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« Tous les enfants rêvent de devenir quelqu’un »

Propos recueillis par Maxime Brigand et Gabriel Cnudde, à Paris.
13 minutes
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Il n'a pas changé. La coupe est toujours soignée, le regard toujours aussi convaincu et les mains toujours aussi immenses. Vainqueur de l'Euro 92, légende de son poste, Peter Schmeichel était de passage cette semaine à Paris pour Carlsberg, partenaire officiel de l'Euro en France. L'occasion de voir que la détente n'a pas changé. Entretien.

Le début de l’Euro en France doit vous évoquer beaucoup de bons souvenirs. Où étiez-vous et que faisiez-vous quand vous avez appris que vous alliez finalement disputer l’Euro 1992 avec le Danemark ?Je terminais une première saison très décevante avec Manchester United. Nous avions perdu le titre dans les deux dernières semaines. Nous aurions dû le gagner, mais nous avons déconné. J’étais très déçu. Nous avions encore un match de préparation face à la CIS avec la sélection. Nous nous entraînions tous les jours pendant deux semaines. Nous n’étions pas vraiment en vacances : là-haut un petit peu (il montre sa tête), mais en bas pas du tout (il montre ses jambes). Tous les matins, nous venions nous entraîner. Le fameux jour, nous avions deux séances d’entraînement, une le matin et une l’après-midi. Nous déjeunions tous ensemble le midi. On y pensait, bien évidemment, mais on se disait tous : « Ça n’arrivera jamais, ils n’excluront pas la Yougoslavie comme ça. » C’était une décision très lourde de la communauté internationale. Ça ne touchait pas que le sport, c’était à tous les niveaux. Nous n’espérions pas ça, nous savions que c’était terrible pour le peuple yougoslave et pour les joueurs qui s’étaient qualifiés sur le terrain pour aller à l’Euro. Mais nous entendions les rumeurs d’exclusion. Puis d’un coup, elles sont devenues vraies. On nous a avertis et on a dû commencer la préparation. Peu importe comment on retourne la chose, on a quand même réussi à bien se préparer.

Avant la compétition, votre sélectionneur, Richard Møller Nielsen, a pourtant eu ces mots : « On va en Suède pour gagner le championnat d’Europe. » C’était vraiment l’objectif ? C’est facile de dire oui avec le recul, alors qu’on l’a effectivement gagné. Personne ne croyait vraiment qu’on pouvait faire un coup. Mais l’ambiance dans le groupe était bonne. Si on met les deux premiers matchs de qualification de côté, on était la meilleure équipe du groupe. Nous savions que nous avions le niveau pour bien figurer pendant cet Euro. Notre ambition, c’était surtout d’y aller et de bien figurer. Nous ne voulions pas venir, perdre trois matchs et rentrer à la maison pour être oubliés pour toujours. Beaucoup de jeunes joueurs avaient vécu ça quatre ans plus tôt en Allemagne, moi le premier. Je pense que c’était une bonne expérience de perdre des matchs, mais nous ne voulions pas revivre ça en Suède.

On entend souvent parler de la bonne ambiance de l’équipe pendant la compétition sans jamais en savoir plus. Qu’est-ce qui a fait naître cette atmosphère au sein du groupe ? Je pense que c’est un peu l’histoire du football danois qui s’écrivait avec nous. Il faut que tout le monde comprenne que le Danemark a développé le football professionnel très tard. Le football n’est devenu professionnel qu’en 1978. Jusqu’à cette date, il fallait être amateur pour jouer pour l’équipe nationale. Nous étions très en retard sur les autres pays européens. Grâce à cette loi, et grâce à Carlsberg, les choses ont changé. Carlsberg croyait au potentiel du football au Danemark. Ils ont investi beaucoup d’argent. Ils sponsorisaient l’équipe nationale, ils créaient des compétitions. C’étaient les seuls à faire ça, les seuls à agir. Au début des années 80, les joueurs ont commencé à emmagasiner de la confiance, d’où la qualification pour l’Euro 1984. Un Euro qui s’est terminé en demi-finales face à l’Espagne, aux tirs au but ! En 1985, il n’y avait toujours pas de clubs professionnels au Danemark. Quand Brøndby est passé professionnel à plein temps en 1986, les joueurs du club sont devenus des leaders. Nous devions tracer le chemin à suivre pour les générations futures. L’équipe du Danemark était en fait presque l’équipe de Brøndby. Et nous devions nous battre contre toutes les critiques, tous les gens qui pensaient qu’on n’arriverait à rien. Nous sommes restés ensemble, soudés comme aucun autre groupe de joueurs. Et cet esprit est resté en 1992. Tout vient de Brøndby et de ce groupe de joueurs dont je faisais partie. On était habitués au fait que les gens ne croyaient pas en nous, pas en notre football. On était blindés contre ça, on vivait dans un groupe incroyablement joyeux et soudé.

