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Thomas Hitzlsperger : « Faire mon coming out en cours de carrière m’aurait peut-être brisé »
Il y a dix ans, Thomas Hitzlsperger devenait le premier footballeur professionnel allemand à révéler son homosexualité, juste après sa retraite. Aujourd’hui ambassadeur de l’Euro 2024, l’ancien international ouvre la boîte à souvenirs dans une biographie qui fait un carton outre-Rhin et où l’on parle autant d’engagement sur le terrain qu’en dehors.
Le titre de ta biographie se traduit en français par Tentatives de courage, car tu expliques que le courage peut prendre plusieurs formes distinctes. Est-ce par exemple le cas quand Julian Nagelsmann convoque autant de débutants dans sa liste pour l’Euro, quand la fédé allemande sort un maillot extérieur aux couleurs inhabituelles et quand Ralf Rangnick refuse de convoquer, pour un rassemblement avec l’Autriche, des joueurs qui se sont rendus coupables de chants homophobes lors du derby de Vienne ?
(Rires.) Alors, pour commencer, Nagelsmann a un objectif : gagner l’Euro. On aurait pu penser qu’il s’entourerait de joueurs expérimentés pour l’atteindre, mais récemment, il a choisi de convoquer de nombreux jeunes et Toni Kroos. Je crois donc qu’il teste juste l’une des options qu’il a à sa disposition et on peut effectivement voir un peu de courage dans sa démarche. Ensuite, le choix des couleurs du maillot extérieur de la Nationalmannschaft est surtout malin parce que la DFB et Adidas savaient qu’il susciterait des réactions pas toujours positives, mais la démarche est réussie, car ce maillot se veut un symbole de solidarité. Enfin, ce qu’a fait Rangnick est avant tout remarquable, au sens littéral du terme, pas forcément courageux. Il connaît son poids au sein de la fédération et il a pris cette décision en conséquence, mais il aurait aussi pu ne pas la prendre, et c’est en ce sens que c’est remarquable. Je ne crois donc pas que l’on puisse spécialement parler de courage pur avec ces trois exemples, mais je les trouve tous très positifs.
La sortie de ton livre coïncide avec les 10 ans de ton coming out. C’était voulu ?
Disons plutôt que c’était un heureux hasard, mais je trouve que le publier 10 ans après ma fin de carrière, ça m’a donné une période suffisamment longue pour observer certaines choses avec du recul. Mon coming out occupe, certes, une place importante au fil des pages, mais j’ai aussi voulu parler des différents aspects de ma vie de footballeur : j’ai été joueur, consultant à la télé et j’ai travaillé à Stuttgart, à l’académie et au sein du board. Pour moi, ça faisait sens, car même si ma carrière a été bonne, je n’ai pas non plus été champion du monde ni remporté la C1, donc on en aurait vite fait le tour. C’est pour ça qu’il me paraissait intéressant de parler aussi de mon engagement en faveur de la diversité et contre les discriminations.
Le rôle d’exemple est abondamment abordé. Quelle en serait ta définition personnelle et penses-tu en être un toi-même ?
En tout cas, je l’espère. J’ai parcouru pas mal de chemin au cours de ma carrière et ce qui m’importe beaucoup, c’est l’intégrité, mettre en pratique les choses que je dis. Le football n’est pas un milieu forcément honnête et ça me pèse, mais j’aime le jeu en lui-même. J’étais ambitieux en tant que sportif, je voulais avoir du succès, mais pas non plus à n’importe quel prix. Pour moi, ça participe à être un modèle. L’autre aspect, c’est que je fais partie d’une minorité et je ne veux pas me sentir exclu. C’est pour ça que je veux aussi servir de modèle ici et me servir de ma voix. Pas forcément tous les jours, mais au moins quand j’estime que c’est nécessaire. Et j’espère que cela contribue, d’une certaine manière, à améliorer un peu la société.
Quels sont les modèles qui ont jalonné ton parcours ?
En premier lieu ma famille. J’ai grandi dans une ferme en Bavière, entouré de six frères et sœurs et c’est là que j’ai appris la notion de solidarité. Ensuite, comme jeune footballeur, mon premier souvenir reste le Mondial 1990 et des joueurs comme Jürgen Klinsmann, Lothar Matthäus et Rudi Völler. C’était mes idoles, et je voulais avoir le même succès qu’eux. Puis, quand je suis moi-même passé pro, je me suis découvert des modèles dans d’autres strates de la vie, des gens qui s’engageaient pour la société dans son ensemble.
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À quoi c’est dû ?
Quand j’ai eu 18 ans, en l’an 2000, je voulais partir à l’étranger et j’ai signé en Angleterre, à Aston Villa. Là-bas, j’étais un étranger et, qui plus est, un Allemand, avec tous les clichés qui nous collaient à la peau à cette époque. Ça m’a profondément marqué d’être confronté à des préjugés, mais c’est ça qui m’a poussé à m’intéresser à une autre culture, une autre langue et à la vie en général, pas seulement au foot.
