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Toto et Cristiano auraient aussi voulu être Baggio
Mardi dernier, en slalomant Vidić et en crucifiant Handanović, Toto Di Natale a marqué son 205e but en Serie A. Un total qui le glisse au sixième rang du classement des meilleurs buteurs de toute l'histoire du championnat italien, à 11 longueurs de Giuseppe Meazza et José Altafini. Un total qui lui permet également d'égaler le nombre de buts marqués par Roberto Baggio. Mais est-il vraiment possible d'égaler, rejoindre ou atteindre Roberto Baggio ?
En janvier 2014, Di Natale gèle le Frioul en déclarant qu’il pense arrêter de martyriser les gardiens de Serie A en juin de la même année. Mais le duo Stramaccioni-Stanković a donné de l’appétit à Toto qui, lui, n’a pas fini de nourrir sa légende : 17 buts la saison dernière, déjà 12 cette année. Une histoire qui grandit avec les années : le petit ailier d’Empoli est devenu l’immense buteur de l’Udinese. Une légende estimée à 205 buts, soit le sixième meilleur total de l’histoire du championnat italien. En trompant la défense de l’Inter, Di Natale a rejoint Baggio au classement. Une formulation qui dérange, parce qu’Antonio Di Natale ne peut être au football ce qu’a été Roberto Baggio. Et pourtant, c’est bien écrit, noir sur blanc, bianconero. Alors, faut-il réduire Baggio à Di Natale ? Ou élever Di Natale à Baggio ? Ou alors se rappeler que le football n’est pas une histoire de chiffres ? Baggio, c’était « autre chose » . Mais quoi ?
L’Argentin d’Italie
Le penalty raté. L’échec d’offrir un Mondial à son pays. Le Ballon d’or. Le poids du numéro 10. La tension avec Sacchi. Le remplacement contre la Norvège. Les blessures à répétition. Les ligaments croisés à 18 ans. Le début en Serie A le 21 septembre 1986 et une nouvelle opération dès la semaine suivante, pour un début de carrière de deux ans d’absence. « Sans ses problèmes aux genoux, il aurait été le numéro un de l’histoire » , répétait Carlo Mazzone, le seul technicien qui l’a aimé sans condition. Et puis, les transferts indésirables. Les réadaptations. Vicenza, Fiorentina, Juventus, Milan, Bologna, Inter, Brescia. Les sommets et les descentes, les monts et les pentes. La passion avec Mazzone, la tension avec Lippi. De l’anonymat sympathique – le lendemain de ses débuts en Serie C avec Vicenza, la Gazzetta dello Sport écrit son nom Maggio : l’article avait été dicté au téléphone – à la célébrité intempestive. Roberto Baggio a tout connu. Enterré, déterré, sur les nuages, en chute libre, très très haut… Baggio a été à la fois Totti et Giuseppe Rossi, Cassano et Luca Toni, et plus encore.
Au Mondial 94, Baggio a été Messi. Sans Mondial, il a été Tévez et Riquelme. Partout, il a été Pastore. Bouddhiste, distinct, unique. Dans ce championnat italien qui roulait à toute allure, Baggio allait à contre-courant : sept clubs, 22 saisons mais seulement deux Scudetti, une Coppa Italia et une Coupe UEFA. Punto. Baggio était un génie qui a bien plus perdu qu’il n’a gagné. Même à la Juve, où il marque 115 buts en 200 matchs, il ne remporte que trois titres en cinq saisons. Dans ce détachement, Baggio représentait quelque part cette envie à moitié masquée de l’Italie d’être l’Argentine. De se laisser aller. De contempler le monde de très loin plutôt que d’être pressée par l’Europe. Les Italiens ont toujours été fascinés par « leur » Argentine, cette terre d’exil, cette fille lointaine, et l’Italie a donc été fascinée par Baggio. En 1994, Baggio marque 5 des 6 buts de l’Italie des huitièmes aux demi-finales. Qui d’autre s’est autant rapproché de Maradona ?
Trajet et destination
Cristiano compte ses buts comme un Allemand, Messi marque froidement comme un Italien, et Baggio jouait comme un Argentin ? Il faut dire que ce football était un autre monde. En 1994, Baggio a même été le premier footballeur à entrer dans le classement des 40 sportifs les mieux payés au monde de Forbes… En réalité, Baggio aurait bien voulu marquer les 40 buts par saison de Cristiano et Messi. Mais il ne l’a pas fait. Quand il aurait dû partir à l’étranger, il ne l’a pas fait. Quand il aurait dû rester, il ne l’a pas fait non plus. D’ailleurs, le seul record que Baggio détient est d’une mémoire cruelle, puisqu’il s’agit du nombre de penaltys marqués par un Italien (108, sur 122 tentatives). Baggio, c’était un droit à la différence pas forcément rationnel. Comme Cassano et Pirlo, Baggio était tifoso de l’Inter, ce club inclassable, excentrique, fantaisiste comme eux. Un garçon qui avait arrêté ses études deux mois avant de passer son diplôme. Un type qui inspirait, mais repoussait aussi. Fâché avec tous les monuments du football italien, de Capello à Lippi en passant par Sacchi, il avait été refusé par Ancelotti parce qu’il n’entrait pas dans son 4-4-2 à Parme, et Trapattoni devait bien utiliser un sifflet pour le forcer à défendre un peu. Baggio n’était pas un leader, ni vraiment un vainqueur. Pour certains de ses coachs, il n’était qu’un « soliste technique » au pays de la rigueur tactique. Il était cet insolent qui avait refusé de porter l’écharpe de la Juventus devant la presse à la suite de son transfert en provenance de la Fiorentina.
