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Tottenham-Ajax, récit d’une histoire juive
Autorevendiqués clubs juifs par une frange non négligeable de leurs supporters, Tottenham et l'Ajax entretiennent un lien aussi puissant qu'ambivalent avec l'identité et la communauté juives. Récit d'une histoire faite d'exils, de symboles et d'étoiles de David en tribunes.
L’Europe entière s’attend évidemment à voir du spectacle. Du côté des Spurs comme des Ajacides, on a la réputation d’avant tout vouloir s’enjailler sur le terrain, plutôt que de bétonner sa propre surface de réparation. Les esthètes en salivent d’avance, mais la particularité de ce Tottenham-Ajax résonnera aussi en tribunes. Où l’on devrait voir des drapeaux à l’étoile de David fièrement brandis au détour des virages. Comme une évidence, pour deux clubs dont certains éléments identitaires empruntent beaucoup au symbolisme judaïque.
London Calling
Une drôle de spécificité, que partagent donc le club du nord de Londres et celui d’Amsterdam. Côté Spurs, voilà des décennies que les supporters s’identifient comme la « Yid army. » Un nom qui prend sa source dans une histoire qu’il faut rembobiner jusqu’en 1881, à des milliers de kilomètres de Londres, en plein Empire russe. Soit l’année du début des Pogroms, qui accouchent de violences et de meurtres à l’égard de milliers de Juifs, contraints d’émigrer pour des terres moins hostiles. « Environ deux millions de Juifs ont quitté l’Empire russe » , estime le journaliste Anthony Clavane, auteur de Does your Rabbi know you’re here ?, un livre sur l’impact et l’histoire de la communauté juive au sein du football anglais.
La plupart de ceux qui émigrent en Angleterre s’installent alors à Londres. Rapidement, le football est considéré comme un vecteur d’intégration décisif pour la communauté juive britannique : « La plupart des Juifs vivaient à l’Est de Londres, donc ils auraient dû théoriquement soutenir West Ham, déroule Clavane. Mais, à l’époque, les fans de ce club n’étaient pas très ouverts à l’accueil de ces supporters issus de milieux étrangers. C’était moins le cas à Tottenham, qui était aussi un club plus glamour, qui venait de remporter la FA Cup en 1901… Ensuite, de nombreux Juifs, dont certains étaient parvenus à avoir une meilleure assise financière, ont quitté l’East End pour les quartiers du Nord de Londres, où on supporte soit Arsenal, soit Tottenham. »
De l’Espagne au Jodenbuurt
La revendication du supposé caractère juif de Tottenham par ses propres fans n’interviendra cependant que bien plus tard, dans les années 1970, alors que la montée du racisme au sein de la société anglaise contamine certaines franges ultras de supporters. « C’est à ce moment-là que certains fans de Chelsea, et d’autres clubs rivaux des Spurs ont commencé à appeler les fans de Tottenham les « Yids »(youpins, N.D.L.R)ou encore à chanter à propos de l’Holocauste, précise Clavane. Sauf que, ce qui s’est passé, c’est que les fans des Spurs ont décidé de se réapproprier ce mot et de l’utiliser positivement, pour affirmer leur solidarité vis-à-vis de la communauté juive. »
Même causes, mêmes conséquences à Amsterdam, à partir de la fin des années 1970 : s’ils sont très loin du pouvoir de nuisance de leur équivalents anglais, certains groupes des supporters bataves s’en prennent aux fans et joueurs de l’Ajax, à coups de termes antisémites : « Beaucoup plus d’insultes à caractère antisémite se sont mises à être professées par des fans d’autres équipes du pays, pose l’écrivain et journaliste David Winner, auteur de Brilliant Orange, un livre de référence sur l’histoire du football hollandais. Les supporters de l’Ajax ont donc décidé d’adopter ce surnom de Joden (Juifs, N.D.L.R) ou d’afficher d’autres éléments en tribunes, comme l’étoile de David, comme un symbole honorifique. » Pourquoi cibler spécifiquement l’Ajax ? « Parce qu’Amsterdam est la ville associée à la communauté juive aux Pays-Bas, et il en est de même pour l’Ajax. L’ancien stade de l’Ajax, le Stadion De Meer, était d’ailleurs proche duJodenbuurt, le quartier juif d’Amsterdam. » Une réputation qui prend racine à la fin du XVIe siècle. Expulsée consécutivement par les royaumes catholiques d’Espagne en 1492, puis du Portugal en 1496, la diaspora juive retrouvera en la Hollande un port d’attache, à partir de 1581. Sept provinces bataves, jusqu’ici sous le joug de la couronne espagnole, se déclarent alors indépendantes. Protestantes et plus tolérantes à l’égard des autres religions, ces Provinces-Unies garantissent à tous le droit à la liberté de conscience. Elles attirent alors un nombre significatif de migrants juifs, dont une bonne partie s’installe à Amsterdam.
« Zone grise » et Superjoden
La suite de l’histoire sera pourtant beaucoup plus nuancée. Notamment sous l’occupation allemande, lors de la Seconde Guerre mondiale. Des temps troubles, où l’Ajax serait resté relativement neutre : « Les dirigeants et joueurs de l’Ajax ne sont pas, à quelques exceptions près, des collaborateurs, mais très peu deviennent des héros de la résistance, relate l’historien Paul Dietschy, en se référant aux travaux du journaliste et écrivain Simon Kuper, auteur de Ajax, the Dutch, the War, un ouvrage qui retrace l’histoire du club amstellodamois. Ils se situent surtout dans la « zone grise » des Hollandais et Européens attentistes et font preuve de cécité, volontaire ou non, face aux persécutions et aux interdits, notamment ceux qui entraînent les exclusions des clubs sportifs, qui frappent les membres de confession israélite. »
Une attitude relativement passive vis-à-vis de l’occupant nazi, que de nombreux historiens prêtent plus largement à la société hollandaise, là où l’opinion batave a longtemps baigné dans ce que certains décrivent comme le mythe d’un peuple résistant et protecteur de sa communauté juive. « L’histoire des juifs hollandais est extrêmement complexe et ambivalente, reprend David Winner. La prétendue résistance féroce des Pays-Bas face aux nazis semble relever du fantasme, mais Amsterdam a connu ses moments de bravoure, notamment quand, en février 1941, les dockers de la capitale ont massivement manifesté contre la persécution des juifs. À sa manière, l’Ajax incarne ces contradictions. » Rien d’étonnant en somme, à voir les fans des Lanciers s’affubler volontiers du nom de Superjoden. Soit les « Super Juifs » en VF, qui se dresseront donc face à la Yid army des Spurs. Deux surnoms savoureux, comme une bonne vieille blague juive.
Par Adrien Candau
Tous propos recueillis par AC, sauf ceux de Paul Dietschy, issus de wearefootball.org.