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Kroos : « Enfant, j’avais l’ambition d’être élégant dans mon jeu »

Par Julien Mechaussie et Javier Prieto Santos, à Madrid

Il lui reste une finale de Ligue des champions et un Euro à disputer, mais Toni Kroos n’a pas attendu plus longtemps pour prendre sa décision : à 34 ans, le milieu de terrain va raccrocher les crampons en fin de saison. À la fois rampe de lancement pour les phases dites de transition et métronome quand le scénario requiert un tempo lent, Kroos aura été un chef d’orchestre. So Foot avait pu le rencontrer en 2019. Interview transversale.

Kroos : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Enfant, j’avais l’ambition d’être élégant dans mon jeu<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

Quand tu rentres chez toi en ex-Allemagne de l’Est, tu vois de la fierté dans le regard des gens ?

J’imagine qu’ils sont contents de voir quelqu’un de Poméranie faire une carrière plutôt respectable, en effet. Mais c’est difficile de répondre, car je dois vous avouer que ça fait un petit moment que je ne suis pas retourné à Rostock. Maintenant qu’on en parle, je me dis que ce serait intéressant d’y revenir. En plus, j’ai eu une enfance très heureuse là-bas. Avec mon frère qui est à peine plus jeune que moi (passé par l’Union Berlin et qui a mis fin à sa carrière de joueur en 2021, NDLR), on était tout le temps fourrés ensemble. Le sport a toujours été quelque chose de très important dans la famille. Ma mère a joué au badminton au haut niveau. Mon père, lui, c’était la lutte. Le football est arrivé sur le tard, lorsque mon père est devenu entraîneur des équipes de jeunes de Greifswald. Quand j’ai commencé le football, je jouais aussi au badminton en club. J’ai vite remarqué que je préférais le ballon.

Tu as conservé des réflexes du badminton, qui pourraient t’aider dans ton jeu ?

Non, pas vraiment. Mais j’ai gardé un bon niveau. C’est souvent comme ça : on garde les bases de ce que l’on a appris à l’enfance. Je joue beaucoup au tennis, et c’est clair que le badminton m’aide dans les mouvements, les gestes, la prise de décisions rapides. Je me débrouille encore pas mal aujourd’hui.

Tu es né à peine deux mois après la chute du mur de Berlin. Petit, avais-tu le sentiment de grandir dans une époque de grand bouleversement ?

Non, pas vraiment. C’est une histoire qui appartient à mes parents et à mes grands-parents. J’ai grandi dans les années 1990, quand il n’y avait plus qu’une seule Allemagne. Pour mon frère et moi, il n’y en a donc toujours eu qu’une. C’est plus une question qui préoccupe, encore aujourd’hui, la génération précédente. Bien sûr que je me rappelle les conversations de mes parents ou de mes grands-parents sur la partition des deux Allemagne et la réunification, seulement je ne les ai jamais vécues. En 2014, j’étais le seul joueur né en ex-RDA, la presse en a parlé, mais en équipe nationale, personne n’évoque cela.

En 2006, tu es dans les équipes de jeunes du Hansa Rostock. Tu es rapidement surclassé, et le Bayern vient frapper à la porte…

Je m’en souviens très bien. Ils m’avaient repéré au cours d’un tournoi en salle. Ils ont pris contact avec le Hansa, et à cette époque, j’avais déjà en tête de quitter Rostock pour passer une étape. Mais je ne m’imaginais pas partir aussi loin de ma famille. J’avais surtout en tête Berlin ou Brême. Le Bayern m’a vite fait comprendre qu’ils étaient plus qu’intéressés. Ils m’ont invité à Munich, m’ont montré toutes les installations, m’ont invité à un match de l’équipe première. J’ai vraiment eu la sensation qu’ils me voulaient coûte que coûte. Quand tu as 16 ans, c’est difficile de dire non au Bayern… J’ai décidé de faire le grand saut, de tenter de m’imposer d’entrée chez ce qui se faisait de mieux en Allemagne et j’ai posé mes bagages à Munich. Tout seul, sans ma famille.

 

Quand on a grandi dans le nord de l’Allemagne, en ex-RDA, le choc culturel est grand avec la Bavière ?

