Quels rapports entretiens-tu avec le football ?
J’aime le foot quand ça reste un jeu. Avant, j’étais un grand supporter d’une équipe en Côte d’Ivoire, qui s’appelait l’Africa Sport et de l’équipe de mon village, qui s’appelle le Denguélé Sport. Enfin, jusqu’au jour où je me suis fait chicoter par les gendarmes. On n’avait pas de sous pour se payer l’entrée au stade et on s’était amassés sur les clôtures. Au moment d’un but, on a été des centaines à profiter de l’euphorie pour rentrer dans le stade, ce qu’ils n’ont pas apprécié. Du coup, je me suis calmé. Depuis, j’aime donc le côté jeu, mais moins cette folie de supporter.
As-tu pratiqué ?
J’ai joué un peu au quartier quand j’étais à Abidjan avant d’aller au Mali. On organisait des petits tournois, c’était l’occasion de rassembler tout les jeunes. D’ailleurs, j’avais oublié tout ça. Mais un jour, je suis allé saluer un vieux dans sa cour et il m’a dit en souriant : « Tu sais, on se rappelle quand tu étais ici et que tu organisais tous les tournois pour les jeunes. » Le football rassemble, quand il ne s’agit pas de violence ou de fanatisme. C’est un vecteur d’unité.
Tu iras à la Coupe du monde ?
Je ne pense pas, je serai en tournée à ce moment-là, mais ce qui est sûr, c’est qu’avant chaque concert, la télé sera en marche. Et je soutiendrai l’équipe de Côte d’Ivoire. J’espère qu’elle remportera la Coupe du monde. Si ce n’est pas nous, j’espère que le Ghana ou un pays africain va l’emporter. Vous savez, on a raté le rendez-vous du rassemblement des Africains il y a 4 ans lorsque Gyan a manqué son penalty. Ce jour-là, j’étais au Bénin et le pays était en ébullition. C’était extraordinaire, alors que c’était le Ghana qui jouait. J’imagine que s’ils avaient remporté la compétition, toute l’Afrique aurait dansé et chanté pour une cause commune. Il n’est jamais trop tard, on a des grands joueurs.
Quel reste ton meilleur souvenir ?
Côte d’Ivoire 92, la victoire à la CAN. Tous les Ivoiriens étaient fous de joie, j’étais jeune, encore dans ma ville. Les gens étaient dans les rues, ça a dansé jusqu’au petit matin. Le football a cette vertu-là, il peut requinquer. C’était trop fort.
En réalité, tu envisages plus le football comme vecteur de réconciliation des peuples ?
Oui, à l’époque, j’avais dit que Didier Drogba pouvait rassembler les Ivoiriens. Aujourd’hui, c’est encore d’actualité. Le seul qui peut rassembler tous les Ivoiriens, c’est Didier Drogba, parce qu’on est tous fiers de lui, que ce soit à l’ouest, à l’est, au sud. Tout le monde aime Didier. C’est quelqu’un qui peut faire quelque chose en Côte d’Ivoire. À chaque fois qu’il y a un problème, on a besoin de lui pour nous parler de paix, de réconciliation. Les autres joueurs aussi peuvent avoir ce rôle. Gervinho que j’ai vu une fois à l’aéroport et qui était très sympa, Kalou, les deux Touré… On a aujourd’hui de grandes fiertés dans le football international.
Tu souhaiterais qu’ils s’engagent à tes côtés ?
Effectivement, si jamais j’ai l’occasion de les rencontrer, je les inviterai à jouer dans toutes les réconciliations possibles, que ce soit en Côte d’Ivoire, au Mali, partout ou cela est en marche, les footballeurs ont un rôle important à jouer. Mais je n’ai pas de contacts directs avec eux. Simplement, je sais qu’ils écoutent beaucoup ma musique. D’ailleurs, j’étais très heureux l’autre fois lorsqu’on a demandé à Drogba quel était son artiste favori en Afrique, il a répondu Tiken Jah Fakoly. Je sais que Gervinho aussi adore ce que je fais. Je sais que ce sont des gens qui m’apprécient.
Quel rôle précis les verrais-tu jouer ?
Ils peuvent s’impliquer politiquement en prônant l’instauration de la démocratie. Le problème africain, c’est que chaque élection se traduit par des violences. En France par exemple, les gens votent pour les municipales, déposent leur bulletin tranquillement, et attendent chez eux les résultats. Chez nous, après chaque résultat d’élection, c’est des enterrements. Ces joueurs peuvent expliquer aux gens que les élections ne sont pas faites pour se taper dessus. Ils peuvent aussi soutenir des candidats, en expliquant pourquoi il vaudrait mieux que telle personne gagne pour le pays. Ils ont une carrière courte comparativement aux artistes, par exemple. Mais dans le petit temps qu’ils ont, ils peuvent changer le monde.
Que penses-tu des choix d’un joueur comme Eto’o ?
Ahhh, Sam en Russie, c’était grand ! Très grand ! Pas parce que c’est un grand joueur, mais parce que le racisme en Russie, tout le monde sait. On a des étudiants qui ont été assassinés là-bas, simplement parce qu’ils étaient noirs. Je veux pas généraliser, mais je sais qu’en Russie, on est considérés comme des sous-hommes. Et un mec comme Samuel, qui est considéré comme tel, arrive là-bas et dribble tous les gars, va marquer 1, 2, 3 buts et est le joueur le mieux payé de tout le pays. Ça montre sa valeur, ça repositionne les choses. C’est un message que Samuel a fait passer en Russie : « Vous ne connaissez pas l’Afrique, allez-y, regardez vers l’Afrique, ce sont des gens comme nous qui peuvent en plus vous dribbler sur un terrain. »
Et des critiques dont il a fait l’objet ?
J’ai beaucoup de respect pour les sportifs. Je fais du sport, je cours 45 min sur le tapis, donc j’imagine un footballeur qui le fait pendant 90 min. Ce ne sont pas des gens qui ont 20 ans de carrière, donc ils méritent d’être très bien payés durant le petit temps qu’ils font. C’est normal qu’ils puissent profiter de la vie après. Ce sont des gens qui se lèvent très tôt, qui subissent une pression permanente, on leur demande uniquement la victoire. Nous, on peut se permettre de temps en temps de faire des très bons concerts, d’autres un peu moins. Le fait de dire qu’il est allé en Russie pour gagner beaucoup d’argent, c’est un avis que je respecte. Mais je retiens qu’il nous a bien représentés en Russie. Pour moi, sa mission a été accomplie. Je l’ai rencontré une fois et je lui ai dit : « Salut, c’est Tiken Jah » et lui m’a répondu : « Tu rigoles, qui ne te connais pas ? Je t’écoute tous les jours. » (rires)
Au fond, le football a-t-il plus de pouvoir que ta musique ?
L’impact n’est pas le même. Les gens regardent un match et ensuite rentrent chez eux. La musique reste, les gens peuvent l’écouter aussi souvent qu’ils veulent, au petit déjeuner, au dîner. Nous, on a ce pouvoir de répéter la mission de paix et stabilité. Le mec peut l’écouter dans la voiture, dans les maquis, ces restaurants ouverts où l’on met la musique à fond. Mais ensemble, on peut faire beaucoup de choses.
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