technologie fabriquait de supers prothèses et que j’allais pouvoir marcher quelques mois plus tard.
Les victimes de ce genre d’accident disent souvent qu’elles n’ont pas mal sur le moment…Ouais, c’est plus du stress et de la peur. J’avais mal quand même, hein, mais c’est étrange. Je ne sais pas comment t’expliquer. J’étais conscient, pourtant je pensais plus à ce qui allait se passer après. Je n’étais pas vraiment dans le moment. Ce n’est pas la douleur qui prenait le dessus, c’était la peur. Ils ont arrêté la machine direct, sinon j’y passais entièrement. Et les pompiers sont arrivés au bout de cinq minutes, après je ne me souviens plus de rien.
Ça fait quoi à 21 ans de s’entendre dire qu’on va être amputé ?Les médecins m’ont dit que si je voulais garder ma jambe, ils devaient prendre des muscles et des os du dos, de partout. Et que je n’allais récupérer au maximum que 15% de mes capacités, boîter toute ma vie… ça aurait plus ou moins été un pied mort. Franchement, on n’accueille pas très bien la nouvelle. Après, niveau handicap, il y a bien pire. J’aurais pu terminer en fauteuil roulant, or je marche. J’ai une prothèse que je porte à l’école, ou au travail, ça ne se voit pas. Ça fait chier, ouais, mais ce n’est pas dramatique.
Une élimination en quart de finale de l’Euro face à l’Angleterre, ce n’est pas vraiment un résultat dont pourrait se satisfaire l’équipe de France de football. Mais pour vous, c’est objectif rempli, pas vrai ?On est contents parce que l’objectif, c’était de sortir des poules pour se qualifier pour la Coupe du monde au Mexique l’an prochain. On termine septièmes en se faisant sortir 2-0 en quarts de finale par les Anglais, qui ont perdu hier (lundi dernier, ndlr) contre les Turcs en finale. D’ailleurs, c’est énorme, il s’est passé un truc de dingue : la finale s’est jouée au Vodaphone Park de Beşiktaş et il y avait 40 000 personnes dans le stade. C’était incroyable. C’était le record d’affluence dans l’histoire du football amputé. En plus, les Turcs sont déchaînés, il y avait une ambiance de folie dans les tribunes. Là-bas, il y a une vraie ferveur autour de ce sport, les joueurs sont tous des stars. Ils ont des sponsors, ils sont payés, ils s’entraînent tous les jours… C’est comme si l’équipe nationale jouait, en fait.
Il paraît que vous avez passé une belle nuit de fête ce soir-là, vous êtes allés où ?On est sortis à Istanbul. (Rires.) Non, mais normal ! On est allés dans un club, le Lacos club, mais il y avait le crocodile de Lacoste en logo géant. Comme ils n’ont pas le droit d’afficher la marque Lacoste… Les Turcs font ça comme ils peuvent.
Ils passaient quoi comme musique ?Honnêtement ? Je m’en rappelle plus trop. (Rires.)
Est-ce qu’il y a un aspect du foot que ton handicap rend plus simple ?Déjà, j’étais droitier et j’ai perdu ma jambe droite. Pas pratique. J’ai joué quinze ans au foot en valides, donc ça va, j’avais un bon pied gauche. Je me démerdais pas mal. En béquilles, on peut faire quelques appuis qu’on ne peut pas se permettre en football valide, on va dire. C’est un sport qui peut être très spectaculaire, c’est plus facile de se lancer pour une bicyclette. Ce qui est compliqué, c’est surtout la condition physique qu’il faut avoir pour tenir un match entier. Sur des béquilles, tu as tous les muscles qui travaillent : le haut du corps, les dorsaux, les épaules… En plus de cela, tu dois avoir une musculation nécessaire dans ta jambe valide pour bien te propulser et être le plus rapide possible. Donc finalement à part quelques acrobaties, il y a assez peu d’avantages. (Rires.) J’étais milieu de terrain, donc j’ai toujours joué des deux pieds, niveau précision ça va. Ce que j’ai un peu de mal à retrouver, c’est la puissance que j’avais dans la jambe droite.
Tu te souviens de ton premier match en béquilles ?Je me souviens que la première fois que j’ai reçu le ballon, j’ai voulu contrôler avec ma jambe droite, comme d’habitude. Du coup, le ballon est passé sous mon moignon. Là t’es un peu dég’, quoi. (Rires.)
Vous vous faites des tacles sur vos jambes valides ?On n’a pas le droit de tacler ! On fait faute si on tacle ou si on pose le moignon par terre. C’est une question d’équité, parce qu’il y a des amputés tibiaux et des amputés fémoraux. Celui qui est amputé du tibia a un moignon beaucoup plus long que celui qui n’a presque pas de jambes, donc c’est un avantage. On peut tacler le ballon, mais pas l’adversaire. Il y a un engagement dans ce sport, il ne faut pas croire ! Il faut y aller. Personne n’a peur. Je sais que si demain je m’entraîne avec des féminines ou des vétérans, je n’hésiterai pas à leur dire : « Rentrez-moi dedans, il n’y a pas de problème ! » C’est plus moi qui peux leur faire mal que l’inverse.
Votre sport n’est pas reconnu par la Fédération française Handisport, pourquoi ?Leur excuse, c’est que l’on n’est pas assez nombreux et que l’on ne peut pas organiser de championnat national. En gros, on est une trentaine sur le territoire. On n’engendre pas assez d’intérêt, donc on n’a pas de poids. Mais ce qu’il s’est passé lors de cette finale va faire le tour du monde, cela prouve que l’on peut quand même attirer les foules. Cela plaît aux gens, et j’espère que cela va nous aider à avoir un peu plus d’aide.
Au fait, est-ce qu’il y a des amputés du haut du corps ?Les gardiens sont amputés des membres supérieurs. C’est l’inverse en fait. Ils ont leurs deux jambes normales, mais souvent ils leur manquent un bras. Qu’ils aient un bras long ou court, ils jouent avec leur bras coincé dans le T-shirt, de toute façon.
Du coup, l’objectif, c’est clairement de tirer du côté où ils n’ont pas de bras…Bah un peu, ouais ! Après, le plus facile pour marquer dans ce sport, c’est de tirer à ras de terre. On joue sur des demi-terrains, ceux de foot à sept, et les cages sont plus petites. Les frappes à ras de terre du côté amputé, c’est ce qui marche le mieux.
Propos recueillis par Théo Denmat