Quand tu jouais à Aston Villa, tu te décrivais déjà comme un « autre footballeur » parce que tu posais plein de questions et que dans le bus, tu lisais des bouquins ou l’hebdomadaire Der Spiegel, ce qui surprenait les autres dans le vestiaire. Tu étais vraiment une exception ?
(Soupir.) J’avais aussi les mêmes centres d’intérêt que mes coéquipiers : les grosses bagnoles, les belles fringues… Mais par la suite, je me suis rendu compte qu’en dehors de l’entraînement et des matchs, j’avais suffisamment de temps pour continuer de m’instruire, notamment en lisant. En en parlant avec les autres, j’ai appris qu’ils trouvaient aussi ça intéressant, mais j’ai aussi senti que j’étais une sorte d’exception. Je crois cependant que ce serait moins le cas aujourd’hui, car il y a beaucoup plus de joueurs qui lisent des livres ou des revues et ont des centres d’intérêt multiples.
Tu cites notamment l’exemple de Marcell Jansen qui, en 2015, a mis fin à sa carrière à 29 ans. À l’époque, Rudi Völler déclarait que quand on fait ça, c’est qu’on n’a jamais aimé le foot. Les joueurs ont-ils d’autres priorités que leur simple carrière aujourd’hui ?
Je ne pense pas que la situation a totalement changé. Il y a encore une majorité de joueurs qui se donnent à 100% pour le foot pendant leur carrière et c’est très bien comme ça. Mais il y en a aussi pour lesquels ce n’est qu’un job, qui y jouent, mais qui n’en regardent pas à la télé, comme Ben White par exemple, ce qui ne l’empêche pas d’être un bon footballeur. Je trouve ça bien que chacun puisse décider de la façon dont il performe. Que l’on passe son temps libre à regarder des matchs, à lire des magazines ou à aller au théâtre, peu importe. Ce qui compte, c’est la performance sur le terrain et la cohésion au sein de l’équipe.
Est-ce la raison pour laquelle tu n’as pas fait ton coming out en cours de carrière, à Wolfsburg par exemple ? Pour ne pas « perturber » cette cohésion au sein du vestiaire ?
(Il réfléchit.) C’était il y a presque quinze ans, le monde a évolué depuis. À l’époque, je n’étais pas sûr de moi, je ne veux donc pas dire que c’était la faute des autres. En même temps, j’étais certain que si je faisais mon coming out, j’allais attirer énormément d’attention sur moi, alors que pendant mes dernières années de carrière, j’étais surtout remplaçant. Et ça, ç’aurait été bizarre. Mes coéquipiers auraient dit : « Tiens, il joue peu, mais c’est lui qui est dans la lumière. » Je n’aurais pas pu ni voulu porter cette responsabilité. C’est pour ça que j’ai attendu d’avoir mis fin à ma carrière. À ce moment-là, je ne jouais plus aucun rôle au sein d’une équipe ou d’un club. J’étais de nouveau moi-même.
Colin Kaepernick, que tu cites également dans ton livre, a dit : « Crois en quelque chose, même si ça implique de sacrifier tout le reste. » Cela signifie-t-il que l’on manque de courage quand on n’est pas prêt à tout sacrifier ?
Je trouve que c’est un bon exemple, car Kaepernick n’a jamais réussi à retrouver une équipe en NFL, ce qui n’est pas rien pour un sportif professionnel. Moi aussi, j’avais peur de ça. J’étais tellement déboussolé que je ne pensais qu’à l’idée de mal jouer après une telle révélation. Et je ne voulais pas qu’on me voie comme ça, car on aurait immédiatement fait un parallèle entre mon niveau sur le terrain et l’homosexualité. En fait, je voulais être fort au moment de faire mon coming out et à l’époque, je ne l’étais pas assez. Je ne dirais donc pas que c’était un manque de courage parce que le courage peut aussi mener à la destruction si l’on ne fait pas son choix au bon moment. Si j’avais pris cette décision à l’époque, cela m’aurait peut-être brisé, le risque existe bel et bien. Avec du recul, c’était donc plus judicieux d’attendre encore un peu.
Est-ce une explication au fait que, depuis ton coming out, aucun footballeur professionnel allemand n’a suivi tes traces ?
De fait, c’est la réalité, mais nous vivons dans une société dans laquelle on a le choix de dire ou de ne pas dire que l’on est homosexuel. Beaucoup de gens vivent avec des craintes qui leur sont inconnues et préfèrent ne rien changer jusqu’à ce qu’ils y soient habitués. Je trouve cela dommage, mais de par mon expérience, je peux dire que ça en vaut la peine quand on se fait confiance. Je respecte ceux qui pensent que leur vie deviendra pire après coup et c’est pour ça que je ne force personne, j’essaie seulement de ne donner que des exemples positifs dans mon livre, de servir de modèle pour encourager les autres : pour moi, c’était la bonne décision à prendre, la vie a continué, et ce, positivement.