Non, parce que tout ce qui m’intéressait, c’était le football. Et même en Bavière, le football reste la même « langue » qu’à Greifswald ou Rostock. Le plus grand défi était en réalité de me retrouver seul, sans mon frère, sans mes parents. Au début, j’ai habité dans un centre pour mineurs et j’ai vite compris que je n’avais pas le choix : il fallait que je gère mon quotidien tout seul. C’était surtout ça qui était difficile, plus que le fait d’être dans une nouvelle ville ou un nouvel environnement. Tout ce que je voulais, c’était prouver que j’avais ma place dans cette institution et continuer à progresser.

En Russie lors du Mondial 2018, notre football était plus agréable à voir que celui d’il y a quinze ans. Sauf que le plus important, ça reste les titres. Pas la manière dont tu joues.

Beaucoup considèrent l’Allemagne comme le laboratoire du football du futur. La Nationalmannschaft a même été l’une des premières grandes nations qui a osé faire sa révolution avec un plan de jeu clair : la possession de balle. Est-ce que tu te sens comme le produit de cette révolution ?

Bien sûr que le football allemand n’est plus le même qu’il y a quinze ans. Tout le monde peut le constater. Joachim Löw a changé beaucoup de choses et a tout fait pour mettre en avant le jeu. Il a imposé cette manière de voir à tous les échelons du foot allemand, notamment dans la formation des jeunes. Et ça a marché. Tous les joueurs arrivés en sélection ont un profil qui correspond à la vision de Jogi. Mais le foot reste quelque chose de cyclique, avec des coupures très abruptes. Si je prends l’exemple de 2014, c’est cette vision, cette manière de jouer qui nous a permis de devenir champions du monde. Et beaucoup de sélections ont essayé de nous copier après le Brésil. À l’inverse, en Russie, toutes les équipes qui ont misé sur la possession de balle, qui voulaient développer et imposer leur jeu, ont rencontré de grandes difficultés. Et à la fin, l’équipe sacrée championne du monde avait un tout autre style de jeu. Alors que l’Allemagne, l’Espagne ont eu beaucoup de mal parce que nos adversaires savaient comment nous prendre. Nous étions devenus prévisibles. Finalement, et c’est quelque chose qui ne changera jamais : l’équipe qui remporte le titre est toujours la meilleure du tournoi. Même si je pense que notre football en Russie était malgré tout plus agréable à voir que celui d’il y a quinze ans. Sauf que le plus important, ça reste les titres. Pas la manière dont tu joues.

Quand tu étais jeune, ton idole était Johan Micoud. Pourquoi lui, sachant que les grands milieux de terrain, ce n’est pas ce qui manque dans l’histoire du foot allemand ?

Petit, j’étais supporter du Werder. Et je jouais numéro 10, comme lui. C’était un joueur magnifique. Sur le terrain, il ne parlait pas beaucoup, il ne criait jamais, mais rien que par sa personnalité, par ce qu’il dégageait, tu savais tout de suite que c’était lui, le patron. Ce qui me fascinait, par-dessus tout, c’était son incroyable élégance sur la pelouse. Enfant, j’avais cette ambition : être élégant dans mon jeu, toujours donner l’impression que ce que je faisais était simple, même si en réalité, c’était très difficile. C’est ça, l’élégance.

Micoud était l’archétype du joueur romantique. Tout le monde aimait sa manière de jouer, mais il a gagné peu de titres. Alors que la mentalité allemande, c’est la gagne. Ce côté romantique te plaisait aussi ?

Oui, complètement. Mais je me suis vite dit que l’un n’allait pas forcément sans l’autre. Certes, il ne jouait pas au Bayern ou au Real, mais c’est lui qui a porté le Werder jusqu’au doublé Coupe championnat lors de la saison 2003-2004. Et faire ça avec cette équipe-là, c’est comme remporter cinq titres de champion d’affilée avec le Bayern. Le drame de Micoud était que Zidane jouait à son poste. Sans lui, il aurait eu une tout autre carrière internationale.

Être rapide dans sa tête, je ne crois pas que ça puisse s’apprendre. Tu l’as ou tu ne l’as pas. Si ça s’apprenait, il y aurait eu bien plus de Johan Micoud dans l’histoire du football.

Comme Micoud ou Zidane, tu fais partie de ceux qui ont un bon QI football. C’est quelque chose qui peut s’apprendre ?

