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  • Top 100 : les équipes mémorables de la décennie

Top 100 : les équipes mémorables de la décennie (4e)

Par Joachim Barbier

La décennie 2010, c'était Mourinho qui danse sur la pelouse du Camp Nou, Balotelli qui bombe le torse, Bielsa assis sur une glacière, Eder qui fait pleurer un pays, Griezmann qui le console, mais c'était surtout des équipes qu'il ne faudra pas oublier. Aujourd'hui, l'Ajax du printemps 2019, un Ajax venu nous rappeler que le football est avant tout un jeu d'enfants. Enfin presque. Voilà son secret de fabrication.

#4 - Ajax 2018-2019

Ajax 2018-2019, champion des Pays-Bas, vainqueur de la KNVB Cup et 1/2 finaliste de la Ligue des champions

Article initialement publié dans le SO FOOT #165, où il est possible de retrouver un dossier complet consacré à l’Ajax moderne.

Les joueurs de l’Ajax le regardent avec l’air de se dire : « Mais d’où tu sors, toi ? » L’entraîneur du Stade Rennais donne ses consignes alors que les deux équipes sont dans le couloir et attendent d’entrer sur le terrain. Il hurle fort, très fort : « On déchire tout, on laisse rien passer. » Celui de l’Ajax attend que le cri de guerre des Rennais s’arrête avant de distiller ses conseils. D’une voix calme, il lâche : « Poot vooruit. » Ce qui peut être traduit par « pieds devant », autrement dit : « On joue vers l’avant. » Et surtout, il rajoute : « Amusez-vous bien. » L’Ajax a remporté la rencontre. Difficilement, 3-2. C’était un match du tournoi annuel « Europoussin » de Pleudihen, dans les Côtes-d’Armor, « le plus grand événement U10 d’Europe » , selon les organisateurs. À l’époque, les jeunes Bataves avaient terminé à la troisième place, derrière le FC Bâle et l’AS Roma. Il a fallu attendre 2018 pour que les enfants de l’Ajax remportent la compétition. Et comme s’en rappelle Nicolas Coudray, l’un des organisateurs, « ils avaient été impressionnants » . Techniquement, individuellement et collectivement. À 10 ans, ils jouent déjà un football comme on l’imagine et le conceptualise à Amsterdam. Un mantra qui tient en une ambition : jouer un football attractif. Et ce, quels que soient l’âge, la compétition ou l’adversaire. Le voetbal, comme ils disent dans l’autre pays du fromage, se doit d’être un plaisir et non un combat. Aucune raison, donc, d’hurler dans les oreilles de gamins de 10 ans ce qu’ils doivent faire. Ils le savent déjà.

La modernité selon l’Ajax

« Le match face au Real va entrer dans les cinq ou six rencontres mythiques du club. Il m’a fait penser à une rencontre de 1969. On avait perdu chez nous 3-1 contre Benfica. Aucun supporter ne voulait faire le déplacement au Portugal, pensant que c’était plié et qu’il n’y avait aucune raison de jeter son argent par les fenêtres. On a gagné 3-1 à Lisbonne, et d’après les commentaires de la radio, c’était une démonstration. » David Endt, ancien joueur, puis team manager, de l’Ajax

L’Ajax a toujours fait à sa façon. Et sa jeunesse en a toujours été la vitrine scintillante pour déballer l’alpha et l’oméga de la recette. La même depuis presque un demi-siècle, et qui resurgit aujourd’hui après presque vingt ans de l’illusion d’un déclin irrémédiable. On l’a cru englouti par l’évolution du football moderne : l’arrêt Bosman, les budgets à bientôt un milliard d’euros annuels, l’explosion des droits de diffusion, l’empilement de joueurs galactiques dans un nombre restreint d’équipes ou les trios d’attaquants à plus de 100 buts par saison. Et puis, il aura suffi d’une qualification pour les huitièmes de finale de la C1, d’un match aller à l’issue injuste et d’un retour où le Real Madrid a été balayé par l’insolence et l’audace d’une équipe en démonstration pour que remonte à la surface un concept poussiéreux : le football selon l’Ajax. Des gamins de 20 ans, le pressing, le mouvement, défendre en avançant, ce mélange d’assurance et d’arrogance qui a construit la mythologie du club d’Amsterdam. Un football à l’image de la ville, à la fois libertaire et aristocratique, candide et hautain. « Ce match va entrer dans les cinq ou six rencontres mythiques du club, assure David Endt, ancien joueur puis team manager du club. Il m’a fait penser à une rencontre de 1969. On avait perdu chez nous 3-1 contre Benfica. Aucun supporter ne voulait faire le déplacement au Portugal, pensant que c’était plié et qu’il n’y avait aucune raison de jeter son argent par les fenêtres. On a gagné 3-1 à Lisbonne, et d’après les commentaires de la radio, c’était une démonstration. Ensuite, on s’est qualifiés grâce à un match d’appui à Colombes. »