Je sais qu’aujourd’hui, tout le monde n’a d’yeux que pour les statistiques. On le voit pendant les séances. Un gars du staff arrive avec une feuille de statistiques pour conseiller le gardien. Mais moi, quand on me parlait de statistiques, je me disais juste : « Et si jamais il ne la met pas là où il est censé la mettre ? »

Et un groupe qui voulait à tout prix manger au McDonald’s…Ah oui… Ça fait partie des choses qu’il faut faire pour préserver la vie de groupe. Pas forcément aller au McDonald’s, mais casser la routine. C’est vraiment très ennuyeux. Vraiment. Vous vous imaginez devoir rester avec les mêmes personnes tout le temps pendant cinq ou six semaines ? En 1998, en France, nous étions ensemble pendant sept semaines ! C’est extrêmement long ! Si on ne fait rien qui sort de l’ordinaire, on craque. Le coach le savait. On passait devant le McDonald’s tous les jours et on disait : « Hé allons-y, allons-y ! » On savait très bien qu’on n’aurait pas le droit d’y aller, mais on espérait quand même. Le coach a voulu nous rendre heureux, mettre un sourire sur nos visages en nous donnant la permission. On jouait aussi beaucoup au mini-golf. En 1998, on jouait énormément au golf en France. On était dans l’hôtel d’un golf. Je pense que notre joli parcours est aussi à mettre sur le compte de ces moments. Nous étions capables de nous éloigner du football pour deux ou trois heures.

Lors de l’Euro 1992, vous sortez un tir au but de Marco van Basten en demi-finale pour qualifier votre équipe. Quand avez-vous décidé de quel côté plonger ? Je me décidais systématiquement avant le début de la séance. Je décidais pour tous les tirs de quel côté plonger et je m’y tenais. Je sais qu’aujourd’hui, tout le monde n’a d’yeux que pour les statistiques. On le voit pendant les séances. Un gars du staff arrive avec une feuille de statistiques pour conseiller le gardien. Mais moi, quand on me parlait de statistiques, je me disais juste : « Et si jamais il ne la met pas là où il est censé la mettre ? » Je ne pense pas que les joueurs savent où ils vont tirer. Je pense qu’ils se décident au dernier moment, au moment de poser le ballon. J’ai tiré beaucoup de penaltys, j’en ai marqué, j’en ai raté. À chaque fois, je me décidais pendant que je me dirigeais vers le point de penalty, jamais avant. Aujourd’hui, je suis convaincu que tous les joueurs font pareil. Je suis absolument certain que tout le monde choisit dans les vingt secondes qui précèdent le penalty. En tant que gardien, j’avais donc pris la décision de parier avant le début de la séance. Comme ça, je suis en contrôle et responsable de tout. Si je l’arrête, c’est entièrement grâce à moi. Si je le rate, c’est entièrement à cause de moi, de mon choix.

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Vous avez longtemps joué au handball. En quoi cette expérience vous a aidé dans votre carrière de gardien de but ? Le handball m’a énormément aidé. J’ai appris l’art de boucher les angles, de faire croire aux attaquants que j’étais plus grand que le but. J’ai surtout appris que peu importe la manière de faire un arrêt. Tout ce qui compte, c’est de le faire. J’ai vraiment utilisé tout ce que j’ai appris au handball tout au long de ma carrière. J’ai quand même joué au handball jusqu’à ce que je devienne un footballeur professionnel. C’est un sport dangereux pour les mains et les chevilles. En plus, moi, je jouais gardien et joueur de champ.