Il y a des aspects que tu ne pourras jamais entraîner, comme la vision du jeu ou le fait de savoir avant les autres ce qui va se passer, ce que tu vas faire bien avant de recevoir la balle. Si tu améliores ta technique, cela te permet de gagner du temps quand tu reçois le ballon. Quand tu sais contrôler des ballons difficiles, sous la pression, cela te permet d’avoir un temps d’avance. Tu n’as pas à te soucier des joueurs qui viennent vers toi. Mais savoir ce que tu vas faire avant de recevoir le ballon, être rapide dans sa tête, je ne crois pas que ça puisse s’apprendre. Tu l’as ou tu ne l’as pas. Si ça s’apprenait, il y aurait eu bien plus de Johan Micoud dans l’histoire du football. Je ne parle pas à titre personnel, mais certaines personnes qui s’y connaissent un peu en foot le disent également de moi. Et c’est un compliment que j’accepte volontiers.

 

Xavi, par exemple, a énormément joué à Tetris. Selon lui, trouver des espaces pour les briques l’inspirait à en trouver sur le terrain. Est-ce que toi aussi tu as un hobby qui te permet de transposer certaines choses sur le terrain ?

Je joue beaucoup aux petits chevaux avec mon enfant. (Rires.) C’est peut-être ça qui m’aide à garder mon calme sur le terrain. Mais ça n’a rien à voir avec mon jeu.

Plus Roberto Baggio s’approchait de la surface de réparation et plus il avait la sensation que le temps défilait au ralenti. Toi aussi, tu as ce genre de sensations quand trois joueurs adversaires viennent te presser au milieu de terrain ?

Non, pas vraiment. Quand un coéquipier reçoit le ballon dans ma zone, je me concentre tout de suite sur ce que je peux faire. Dans l’idéal, je regarde à qui je peux transmettre le ballon en une touche, au pire, avec deux contacts. J’essaie d’identifier la meilleure option avant d’avoir le ballon. C’est pour moi le plus important. Tout en jaugeant quel joueur adverse pourrait venir me presser. J’essaie de deviner la façon dont il va m’attaquer, ce qui me permet d’adapter ma prise de balle pour m’en débarrasser.

Je joue beaucoup aux petits chevaux avec mon enfant. C’est peut-être ça qui m’aide à garder mon calme sur le terrain.

Johan Cruyff disait de toi que tu faisais toujours les bons choix. César Luis Menotti disait que quand il te regardait à la télé, il avait l’impression que tu étais assis avec lui dans son canapé, puisque tu faisais toujours ce que lui aurait fait. Comment expliques-tu le fait que tu plaises autant aux oracles du football ?

Peut-être parce que dès que j’ai la balle, j’essaie d’appréhender tout le terrain devant moi pour choisir la meilleure solution pour l’équipe. Une passe courte, une transversale pour changer de côté, une passe vers l’avant. Je ne suis pas quelqu’un qui va chercher la difficulté. J’essaie juste de jouer le plus simple possible. Et à mes yeux, c’est le plus compliqué : trouver la meilleure des solutions simples. Faire une passe simple qui permettra à mon coéquipier d’en tirer le maximum de profit. C’est comme ça que je vois ma tâche à accomplir sur le terrain. C’est naturel, en fait. Mais j’ai énormément travaillé, notamment pour être performant avec les deux pieds. Si tu en as un mauvais, tu ne peux plus avoir un temps d’avance. Quand je fais une passe ou un contrôle, je ne réfléchis pas, c’est ce qui me permet d’être performant. C’est peut-être l’assurance glanée avec l’expérience, les titres, mais quand je fais une ou deux mauvaises passes d’affilée, je ne me mets pas à gamberger. J’essaie de rester fidèle à mon jeu. La plupart des joueurs, après avoir raté une transmission, vont vouloir assurer la prochaine au maximum, et par exemple faire une passe en retrait. Ça peut être également la bonne solution, mais ne pas trahir ton jeu, c’est primordial.

Luka Modrić a gagné le Ballon d’or en 2018 et lui aussi est un joueur qui bonifie ses coéquipiers. Quelque part, ça récompense un peu ta vision du football, non ?

Je suis content de voir que c’est un milieu de terrain travailleur qui a gagné et je suis heureux qu’il ait remporté ce trophée, même si selon moi, les distinctions individuelles ne sont pas importantes. Luka et moi, nous nous ressemblons : nous faisons tout pour mettre en valeur nos coéquipiers. Mais ce sont tous les joueurs du Real qui se rendent meilleurs les uns les autres.

Au Real, tu as eu comme entraîneur Ancelotti, Solari et Zidane. Trois anciens milieux de terrain. Qu’est-ce qu’ils t’ont appris ?

