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Alors que l'enquête de la FIFA relative au transfert de Paul Pogba à Manchester United relève de nombreuses irrégularités, la seule sanction envisagée serait une amende de 60 000 euros à l'encontre de la Juventus. Comme un aveu d'impuissance de la part de la Fédération internationale, dont le pouvoir et la volonté de régulation sur le marché des transferts semblent de plus en plus insignifiants.
49 millions d’euros. Soit la commission touchée par Mino Raiola, dans le cadre du transfert de Paul Pogba de la Juventus à Manchester United, estimé à un total de 127 millions d’euros. Un chiffre astronomique qui laisse forcément songeur. Alors que la FIFA a ouvert la semaine dernière une enquête à l’encontre de la Juventus en raison des irrégularités constatées sur la transaction, retour sur un transfert dont les modalités frauduleuses ont progressivement été mises en lumière ces derniers mois.
Mino business
Concernant le transfert de Pogba, les enquêteurs ont relevé deux irrégularités majeures. La première porte sur la triple casquette d’agent de Raiola, qui représente à la fois la Juventus, le joueur et Manchester United. Une pratique interdite en France, mais autorisée en Angleterre, tant que l’agent informe toutes les parties ainsi que la Fédération anglaise, qu’il représente tous les acteurs du dossier. Mais, selon les documents en possession de la FIFA, Raiola n’a jamais informé Manchester United qu’il gérait aussi les intérêts de la Juve. Un conflit d’intérêts évident, alors que Raiola signait dans le même temps un contrat avec la Juventus, stipulant qu’il s’engage à « créer une guerre des enchères pour valoriser le joueur au maximum » . L’autre élément polémique du dossier concerne les modalités de rémunération de l’agent italo-néerlandais. En juillet 2016, la Juve signe avec Raiola un mandat de vente qui fixe le prix minimum de Pogba à 90 millions d’euros. Sur ces 90 millions, 20% reviennent à l’agent. Un intéressement qui s’élève ensuite à 60% pour chaque tranche de cinq millions supplémentaires dépensée au-delà des 90 millions par le club acheteur. Un pourcentage pharaonique qui, selon les informations dévoilées par Der Spiegel et analysées par Mediapartdans le cadre des Football Leaks, interroge les enquêteurs de la FIFA. Ces derniers jugent en effet que l’accord entre Raiola et la Juve s’apparente à de la TPO déguisée. Problème : la TPO, une pratique qui permet à un investisseur privé d’acheter et de détenir une partie des droits économiques d’un joueur, a été interdite par la FIFA en 2015. Dans le cadre du transfert de Pogba, Raiola a touché 60% des revenus du transfert pour tout excédent monétaire dépensé après 90 millions d’euros, comme s’il détenait la majorité des parts du joueur. Pas de quoi inquiéter réellement Mino, qui a indiqué que le transfert de Pogba ne pouvait techniquement pas être assimilé à de la TPO. « Ça me paraît abusif de parler de TPO déguisée » , confirme Jean-François Brocard, économiste du sport. « Ici, Raiola est rémunéré sur un mandat de vente comme le sont les agents, avec un intéressement beaucoup plus important quand la transaction dépasse 90 millions. Mais il ne détient aucun droit économique sur le joueur. » La nature du problème résiderait plutôt dans l’importance du pourcentage de la commission, qui atteint 60% au-delà du seuil fixé avec la Juventus : « Bien sûr, c’est ce niveau de pourcentage qui pose question dans le cas de Raiola. En France, théoriquement, la commission d’un agent, par exemple, ne peut pas excéder plus de 10%. »
Agents en liberté
Un plafonnement des commissions qui n’existe ni en Angleterre ni en Italie. « La FIFA avait fixé un pourcentage de 10% sur les commissions des agents, mais il n’a absolument pas été respecté. Depuis, elle a reculé sur cette réglementation et c’est aux fédérations de fixer des plafonds si elles l’estiment nécessaires » , poursuit Jean-François Brocard. Plus globalement, on assiste à un phénomène de déréglementation du métier d’agent de joueurs piloté par les grandes instances du football international. Depuis avril 2015, la FIFA n’exige plus de licence internationale pour exercer le métier d’agent. Elle demande simplement aux intermédiaires de se déclarer auprès des fédérations nationales et laisse ces dernières appliquer un cadre réglementaire minimal. Ce qui implique aussi que la FIFA abandonne toute autorité légale sur les agents de joueurs, qu’elle ne peut donc plus sanctionner en cas d’irrégularité. À défaut de pouvoir attaquer Raiola en justice, la Fédération se tourne donc vers la Juventus. Elle réfléchirait à infliger au club piémontais une amende ridicule de 60 000 euros. Pas surprenant, lorsqu’on examine les sanctions précédentes administrées par la Fédération aux clubs coupables d’avoir conclu des transferts irréguliers : en 2016, elle n’avait condamné le FC Séville, Twente et le club belge de Seraing qu’à de modestes amendes de 50 000, 170 000 et 138 000 euros pour ne pas avoir respecté les réglementations relatives à l’interdiction de la TPO.
« On a l’impression que la FIFA ne s’intéresse plus du tout à ces problèmes »
Surtout, la FIFA n’a pas trouvé de solution pour lutter contre les alternatives que les fonds d’investissements et agents ont mis en place pour contourner le bannissement de la TPO, comme la controversée TPI(Third party investment). À défaut de pouvoir acheter les droits économiques d’un joueur, les usagers de la TPI agissent comme des organismes prêteurs permettant aux clubs de financer les acquisitions de joueurs. Ce mécanisme produit des dérives et des conséquences similaires : la perte de contrôle des clubs et des joueurs sur la réalisation des transferts et leurs carrières. « La vérité, c’est qu’on a l’impression que la FIFA ne s’intéresse plus du tout à ces problèmes » , déplore Michaël Hajdenberg, en charge de l’enquête Football Leaks relayée par Mediapart. « Malgré toutes les irrégularités révélées par Football Leaks, ils n’ont pas pris une seule mesure. » De là à estimer perdue d’avance la lutte contre les dérives des agents et des clubs ? « Non, mais il faudrait changer d’échelle pour que ça bouge » , estime Michaël Hajdenberg. « Si on veut vraiment que ces activités soient mieux contrôlées, ça doit sortir du football, confirme Jean-François Brocard. On le voit avec le fisc espagnol qui se décide à prendre en main le dossier de l’évasion fiscale de Cristiano Ronaldo. Mais pour que ce soit le cas, il faut d’abord qu’il y ait des plaintes qui soient émises contre les agents et les clubs. » Un scénario qui ressemble encore à un doux rêve pour les pourfendeurs des pratiques abusives des agents, alors que ni Manchester United ni la Fédération anglaise – pourtant floués dans le cadre du transfert de Pogba – n’ont souhaité porter l’affaire devant la justice. Mino Raiola, lui, va sans doute pouvoir dormir encore longtemps sur ses deux oreilles.
Par Adrien Candau
Tous propos recueillis par AC