Dans le reste du monde, on peut en revanche citer les exemples de Jakub Jankto, Josh Cavallo ou Jake Daniels. Pourtant, à lire certaines réactions, on a parfois l’impression que ces noms ne sont pas assez « gros » pour que leur coming out ait un impact ?
C’est effectivement regrettable d’attendre qu’un des meilleurs joueurs du monde révèle son homosexualité pour considérer qu’on assiste à un changement. Si un joueur de D3 allemande ou française le fait, on insistera sur le fait que ce n’est « qu’un » joueur de D3. Je crois cependant qu’il ne faut pas minimiser le fait que de plus en plus de joueurs, qu’ils soient professionnels ou amateurs, trouvent le courage de dire ouvertement qui ils sont et que cela ne les empêche pas d’être de bons footballeurs. Tous les coming out ont la même valeur. La société évolue petit à petit, il reste des problèmes, mais selon moi, on va quand même dans la bonne direction.
En 2021, Philipp Lahm a lui aussi écrit un livre, dans lequel il conseille notamment aux footballeurs homosexuels de ne pas sortir du placard pendant leur carrière. Est-ce un signal négatif ?
C’est son bon droit de le faire, mais de mon point de vue, je trouve ça dommage. Philipp Lahm est une célébrité qui a marqué notre sport. Beaucoup de gens vont lire son livre et penseront que, comme c’est Philipp Lahm qui a écrit cela, c’est qu’il a raison, au vu de l’impact qu’il a dans le football. Je suis donc d’un autre avis, mais je respecte le fait que sa vision soit différente de la mienne.
Dans l’autoanalyse que tu fais de ta carrière, on observe un parallèle entre la fin d’un cycle, les performances de ton corps sur le terrain, et le début d’un autre, la découverte et l’acceptation de ton homosexualité. Comme si la fin de quelque chose signifiait automatiquement le début de quelque chose d’autre.
Oui… Si j’avais été conscient d’être homosexuel à 18 ans, ma carrière aurait pris une tournure complètement différente. En ce sens, je suis très content de ne pas l’avoir été pendant longtemps, peut-être même de l’avoir refoulé. Sans quoi, je n’aurais peut-être pas été un bon footballeur, il faut le dire. Chaque parcours est différent et celui-là, c’était le mien. Certaines personnes savent qu’elles sont gays à 16 ans, moi ça a pris un peu plus de temps, et je connais des gens pour qui ça a duré encore plus longtemps. Il faut normaliser le fait que ce cheminement peut être un combat, qu’on est parfois en proie au doute. Mais ensuite, quand les choses sont claires et qu’on n’a plus peur de la société, c’est le moment de le dire, sans filtre, en insistant sur le fait qu’on mène une vie heureuse. C’est pour ça que j’essaie de m’engager au quotidien.
Au début de l’année, tu as participé à un documentaire intitulé Homosexualité, le dernier tabou. Qu’en est-il de la dépression dans le football, une thématique qui revient fréquemment dans l’actualité et dont l’ancien gardien international allemand Robert Enke reste, aujourd’hui encore, un symbole macabre ?
Déjà, j’évite d’associer l’homosexualité et la dépression, comme si les deux allaient forcément de pair. Ensuite, je crois que la différence, c’est qu’on parle beaucoup plus ouvertement de dépression aujourd’hui, et le suicide de Robert y a fortement contribué. Dans le sport par exemple, la présence de psychologues au sein des clubs est devenue complètement banale. Si les deux sont encore malheureusement considérées comme des faiblesses, il faut souvent attendre d’avoir raccroché les crampons pour révéler son homosexualité, tandis que pour la dépression, et c’est surtout le cas en Angleterre, on peut en parler en cours de carrière, au même titre qu’une dépendance à l’alcool ou au jeu. Et dans tous les cas, cela aide à normaliser la chose au sein de la société dans son ensemble, et ce, même si le football continue parfois de vivre dans une bulle.
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Finalement, préfères-tu que l’on se souvienne de toi comme du joueur ou de l’homme qui a eu le courage de faire son coming out ?
Soyons réalistes. En tant que footballeur, je laisserai sûrement un souvenir aux supporters de Stuttgart et d’Aston Villa. Quand je suis invité dans une école pour parler de lutte contre les discriminations, les enfants ne me voient pas jouer au stade tous les week-ends, ils ne me connaissent souvent pas plus qu’à travers mes highlights sur YouTube. Mais quand je leur dis que j’ai joué contre Cristiano Ronaldo, je devine quand même une forme de respect de leur part. L’autre aspect m’est très important quand je sais que mon témoignage a pu toucher des gens et que je peux être vu comme un modèle. Je dirais donc les deux, sans préférence particulière : je me sens tout aussi fier quand on me dit que j’ai été un bon joueur et que mon coming out a aidé quelqu’un.
Propos recueillis par Julien Duez
À lire : Thomas Hitzlsperger (avec Holger Gertz) - Mutproben (éditions Kipenheuer & Witsch, 2024, 224 pages, non-traduit)