Quarante ans plus tard, l’Ajax n’a pas seulement éliminé le Real chez lui. Il l’a fait d’une manière qui correspond à l’idée que ce club se fait du football. De comment il devrait être joué. « L’approche de l’équipe a été géniale, même si on a été un peu chanceux. Il en faut dans le football, cela a ressemblé à ce qu’on avait fait pendant les matchs de poules, et c’est le plus jouissif : contrôler le milieu de terrain et le jeu, avoir la main sur la manière dont le match se déroule » , rajoute Endt. « J’ai vu des enfants contre des adultes, les mêmes joueurs qui avaient atteint la finale de l’Europa League, mais avec deux ans d’expérience en plus, juge de son côté Ruben Jongkind, ex-formateur du club. Ils ont grandi et sont désormais en mesure de concurrencer physiquement des hommes. Aujourd’hui, ils ne sont plus impressionnés par les noms ou les statuts de leurs adversaires, et ils ont semblé prendre du plaisir à évoluer ensemble. » Les De Jong, De Ligt, Mazraoui, Van de Beek ont tous moins de 22 ans et semblent déjà tout savoir de leur football. Des produits déjà aboutis sortis de l’académie du club, De Toekomst, dans le quartier de Bullewijk, le coeur battant et l’épicentre de l’application des principes de jeu de l’institution. Chaque année, le laboratoire produit des prodiges de 20 ans programmés pour remplacer des prodiges de 21 ans vendus à des clubs au budget plus conséquent après 32 matchs en Eredivisie.

Un flux tendu et permanent depuis un demi-siècle qui fait de l’Ajax un club à part, contre vents et marées, et malgré l’évolution du football qui l’entoure. Une histoire dont le récit mythologique a toujours fait de Rinus Michels, l’entraîneur des années 70, le penseur, et dont Johan Cruyff a été l’héritier naturel et le dépositaire jusqu’à sa mort en 2016. Une histoire de cycles, de révolutions et de crispations dès que le club a le sentiment de ne plus être à l’avant-garde des idées qui lui permettent d’être fidèle à lui-même. Une méthode paradoxale : un mouvement perpétuel pour ne pas perdre son âme. Avancer pour ne pas changer, ou par peur de disparaître. Bref, être moderne pour continuer à écrire son histoire et perpétuer l’illusion que le football total conceptualisé au tournant des années 70 est toujours possible, pour peu que l’intelligence et la réflexion permettent de maintenir en vie ce désir romantique et presque naïf de « jouer un football attractif et offensif » si cher à Cruyff.

« Rinus était fatigué de voir les Allemands et les Anglais balancer des longs ballons, ce qu’on appelait le football direct, même si, pour moi, c’était tout sauf direct. Il se demandait comment contrecarrer ça. Et sa réponse a été la patience, la possession du ballon. Cela paraît évident aujourd’hui, mais il a été le premier à y penser. Parce que la possession te permet de dominer territorialement et psychologiquement ton adversaire. » Hector Chavero, ami de Rinus Michels

« S’il suffisait juste de se passer la balle, ce serait simple »

