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Pourquoi les médecins du foot poussent leur coup de gueule ?
Après les méchants arbitres qui faussent les matchs, une autre composante de la grande famille du ballon rond, les médecins, ne supporte plus de servir de bouc émissaire. La préservation de la santé des joueurs entre, il est vrai, souvent en conflit avec les enjeux financiers.
« L’infirmerie est pleine. » L’expression est courante dans la presse pour expliquer les difficultés en championnat de telle ou telle équipe, ou bien les échecs dans les compétitions européennes. Elle a aussi pour conséquence d’interroger la compétence du staff médical en charge de l’effectif. Les médecins qui officient dans les clubs se trouvent en effet confrontés à un dilemme singulier : ils doivent non seulement se préoccuper de la santé de leurs « patients », mais également s’assurer, du moins dans la tête de la direction, de la bonne marche de l’outil de production à crampons.
La montée exponentielle des enjeux financiers a rendu ce poste délicat, avec un statut bâtard entre médecin du travail et support technique. Il s’agit de prendre soin d’un sportif de haut niveau soumis à des contraintes physiques extrêmes et à un rapport à son corps singulier, mais ce dernier s’avère en lui-même un « actif » dans les comptes de l’entreprise. Et parfois, une entreprise à lui seul. Il n’est pas rare que les principaux concernés poussent ainsi de leur côté pour reprendre au plus tôt en ignorant les protocoles de base, qu’ils fassent fi des conseils de l’équipe médicale de leur employeur au nom de l’intérêt de leur carrière, quitte à menacer leur vie d’après, ou encore qu’ils possèdent leur propre « expert » avec stéthoscope payé à leurs frais. Ainsi, lors de son retour en Serie A en 2022, Paul Pogba avait dû prendre une décision difficile concernant son genou défaillant, entre pression de la Juventus et la perspective de rater le Mondial.
Victimes du turn-over
Autre illustration, plus largement : l’usage pour le moins déréglementé des infiltrations, dans l’espoir de revenir rapidement sur le terrain, souligne les dangers réels ou tentations mortifères qui planent sur cette catégorie particulière de travailleurs. Le cas dramatique de l’ancien Parisien Bruno Rodríguez, amputé à l’âge de 49 ans, avait mis en lumière les risques de cette pratique bien trop banalisée. La saison en cours a été particulièrement révélatrice de ce point de vue. Les médecins des clubs ont souvent été sous le feu des accusations ou des suspicions, notamment médiatiques. Une situation qui a poussé l’Association des médecins de club de football professionnel (AMCFP) à rendre public un communiqué pour défendre sa spécialité.
Le message ? « Les médecins du football méritent le respect de leur profession. » Il existe dans ce texte une dimension corporatiste qui peut être légitime, et un ras-le-bol devant le sentiment de parfois servir de fusible : « Il s’avère tout à fait inadmissible d’attaquer nominativement des confrères, dont l’expérience et l’expertise ne sont plus à démontrer, sur des faits étayés par de courageux informateurs anonymes “proches du dossier”. La médiatisation des “docs” nous est pratiquement toujours défavorable. Quand tout se passe bien, ce n’est jamais grâce aux staffs médicaux, mais quand le nombre de blessés augmente, on “interroge” les docs alors que notre activité se concentre surtout sur le diagnostic et la réduction d’indisponibilité des joueurs tout en préservant leur intégrité au maximum. »
Le corps médical se défend souvent au nom de sa connaissance d’un savoir qu’il serait le seul à maîtriser – y compris sa critique –, tout en s’estimant coincé par « le secret médical » qui l’« empêche malheureusement de répondre aux attaques et de (se) défendre ». L’AMCFP cite dans ce cadre l’exemple de Nordi Mukiele, dont la sortie contre Clermont (1-1) le 6 avril était survenue dans le cadre du tout frais « protocole commotion cérébrale ». Il appartient au médecin de prendre une décision qui, pour le coup, peut contredire l’envie du joueur et l’intérêt du club. Après des examens neurologiques de contrôle à passer dans les jours suivants, le défenseur du PSG a raté le quart de finale aller de Ligue des champions contre le Barça.
Le syndicat des médecins du sport tire surtout la sonnette d’alarme. Dans un contexte où la santé des footballeurs subit de plus en plus une terrible mise sous tension – on pourrait y ajouter l’augmentation du nombre de matchs et la santé mentale ou psychologique –, leur rôle va pourtant se révéler de plus en plus essentiel. Or « le turn-over rapide des coachs, des staffs techniques, des cellules de performances, des dirigeants, l’arrivée d’investisseurs étrangers favorisent le remplacement de médecins pourtant expérimentés et compétents, entraînant une baisse de qualité de suivi des joueurs ». Toujours bon de le rappeler : le footballeur ne se résume pas qu’à un salaire ou au prix d’un transfert. Il reste un salarié dont la santé doit être garantie par le droit du travail.
Par Nicolas Kssis-Martov