Di Natale les a presque tous mis au fond, lui. Mais si Toto a aimé la destination, Baggio faisait aimer le trajet. Après tout, dans ce classement des meilleurs buteurs d’Italie, la science d’Alberto Gilardino (175) est perchée 45 places au-dessus de l’art d’Antonio Cassano (111). Un classement qui nous rappelle une fois de plus que le but n’est pas la finalité du jeu. Qui nous rappelle que ce qu’il y a avant compte aussi. Les petits gestes. Les douces attentions. Roberto Baggio était le maître des préliminaires du but. Et ce n’est pas un hasard si les yeux du monde entier sont (re)tombés amoureux de ce jeu grâce à lui. Comme Maradona, Baggio avait cette conduite de balle naturelle et rythmée, celle de celui qui prend le temps, encaisse les coups, regarde à droite, puis visite à gauche pour aller tout droit. Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss écrit : « Ainsi la navigation à vapeur qui raccourcit les trajets a-t-elle tué à travers le monde des ports d’escale jadis célèbres » . Ces ports, Baggio les a tous explorés à une époque où la vitesse transformait le jeu comme les bateaux à vapeur ont transformé les côtes.
Buts et mouvement
Baggio feintait, dribblait, faisait vivre le jeu en même temps que ses genoux mouraient peu à peu. En face à face, Baggio choisissait toujours de dribbler le gardien. Le piqué n’est qu’une piqûre. Le tir en force n’est qu’une frappe. Baggio contournait le gardien, comme un torero qui se rapproche petit à petit de son taureau pour le frôler, le sentir vivre, et peut-être se sentir mourir. D’ailleurs, à chaque feinte de frappe, alors que son pied droit montait brusquement comme un excité, c’était son bras gauche qui s’ouvrait pour dessiner une forme circulaire dans l’air, comme s’il embrassait le taureau. Comme dans une corrida, comme dans l’art, ce qui compte n’est pas le résultat, mais le mouvement. Or, le propre des chiffres est de ne pas bouger… La carrière de Baggio est ainsi faite d’accélérations, mais surtout de coups de frein. C’était un pilote de rallye dans une Italie des années 1980 et 1990 fanatique de Formule 1, même si esthétiquement, Baggio était plutôt une moto. La RobyBaggio, une deux-roues cabossée qui finissait toujours, parfois par miracle, par trouver son chemin entre les tacles, les attentats et les critiques. C’était la « Poderosa du Che » , cette moto qui a rêvé d’explorer toute l’Amérique latine, comme Baggio a rêvé de jouer toutes les Coupes du monde de 1990 à 2006. Et comme tous les petits garçons rêvaient d’avoir leur moto, tous les petits garçons rêvaient d’être Roberto Baggio.
Armé de cette conduite de balle indomptable, bien plus terre-à-terre que tous ces mots, Baggio a bien dû parcourir les pelouses à la recherche de quelque chose, comme nous tous. Il ne voulait pas les records, ou alors il s’est grossièrement égaré. Il ne voulait pas seulement s’amuser, a priori, puisqu’il a si longtemps souffert. Qui sait ce qu’il voulait, à part remporter cette Coupe du monde pour laquelle il aura tout donné, allant jusqu’à écrire une lettre à Trapattoni pour le convaincre de l’emmener au Japon en 2002. Comme tous les autres, Baggio ne faisait que jouer. Mais en jouant, plus que tous les autres, l’Italien a donné envie d’écrire, chanter, composer et applaudir. Il y eut un poème par Giovanni Raboni, une chanson par Lúcio Dalla, un opéra Orfeo Baggio et puis cette gueulante de Lippi sur Vieri et Panucci lors d’un entraînement de l’Inter, alors que les deux joueurs n’avaient pu s’empêcher de s’arrêter pour applaudir un centre de Baggio : « Mais vous faites quoi, putain ? Vous vous croyez au théâtre ? On n’est pas là pour se faire des compliments, on est là pour travailler ! »
Cristiano Baggio, Roberto Ronaldo
Mercredi soir, le lendemain du slalom de Di Natale à Udine, le Real Madrid faisait de sa victoire contre Almería un tout schuss. Une descente en ligne droite vers les trois points, sans virtuosité. Au bout de celle-ci, Álvaro Arbeloa ponctuait une énième prestation sérieuse par un miracle : un but d’avant-centre marqué par un latéral. Mais derrière le barbu tout heureux, Cristiano Ronaldo faisait la tête. Parce que CR7 ne sourit que lorsqu’il marque, même lorsqu’il gagne, comme en finale de C1 à Lisbonne en mai dernier. Si Cristiano tire autant – 9 tirs ce mercredi – et s’énerve autant lorsqu’un coéquipier marque à sa place, c’est parce qu’il veut marquer l’histoire comme un héros. Une histoire qui s’est mise à trop compter les statistiques et à moins contempler le mouvement ? Peut-être. Mais toujours est-il que dans cette histoire, coûte que coûte, Cristiano ne veut pas être oublié. Alors, il compte minutieusement. Tant pis pour le trajet, pense-t-il sans doute. Tant pis pour son image, ses supporters, son bien-être. Tant pis pour Arbeloa. Roberto Baggio, lui, n’a jamais eu besoin de gagner ou de marquer pour être applaudi. Il lui suffisait d’un centre ou d’une feinte de tir. Il lui suffisait de jouer pour séduire. Cristiano et Di Natale aussi auraient aimé être Baggio, mais ils n’ont pas eu cette chance.
Par Markus Kaufmann
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