Si cette philosophie a depuis trouvé dans le FC Barcelone de ces 20 dernières années son incarnation aboutie et la justification de sa supériorité, personne ne l’a théorisée comme l’Ajax. Depuis longtemps et à tous les niveaux. Hector Chavero était un fan du club dans les années 70 et, grâce à son amitié avec César Menotti, sélectionneur des champions du monde argentins en 78, il avait pu, muni d’une recommandation écrite sur un bout de papier, se rendre à Amsterdam pour voir comment Michels travaillait. Formateur en Argentine, Chavero n’a jamais entraîné la moindre équipe professionnelle, ne pipe pas un mot de batave et n’a aucune expérience du très haut niveau, mais peu importe, Rinus l’accueille à bras ouverts. « J’aime penser que je suis le seul ami commun de deux monstres sacrés du football » , s’émeut aujourd’hui celui qui a pu s’immerger dans la genèse du football total au quotidien. «  Rinus était fatigué de voir les Allemands et les Anglais balancer des longs ballons, ce qu’on appelait le football direct, même si, pour moi, c’était tout sauf direct. Il se demandait comment contrecarrer ça. Et sa réponse a été la patience, la possession du ballon. Cela paraît évident aujourd’hui, mais il a été le premier à y penser. Parce que la possession te permet de dominer territorialement et psychologiquement ton adversaire. Parce qu’on est bien d’accord: courir avec le ballon, c’est super, mais le faire sans, c’est d’un ennui mortel. Priver l’adversaire de ballon, c’est l’user. » Michels savait que la possession était une exigence et qu’elle nécessitait des joueurs intelligents pour l’appliquer. Mais au lieu de développer des habitudes, des circuits préférentiels de passes, il misait sur la mise en valeur de l’instinct du joueur. Devenu coach des U17 du club entre 1998 et 2000, Chavero se rappelle : « On devait amener les joueurs à penser, à résoudre des problèmes par eux-mêmes, parce que la façon de jouer de l’Ajax ne peut pas être automatisée. S’il suffisait juste de se passer la balle, ce serait simple. Ça, tout le monde peut le faire. La clé, c’est le mouvement, la combinaison de la conscience de l’espace et des courses, pour profiter et faire profiter le passeur des champs libres. Ce sont des équations qui ne se modélisent pas. »

Un jour, Michels était venu voir l’équipe des moins de 17 ans que Chavero entraînait avec l’ancien joueur du club Aron Winter. À la mi-temps, il entre dans le vestiaire pour écouter la causerie. À la fin, l’ancien milieu de terrain de l’Inter reconverti formateur s’approche de Michels pour savoir ce qu’il a pensé de son speech. Le gourou lui répond qu’il a été bon dans le rappel des idées, dans le ton employé, mais qu’il a commis une erreur de taille. « L’Ajax défend en avançant, c’est le plus important, et tu ne le leur as pas dit, Aron. Tes joueurs ont tendance à défendre en courant vers leurs cages, ce n’est pas bon. Il faut vite leur rappeler que ce n’est pas comme ça ici. » Cette manière de défendre est toujours un principe de base de la formation et du jeu de l’Ajax. Ce pressing haut, synchronisé sur l’adversaire, a été conceptualisé sous le nom de « principe des cinq secondes ». « Parce que si tu veux presser très haut, c’est la durée qu’il faut, à la perte du ballon, pour le récupérer le plus vite possible à l’adversaire » , résume Brian Tevreden, ancien modeste joueur professionnel qui a passé quatre ans dans l’académie au chevet de différentes catégories de jeunes entre 2011 et 2015. Le centre de formation de l’Ajax est le seul au monde, avec celui du Barça, à avoir arrêté ce fameux chrono sur cinq secondes. Le reste des académies, comme celle du RB Leipzig, préfèrent se laisser une marge de sept secondes. Malgré les axiomes qui régissent les lois de l’espace-temps, il est nécessaire de tout relativiser. Et pour cause, la méthode de l’Ajax tient en une sorte de droit à l’erreur, selon Tevreden. « Si les principes sont respectés, le cadre est tout sauf rigide. On fixe comme base une intention : aller de l’avant. Mais après, ce sont les joueurs qui doivent décider du comment. Une fois l’entraînement ou le match fini, on en discute avec eux : « As-tu fait le bon choix ? », « Est-ce que tu aurais pu faire autrement ? Plus justement ? » Il faut les emmener vers une réflexion, parce que si tu te contentes de leur dire : « Il faut faire comme ça » et que, derrière, tu les fais répéter, tu ne développes jamais leur intellect. L’échec et le tâtonnement sont formateurs. Il faut leur laisser la liberté de se tromper. »