C’est toujours enrichissant d’être au contact de grands messieurs et de grands joueurs, et en l’occurrence, on ne parle pas de n’importe quels milieux de terrain. Profiter de leur expérience, c’est particulier, d’ailleurs, ils m’ont tous donné le même conseil : continuer à faire ce que je sais faire. Aucun d’entre eux n’a jamais essayé de changer mon jeu. C’est vraiment ce qu’ils m’ont répété : reste fidèle à ton jeu. C’est le meilleur des conseils qui soit finalement.

 

Aujourd’hui, beaucoup d’entraîneurs misent sur la data pour maximiser le potentiel de leur équipe. Et il y a 20 ans, les joueurs faisaient rarement 12 ou 13 kilomètres par match, comme c’est le cas aujourd’hui. C’est le jeu qui s’est accéléré ou les joueurs qui courent n’importe comment ?

Le jeu s’est accéléré, c’est certain. Mais c’est peut-être une mode. Dans 20 ans, si ça se trouve, les joueurs courront beaucoup moins. Personnellement, ma distance parcourue, je m’en fiche. Ce n’est pas les statistiques qui sont importantes, mais les sensations. Je peux courir 40 kilomètres et faire un match pourri. Tout le monde voit si tu fais un bon match ou pas. Tu n’as pas besoin de toutes ces données. Un bon entraîneur non plus. Il sait si son joueur a fait des courses intelligentes et livré un match satisfaisant. Je suis persuadé que des footballeurs comme Zidane ou Riquelme se seraient adaptés sans problème à un football qui demanderait plus de courses. Zizou était tellement fort qu’il aurait pu jouer à n’importe quelle époque. Que ce soit il y a 20 ans, aujourd’hui ou dans 20 ans.

Je ne me lève pas le matin en me disant que les gens ici me considèrent comme un dieu. Loin de là.

En Bundesliga et en Premier League, les équipes ont fait le pari de l’intensité, alors qu’en Liga, l’accent est mis sur la maîtrise. Même si tu es allemand, tu donnes l’impression d’être plus dans le second moule.

Oui, je privilégie toujours le contrôle du match à l’intensité. Si l’on prend notre Ligue des champions 2017-2018, nous avons rarement eu le contrôle. Ça ne nous a pas empêchés d’être sacrés. Cela montre que répondre présent au bon moment, cela ne peut pas se faire qu’en ayant le contrôle du match. Barcelone a bien plus cette philosophie que nous. Lorsque j’étais au Bayern et que nous affrontions le Real, nous avions 80% de possession de balle et le Real jouait en contre. Ça a changé avec Ancelotti. Il voulait nous voir avec le ballon. Et Zidane encore plus. Mais nous n’avons jamais cherché à avoir un contrôle total, parce qu’on voulait aussi se laisser la possibilité de trouver des espaces. La nature de mon jeu fait que je préfère quand mon équipe a le ballon, et c’est le cas la plupart du temps, mais il est aussi important de savoir laisser le ballon à l’adversaire, être capable de bien défendre. Vous tomberez toujours sur des équipes qui sont tellement performantes avec le ballon qu’il ne sert à rien de vouloir prendre le contrôle. La clé, c’est le mélange.

Les joueurs du Real ont un statut particulier à Madrid. Ils sont tellement adulés qu’on a parfois l’impression qu’ils ne sont plus considérés comme des citoyens normaux. Toi, tu as une fondation pour les enfants atteints d’un handicap mental, tu as pris position en faveur des réfugiés en Allemagne… C’est un moyen de garder les pieds sur terre ?

C’est sûr que ce n’est pas évident de le faire quand tu joues ici, surtout lorsque le club remporte des titres. Je n’ai pas l’impression pour autant que mes coéquipiers soient coupés de la réalité. On ne vit pas dans une bulle, on est tous très raisonnables. Oui, le Real est un mythe du football, et quand tu joues ici, tu en fais partie. De toute façon, si tu peux jouer dans ce club, tu peux jouer n’importe où. Mais je ne m’inquiète pas pour moi. Je ne me lève pas le matin en me disant que les gens ici me considèrent comme un dieu. Loin de là.

L’Allemagne valide sa qualification en quarts en battant les Pays-Bas

Par Julien Mechaussie et Javier Prieto Santos, à Madrid

Interview initialement publiée en avril 2019 dans le magazine So Foot numéro 165.

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