Et Kasper joue aussi au handball ? Non, non. Il a grandi en Angleterre, vous savez. La première fois que les Anglais ont entendu parler de handball, c’était lors des Jeux olympiques de 2012. Et ils ont absolument adoré ça. C’était le sport dont les gens parlaient le plus !

Quand je travaillais dans l’usine de textile, je bossais avec des gars qui nourrissaient leurs familles avec ce boulot ! Des gars qui avaient la vie dure. À moins d’être un bâtard insensible, ça t’aide à prendre du recul, à réfléchir sur la vie.

Comment se fait-il qu’un jeune handballeur danois rêve de devenir footballeur professionnel en Angleterre, pour Manchester United ? Tous les enfants rêvent de devenir quelqu’un. Je jouais au football tous les jours. Et nous devenions tous quelqu’un. À cette époque, les équipes à la mode étaient Leeds, Liverpool, puis Nottingham Forest. En hiver, pendant trois ou quatre mois, la télé retransmettait un match anglais le samedi après-midi. À part ça, nous n’avions rien. Le football anglais était le seul football qu’on connaissait. Je n’ai aucune idée de pourquoi je suis tombé amoureux de Manchester United, mais c’était plus fort que moi. C’était peut-être les noms qui m’inspiraient : Bobby Charlton, George Best. Et vous savez, quand les enfants ont un rêve, ce dernier est relativement tenace. Et quand on jouait, on n’était plus nous-mêmes, on devenait les joueurs qu’on aimait. On s’appelait par leurs noms. On faisait les commentaires du genre : « Best passe à Charlton, Best et buuuuuuuut ! » Vous connaissez ça, on connaît tous ça. Et puis les gens ont commencé à me dire que j’avais un talent. Mais pour tout de suite me dire que peu importe ce que je voulais faire, je n’y arriverais pas. « Tu ne peux pas le faire. Personne ne peut vivre du football » , c’est ce qu’on me disait tout le temps. Quelque part, ça m’a aidé. Je me disais : « Je vais leur montrer, moi. » Je voulais leur prouver qu’ils avaient tort.

Dans votre jeunesse, vous avez collectionné les petits boulots (homme de ménage, ouvrier dans une usine de textile) et prouvé que vous étiez un gros bosseur. Tout ça a dû énormément vous aider à accomplir votre rêve, non ? Certainement. Je ne suis pas allé à l’université. Je voulais avoir le temps de jouer au football. Donc j’ai accepté tous ces petits boulots. Je ne voulais pas m’engager dans une longue scolarité. Mes parents le voulaient. On discutait souvent, ils n’étaient pas contents et ne comprenaient pas mes choix. Mais je pense que tout ça m’a aidé. Quand je travaillais dans l’usine de textile, je bossais une semaine le matin et l’autre l’après-midi. Je savais que j’étais là pour peu de temps, que ça n’allait pas être toute ma vie. Mais je bossais avec des gars qui nourrissaient leurs familles avec ce boulot ! Des gars qui avaient la vie dure. À moins d’être un bâtard insensible, ça t’aide à prendre du recul, à réfléchir sur la vie. J’ai eu beaucoup de boulots différents. J’ai appris plein de trucs différents. Très tôt, j’ai appris à regarder la vie sous plein d’angles différents. Quand j’étais agent d’entretien, j’ai bossé dans des prisons. Ce ne sont pas des endroits sympas. Christ ! (Il marque une pause) Je pense que toutes ces expériences m’ont beaucoup aidé, oui. J’ai compris ce qu’était la vie. Les gens pensent que la vie de footballeur est exceptionnelle, que tout le monde s’occupe de tout pour toi. Quand t’y arrives, tu te rends compte que ce métier est aussi difficile que tous les autres. C’est simplement différent. Ce n’est pas glamour. Quelques personnes veulent te le faire croire, mais c’est faux. Ceux qui vivent comme ça durent quoi ? Un an, deux maximum. Les gars qui arrivent à monter tout en haut en partant de tout en bas sont ceux qui savent prendre du recul.