À l’Ajax, cette responsabilisation du joueur et le développement de son intelligence font partie d’un processus long et détaillé. « De 12 à 17 ans, l’objectif, c’est de leur faire progressivement passer des paliers, expose Hector Chavero. C’est comme dans un cursus scolaire, sauf qu’ici, les mômes ont droit à un master dès leur plus jeune âge. Les entraîneurs regardaient sur leur ordinateur et disaient : « Bon, là on est tel jour de tel mois, on va leur faire faire cet exercice. Défensivement, on va apprendre ça, et techniquement, telle autre chose. » » Et la gagne dans tout ça ? « On insiste sur le mental à partir de 16 ans, et c’est seulement après qu’on les pousse sur l’obligation de résultat, répond Tevreden. C’est une facette qu’on travaille vraiment à la fin du processus de formation, lorsqu’on considère qu’ils sont prêts pour le football professionnel. » Un processus qui commence en réalité très en amont des installations du club. L’Ajax récupère en effet une bonne partie de ses jeunes joueurs auprès de clubs partenaires situés dans l’agglomération d’Amsterdam, à l’image de De Ligt, qui a débuté à Abcoude, le club d’un village du sud-ouest de la capitale. Ce maillage permet à l’Ajax de conserver une partie de son identité locale, tout en s’assurant de récupérer des jeunes qui savent où ils mettent les pieds. « L’ADN du club, c’est de jouer en 4-3-3. Cela ne changera pas, c’est immuable, explique Brian Tevreden. Les coachs de l’académie et ceux des clubs affiliés à l’Ajax sont les chaînons essentiels de cette philosophie. Pour être sûr qu’elle soit bien comprise et appliquée, l’Ajax forme les entraîneurs de ses clubs satellites selon les méthodes mises en place par la direction sportive. Du coup, lorsque les joueurs de ces clubs rejoignent l’Ajax, ils connaissent déjà son jeu. C’est juste la poursuite d’un apprentissage sur la base du même football. Parce que tout est structuré et pensé. Ils savent exactement ce qu’est un joueur de l’Ajax, et à quoi il doit jouer. Le programme est clair. »

Du rififi dans le club des jeudis soir

« Même s’il y a de moins en moins d’Amstellodamois dans l’équipe, la façon de jouer correspond à notre identité. Ceux qui viennent de l’extérieur sont aussi choisis parce qu’ils partagent cette mentalité ou sont capables de s’y adapter et de la défendre dans leur façon d’être et de jouer. On est considérés comme une ville de culture, d’art et de mode, plus que Rotterdam, une cité portuaire qui est associée à la culture ouvrière. Ici, on dit que Rotterdam gagne l’argent qu’Amsterdam dépense. Du coup, on attend du football qu’il ressemble à une forme d’expression artistique, qu’il soit distrayant, spectaculaire et attractif. » David Endt, ancien joueur, puis team manager, de l’Ajax

