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Trafics de Skënderbeu
Soupçonné par l'UEFA d'avoir truqué le nombre ahurissant de 53 matchs entre 2010 et 2016, le club albanais de Skënderbeu risquerait d'être banni dix ans de toutes compétitions européennes. L'aboutissement logique d'un cycle ininterrompu de corruption, qui ne trompait de toute façon plus grande monde depuis bien longtemps.
« Skënderbeu a truqué des matchs de football comme personne ne l’a jamais fait dans l’histoire du jeu. » Cette fois-ci, l’UEFA a décidé d’y aller franco. Dans un rapport déterré par le Guardian, l’Union des associations européennes de football décortique comment ce club de la ville de Korçë est devenu le maître absolu du trafic de résultats. Une magouille qui fonctionne à grande échelle depuis la saison 2009-2010. Et qui devenait beaucoup trop apparente pour échapper à la vigilance du gendarme européen.
Tournez magouilles
Un chiffre illustre le problème posé par Skënderbeu : cinquante-trois. Comme le nombre de matchs suspects du club que le Betting fraud detection system (BFDS), le département associé à l’UEFA en charge de détecter les paris frauduleux, a identifié depuis 2010. Une tricherie à grande échelle qui prend donc source au début de la décennie : en 2011, le club conquiert son premier titre national depuis 1933. Tout sauf un hasard : la saison 2009 voit débarquer au sein du club de Korçë, une ville de 75 000 âmes au sud-est du pays, un certain Ridvan Bode. Un homme qui pèse, puisqu’il est alors ministre des Finances de Sali Berisha, Premier ministre albanais de 2005 à 2013. Et qui commence ainsi à investir de l’argent dans le club, en ambitionnant probablement de devenir maire de Korçë en gagnant en popularité via le football. « Dès 2011, Skënderbeu remporte le championnat. Le club est alors identifié comme l’équipe du pouvoir, qui bénéficie d’avantages illicites. » pose Falma Fshazi, chercheuse au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques et auteur d’une étude sur l’histoire contemporaine du football albanais.
Petits arrangements entre amis
Des coups de pouce en tout genre, rendus possibles grâce à l’influence tentaculaire de Ridvan Bode, à en croire le rapport de l’UEFA : « Monsieur Bode possède le pouvoir, les connexions et les connaissances pour influencer les résultats des matchs de Skënderbeu, et c’est ce qu’il a fait au fil des ans. » Pour favoriser les siens, l’homme politique a plusieurs cordes à son arc. D’abord, faire jouer ses relations, comme avec son ami député Dashnor Sula, principal pourvoyeur financier du club de Shkumbini, autre pensionnaire de l’élite albanaise. En 2010 et 2012, le BFDS repérait ainsi deux matchs entre Skënderbeu et le Shkumbini, remporté par le club de Korçë. Deux rencontres que l’UEFA estime truquées, pour coller au scénario qu’ont « anticipé » de nombreux parieurs suspects.
« Si tu gâches tout, je te détruirai »
Le trucage de matchs pour faire gagner le gros lot à des parieurs audacieux serait même un exercice dans lequel Skënderbeu est passé maître. En 2015 et 2016, Skënderbeu s’inclinait ainsi 5-1 et 3-0 face au Sporting Portugal et au Lokomotiv Moscou, les scénarios des deux matchs correspondant quasiment à la lettre à ce qu’envisageaient certains paris. En Albanie, Bode n’hésite aussi pas à faire parfois ouvertement usage de la manière forte pour arriver à ses fins. En 2011, l’ancien coach du Dinamo Tirana, Luis Manuel Blanco, faisait état d’une scène qui ne dépareillerait pas dans un bon vieux film de Scorsese : « Avant la seconde mi-temps d’un match contre Skënderbeu, Bode est venu me voir. Il m’a dit « Si tu gâches tout, je te détruirai ». Puis il m’a expliqué que notre équipe devait perdre. Je ne pouvais pas en croire mes yeux, c’était épouvantable. »
Bourbier de corruption
À l’échelle nationale, les magouilles grandeur nature de Bode et de la direction du Skënderbeu permettent au club de remporter cinq fois le championnat entre 2011 et 2015. Sans provoquer un scandale médiatique. « L’opinion n’a pas pu être appuyée par les médias, car la corruption n’est pas un sujet très traité dans la presse, pointe Falma Fshazi. En Albanie, les grands médias sont très liés au pouvoir, ce qui limite leur pouvoir de dénonciation. Néanmoins, il y a énormément de tension dans le foot albanais : les clubs et supporters se reprochent sans discontinuer de mutuellement truquer les matchs… »
Ce contexte explosif incite finalement la Fédération albanaise à agir contre la gruge quasi institutionnalisée déployée par Skënderbeu. Lors de la saison 2015-2016, le club de Korçë remporte encore la Super League, mais voit son titre retiré dans la foulée. Puis il est condamné à entamer l’exercice 2016-2017 avec douze points de pénalité. Avant que l’UEFA ne se décide donc à enfoncer le clou, en faisant planer la menace d’une exclusion du club de toutes compétitions européennes pendant dix ans. Un bourbier de corruption au milieu duquel les fans du Skënderbeu tentent d’exister.
La semaine dernière, les supporters du club ont défilé en masse dans les rues de Korçë. Démontrant ainsi qu’ils veulent avant tout redevenir une force de soutien populaire, loin des manigances politiques et financières dont est victime leur club. Le maire de Korçë a, lui, envoyé une lettre au président de l’UEFA, Aleksander Čeferin, pour lui demander de ne pas « tuer l’espoir d’une nation entière pour le football » . Manque de pot, des inspecteurs de l’UEFA ont aussi reçu dans la foulée des menaces de mort anonymes, à la suite du dévoilement par le Guardian de l’enquête qui vise le club albanais. De quoi sûrement inciter Čeferin à garder Skënderbeu dans le viseur. Plutôt qu’à passer l’éponge sur une décennie de trafic.
Par Adrien Candau
Propos de Falma Fshazi recueillis par AC