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Toni Kroos était-il le véritable nouveau Zidane ?
Disponible en ce moment sur le site d’Arte et sur Amazon Prime, un film, Kroos, vient corriger une injustice historique et peut-être aussi mettre en doute quelques préjugés. Toni Kroos est-il le « nouveau Zidane » ?
On a appris à le connaître, notre Zizou. Si les yeux verts plissent, c’est que tout le reste du corps entame une profonde réflexion. Cette fois sur Toni Kroos : « Ce que je retiens de Toni, c’est sa sérénité,(…)la sérénité qu’il dégage sur le terrain.(…)C’est ce que j’essaie moi en tant qu’entraîneur (sic) parce que je l’ai vécu en tant que joueur. Plus on dégage de sérénité, plus l’adversaire est en difficulté. » De la part du milieu de terrain qui peut-être avait la meilleure conservation de balle de tous les temps, on se dit qu’il exagère un peu. Qu’il en rajoute pour son copain. C’est de bonne guerre et c’est le jeu dans ce genre de film. On ne s’attend pas (heureusement d’ailleurs) à entendre les griefs des pourfendeurs de milieux de terrain égrainer une litanie de reproches malvenus. Quelques échanges de compliments pour la galerie, une ou deux anecdotes sucrées et voilà comment on emporte l’assentiment de l’audience sans même avoir eu besoin de rien lui démontrer, à peine besoin d’argumenter.
Pourtant, le jour de cet entretien, si Zizou évoque le talent de son joueur à l’imparfait, c’est que déjà la nostalgie du terrain pointe et qu’il faut à tout prix empêcher le démon de revenir. Car il reviendra au Real quelques mois plus tard (janvier 2019). Grâce à cet entretien, on sait désormais pourquoi : « J’étais un joueur technique aussi, j’aurais adoré jouer avec lui(…). Le voir s’entraîner au quotidien… oui… j’adorais voir Toni s’entraîner. Il était juste… C’était juste exceptionnel ce qu’il faisait à l’entraînement et je pèse mes mots. Moi, j’étais bon à l’entraînement aussi, mais j’étais pas comme lui. Lui c’était simple… je ne l’ai jamais vu perdre un ballon. Alors s’il en a perdu… peut-être un seul. C’était toujours fin, efficace, jamais de jour sans. Donc voilà, c’est ça, l’anecdote. Les gens, ils n’ont pas la chance de voir beaucoup d’entraînement, c’est dommage. » Telle est la vérité : Zizou est revenu au Real pour voir Kroos contrôler le ballon.
Imprévisible imprévu
Certains diront qu’on exagère. Kroos, c’est pas Zizou, c’est pas Xavi, c’est pas Pirlo. Pourtant à y regarder de plus prêt, partout où il a joué ces dernières années — c’est ce que montre le montage tout en suggestions du film —, l’équipe entière a atteint des sommets : Bayern de Heynckes en 2012, Allemagne 2014, Real 2016, 2017, 2018, 2020. Le bon Toni peut également accrocher à ses innombrables trophées collectifs deux statistiques individuelles : 93,4% de passes réussies depuis 2015, 91,3% dans le dernier tiers du terrain. Et là, tout à coup, le silence se fait. Une question qu’on ose à peine poser à voix haute : si on avait (presque) raté Toni Kroos ? On l’avait remarqué, bien sûr. On a même beaucoup respecté sa manière de toujours jouer le buste relevé, de ne jamais avoir l’air pressé, de poser religieusement ses ballons au pied d’un poteau de corner avant de s’élancer. On a vu tout cela, bien sûr.
Mais nos cœurs étaient à Özil, Basti ou Rolls Reus. Kroos, on l’admire, mais Kroos, on ne l’aime pas. Pas autant que les autres, en tout cas. L’habileté de ce film réalisé par Manfred Oldenburg est de nous adresser un petit reproche amical, comme une tape sur l’épaule. « Le football est un jeu dans lequel presque rien ne se passe comme prévu. On anticipe sans cesse, mais finalement, tout prend une tournure différente. Autrement dit, le football est une sorte de néant bouillonnant(…), 80% des passes décisives n’aboutissent pas. 80% des occasions ne se concrétisent pas. Il y a très peu de choses qui marchent au football », philosophe Wolfram Eilenberger. Le journaliste allemand a raison. Dans le football, rien ne fonctionne jamais. Sauf Toni Kroos.
La passion dans l’histoire
« Le football révèle les passions de manière incomparable. Si un réalisateur de films parvenait à créer un sentiment dans le même genre, il serait le plus célèbre du monde et de l’industrie du cinéma. Et ça deviendrait le domaine le plus lucratif qui soit », reprend Guardiola qui l’avait connu à Munich. Le monde du football est celui de la passion et de la démesure, Pep a raison. Or, deux étrangetés semblent se concentrer sur la figure de Toni Kroos. 1/ Comment a-t-il fait pour échapper à une telle folie ? Cette attitude est forcément suspecte. 2/ Dans un panorama aussi chaotique, la froide raison peut-elle devenir source d’émerveillement ? Tel est l’insondable paradoxe de ces joueurs à qui l’on confie le ballon comme pour le mettre à l’abri de l’orage. Ils injectent du froid quand le match leur semble trop chaud ou bien l’inverse, insufflent de l’air chaud quand ils savent avant les autres que la prochaine accélération sera fatale à leur adversaire du jour. En ce sens, un meneur de jeu ressemble, Zizou a raison, à un entraîneur : il met en forme l’informe, il organise l’imprévu. Malheureusement on ne remplit pas des stades avec des traités de climatologie. La passion pour l’ordre est la chose au monde la moins partagée.
La mesure profonde
Voilà peut-être la raison secrète pour laquelle Zizou insiste tant. À l’entendre aimer la mesure de Toni Kroos (les contrôles nets, les passes dans l’intervalle, la fiabilité, la force dans les grands matchs, le milieu de terrain), on se dit qu’on n’avait peut-être pas admiré les meilleures qualités chez Zidane-joueur. On s’était laissé aller à quelques postures acrobatiques, une ou deux reprises de volée, rien de très rationnel. La plasticité de son football nous avait détournés de la nature véritable de son génie. Comme Toni Kroos, il avait été en réalité l’agent discret, mais redoutable de la mesure pendant un match.
Curieux paradoxe pour un homme qui a suscité autant de dévotion et de démesure. Smaïl Zidane, le père du coach, le dit très bien dans son livre. La vertu est d’une autre nature : « du travail, du sérieux, des efforts,(…)celui qui applique cette recette (en y ajoutant une cuillerée d’humilité, un zeste de sacrifice et une bonne louche de gentillesse) a tout à espérer de la vie. Il vivra tranquille, travaillera tranquille, dormira tranquille. Tranquille, mais la tête haute(…). La sérénité rend fort et invulnérable. » Il est là le secret de la tête haute de Toni Kroos. Il nous dit la vérité de Zinédine Zidane.
Par Thibaud Leplat