L’exigence d’Amsterdam pour son club et les joueurs qui doivent le représenter est, selon David Endt, un miroir de la ville et de l’environnement dans lequel s’est créée cette façon d’envisager le football. « Même s’il y a de moins en moins d’Amstellodamois dans l’équipe, la façon de jouer correspond à notre identité. Ceux qui viennent de l’extérieur sont aussi choisis parce qu’ils partagent cette mentalité ou sont capables de s’y adapter et de la défendre dans leur façon d’être et de jouer. On est considérés comme une ville de culture, d’art et de mode, plus que Rotterdam, une cité portuaire qui est associée à la culture ouvrière. Ici, on dit que Rotterdam gagne l’argent qu’Amsterdam dépense. Du coup, on attend du football qu’il ressemble à une forme d’expression artistique, qu’il soit distrayant, spectaculaire et attractif. Si on gagne le championnat mais que le jeu proposé n’a pas été beau à voir, on va dire : « OK, mais c’est chiant. » Parce qu’on est l’Ajax. Les trophées ont moins d’importance que la manière. » Une vision confirmée par Ismaël Urzaiz. L’ancien attaquant de l’Athletic Bilbao formé au Real Madrid a terminé sa carrière à l’Ajax, avant de devenir aujourd’hui ambassadeur de la Liga à l’international : « C’est un club anachronique, qui préfère conserver son style plutôt que de gagner. Le résultat n’est pas une fin en soi. Ils préfèrent perdre avec la manière que de tourner le dos à leurs principes. Les supporters seraient capables de faire grève s’ils voyaient l’équipe changer pour évoluer en 4-4-2. La tradition, c’est ce qui fait que ce club est unique. Elle n’a pas de prix à leurs yeux. » Une noble cause, certes, mais une cause qui, selon l’Espagnol, présente quelques limites. « Les joueurs de l’Ajax sont tellement convaincus d’être dans le vrai, ils sont tellement conditionnés, qu’ils ont parfois du mal à décrypter d’autres footballs, explique l’ancien avant-centre. C’est pourquoi des joueurs comme Bergkamp ou Kluivert ont eu du mal en Italie. Quand ils partent, ils ont besoin d’un club qui se rapproche de leurs standards, comme Arsenal à l’époque, ou Barcelone, sinon, ils sont un peu paumés. »

Le Navarrais avait évolué sous le mythique maillot rouge et blanc pendant la saison 20072008. À l’époque, l’équipe ressemble étrangement à l’actuelle. Un mélange d’anciens (Stam, Davids), de joueurs formés au club et de jeunes pousses étrangères prometteuses (Luis Suarez, Vertonghen). Mais voilà : la mayonnaise ne prend pas. La fin des années 2000 est une suite de désillusions pour l’Ajax. Le centre de formation continue de produire des joueurs, mais les ventes servent à équilibrer un budget qui ne peut plus concurrencer la course à l’armement des prétendants à la ligue des champions. L’Ajax s’habitue alors à se faire sortir en phase éliminatoire de C1 et devient un club européen des jeudis soir, qui promène son lustre d’antan à Astana ou Zagreb. Pire, le sacro-saint 4-3-3 a été abandonné par Ronald Koeman au début des années 2000. D’autres ex-gloires locales se succèdent sur le banc, comme Marco van Basten, mais rien n’y fait. L’Ajax est devenu un club quelconque, emporté par la cannibalisation de la Champions League, dans laquelle le parcours valide désormais l’issue d’une saison. Depuis la Catalogne, Johan Cruyff sonne la fin des errements. Il publie en septembre 2010, dans De Telegraaf, un éditorial dont le titre suffit à mesurer l’épaisseur de la frustration de l’ex-entraîneur. « Ce n’est plus l’Ajax » , écrit-il après une défaite sans relief face au Real Madrid. Face à la déchéance stylistique et la perte des principes éternels du club, Cruyff ne prend pas seulement son stylo, il met en scène son retour dans son club formateur pour enclencher ce que la presse appellera « la révolution de velours ». Pour replacer l’Ajax à une place qu’il n’aurait jamais dû quitter, il veut remettre à plat toute la formation et faire revenir ses proches pour imposer ses idées, et accessoirement contrer l’influence de Van Gaal au sein du club. Les deux hommes sont brouillés depuis des années, mais incarnent l’Ajax à son sommet. Fatalement, une guerre d’ego débute en coulisses.