Et comment avez-vous utilisé cette expérience sur le terrain ?Je pense que j’ai appris à développer une certaine rigueur. On voit aujourd’hui des dizaines de joueurs qui sont incroyablement doués. Et je me dis : « Il peut vraiment faire ça avec ses pieds ?! » Mais la plupart ne jouent pas dans une équipe professionnelle. (Il se lève) Je ne sais pas si vous jouez au golf, les gars. Vous connaissez les « trick shots » ? J’en ai vu récemment. Un mec est debout sur une gym ball, en équilibre. D’une main, il jongle une balle de golf avec un club. Dans l’autre main, il a un drive. D’un coup, il lève la balle et tape dedans avec le drive. (Il se rassoit) Mais ce mec ne sera pas professionnel. Parce que comme au football, ce n’est pas une question de technique, mais de mentalité. C’est pour ça que Gary Neville, qui n’était pas le meilleur footballeur techniquement parlant, est devenu une légende. Il avait la meilleure mentalité que je n’ai jamais vu de ma vie. Le sport professionnel, c’est difficile. Regardez Serena Williams dimanche dernier. Elle était dans un mauvais jour et elle a perdu. Mais c’est une championne au mental d’acier. Croyez-moi sur parole, elle va gagner Wimbledon. Je vous le garantis.

Je suis persuadé qu’il y a un lien très fort entre le fait de jouer de la musique et de jouer au football. Une équipe repose sur un rythme et le comprendre, c’est comprendre le jeu

Votre fils, Kasper, a lui aussi un mental d’acier…Kasper a suivi le parcours le plus difficile qui soit. Je suis persuadé qu’il aurait pu jouer plus à Manchester City. Il s’est entraîné comme un malade, a bossé pour faire son trou dans l’équipe première. Tout ça pour jouer sept matchs. Il a tout construit pour tout se voir retirer d’un coup. Il n’a eu aucune explication. Il est passé de numéro un à numéro deux. Puis de numéro deux à numéro trois. À cette époque, il était jeune. C’était un long tunnel sans lumière. Il n’a jamais été encouragé. À ce moment-là, il a essayé de relancer sa carrière seul. Il est parti quatre divisions en dessous et est devenu bon avec Notts County. Puis il est parti à Leeds. Mais là encore, le manager ne lui a pas adressé la parole pendant un an. Sans aucune raison. Toute sa carrière suit le même modèle : il se redresse avant de se faire coucher. Et tout ça parce qu’il est le fils de quelqu’un. S’il n’avait pas été mon fils, il aurait eu plus de chances. Il aurait été traité plus équitablement. On l’aurait regardé comme un bon joueur au lieu de tout le temps dire : « Il n’est pas aussi bon que son papa. » Il n’a jamais abandonné et il a convaincu tout le monde qu’il était assez bon. Il est devenu, pour les Anglais, un des meilleurs gardiens du monde. Ce parcours l’a beaucoup aidé. Il a une mentalité de vainqueur. Je suis extrêmement fier que ce soit mon fils, et pas le fils de quelqu’un d’autre. (Rires)


En parlant de relation père-fils : votre père était un musicien chevronné. Vous a-t-il transmis sa passion ? Oui ! Mon père a toujours voulu que je devienne musicien à mon tour. Il me forçait à jouer du piano. Moi, je ne voulais pas. Plus tard, j’ai eu le droit de choisir un instrument. J’ai choisi la guitare. Ensuite, j’ai voulu me remettre au piano. À l’école, j’ai appris à jouer de la batterie. Je jouais trop d’instruments pour devenir vraiment bon avec l’un d’entre eux. (Rires) Je joue encore de tous ces instruments, mais je ne suis pas très bon. Je suis trop vieux maintenant. Avec du recul, je me dis que mon père avait raison. J’aurai dû m’entraîner un peu plus… Je suis persuadé qu’il y a un lien très fort entre le fait de jouer de la musique et de jouer au football. Une équipe repose sur un rythme et le comprendre, c’est comprendre le jeu.

Donc être batteur, c’est un peu comme être gardien de but ?Je ne sais pas, peut-être. Mais dans ce cas, qui joue de la basse ? Le latéral gauche ? Le défenseur central ? Et les milieux, ils sont quoi ? Les guitares rythmiques ? L’ailier gauche est la guitare lead ? Mais qui est le chanteur ? L’attaquant ? Mouais… Mais qui joue de la trompette ? Moi, je pense que c’est le défenseur central, non ? (Rires)

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Propos recueillis par Maxime Brigand et Gabriel Cnudde, à Paris.

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