Dans les premiers mois de 2011, et malgré les résistances d’une partie du club, Cruyff s’entoure de ceux qui partagent ses idées –Dennis Bergkamp, Wim Jonk, Marc Overmars, ou l’entraîneur en poste, Frank de Boer– pour constituer une plate-forme technique destinée à appliquer les principes qu’il aspire à mettre en place. Ils partent d’un constat : avec l’inflation des transferts et des budgets, l’Ajax n’a qu’une alternative pour garder la tête hors de l’eau. Revenir à ses fondamentaux : la formation, la jeunesse et son savoir-faire maison. Wim Jonk et Ruben Jongkind, un ancien entraîneur d’athlétisme employé au centre de formation, couchent alors sur le papier un document général qui deviendra « le plan Cruyff ». « On avait d’abord l’ambition de créer une culture de la formation ouverte, qui se nourrissait de tout le monde, de toutes les idées, se rappelle Jongkind. Avant cela, les principes étaient là, mais on avait une hiérarchie qui nous disait : « Non, vous ne pouvez pas faire ça. » » Leur projet consiste aussi à conceptualiser les idées et aphorismes de Cruyff. « Quand on parlait avec lui du principe des cinq secondes, notre boulot était par exemple de réfléchir à la manière de l’inculquer à un enfant de sept ans. » Après quelques semaines d’auscultation du patient Ajax, les formateurs croient avoir trouvé le virus qui grippe toute la machine : la recherche du résultat. Un impératif dans l’air du temps du football moderne qui freinerait le développement des joueurs. « Le club s’était égaré, puisque le centre de formation privilégiait alors le résultat à la manière, confirme Tevreden. Le rapport de Jonk et Jongkind a rappelé que l’important, surtout dans une académie, c’est d’apprendre. Si tu formes un joueur dans la direction que tu souhaites, il va gagner, mais comme une résultante du processus de formation. Le résultat ne peut pas être le point de départ ou la priorité… On faisait les choses à l’envers. » Pour permettre aux équipes de jeunes de s’émanciper rapidement du résultat, Jongkind délivre sa recette : augmenter le salaire des formateurs. « Il n’y avait aucune raison qu’ils soient payés dix fois moins que celui de l’équipe professionnelle. Parce que dès lors qu’un formateur avait des ambitions ou envie de gagner plus d’argent, son seul moyen de rendre son travail visible aux yeux de tous dans le club, c’était de gagner son championnat. »

La fin de la guerre civile

Dans les coulisses du club, la révolution de velours et les appétits de changement bousculent les habitudes et menacent les positions de certains. Entre les pour et les contre, l’ambiance prend des tonalités de guerre civile où chacun est obligé de se positionner. Dans le seul club du monde avec le FC Barcelone à pouvoir s’écharper sur la question de l’identité stylistique de son football, le jeu de l’Ajax devient le prétexte à d’autres intrigues moins nobles. « Beaucoup sont montés dans le bateau de Cruyff non pas pour des questions de style ou de jeu, mais par pur opportunisme, regrette Endt, lui-même victime de ce qu’il définit comme un coup d’État. Pour certains, avoir des responsabilités à l’Ajax, en termes de statut, était une fin en soi. Ce n’était pas une révolution de velours, mais une épuration… Des entraîneurs, des médecins ont été virés sans ménagement. » Avec le décès de Johan Cruyff en 2016, le mouvement révolutionnaire s’arrête net. Sans son leader inspirationnel, il perd de son sens et voit ceux qui l’avaient porté à ses côtés quitter petit à petit le club. « On est partis avant qu’on nous vire, avec regrets, rembobine Ruben Jongkind. On a clairement voulu aller trop vite, mais la résistance était surtout politique. Dans le football, tu peux devenir quelqu’un, et si tu as l’impression de perdre ton pouvoir à cause du contexte ou de l’émergence d’autres opinions, tu combats le changement. C’est ce qui est arrivé à la fin. Tout le monde s’accrochait à son fauteuil, sans se soucier de l’intérêt des joueurs ou du football. » Jongkind a d’autant plus de regrets qu’il a vu arriver tous ceux qui brillent désormais les mercredis de Champions League. « Mazraoui, De Ligt, De Jong, tous ceux qu’on voit aujourd’hui sont le résultat d’un processus d’éducation lancé il y a dix ans. À l’époque, on pensait déjà que De Jong pouvait atteindre les sommets européens. Mais quand on le disait, certaines personnes à l’Ajax rigolaient. » Sûrement avec l’air de se dire : « Mais d’où tu sors, toi ? » Un grand classique de la maison.

Par Joachim Barbier

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