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Thierry Luthers : « En Belgique, les agents ont un rôle beaucoup plus important qu’ailleurs »
Trois ans après le Footgate ayant secoué le football belge, le documentaire Le Milieu du terrain, qui a été diffusé ce mercredi sur la chaîne La Une, a remis une pièce dans la machine avec de nouvelles révélations accablantes sur les pratiques outre-Quiévrain : arbitres et dirigeants corrompus, magouilles d’agents, matchs truqués moyennant quelques montres de luxe, le tout avec l’ombre de la fratrie Bayat jamais bien loin. Le journaliste Thierry Luthers, qui a enquêté pendant deux ans et demi pour ce film avec Patrick Remacle, nous en dit plus.
Vous avez lancé ce projet à la suite du Footgate. C’est un tournant dans l’histoire du football belge ? Je pense que ça va faire, si ce n’est un tsunami, au moins une très grosse vague, parce que les inculpations devraient tomber fin octobre. Il y a plusieurs enquêtes parallèles. Il y a le dossier instruit à Tongres, petit ville du Limbourg, sur lequel porte le documentaire : il concerne Mogi Bayat et le futur repenti Dejan Veljković, acteur clé du dossier, car il a tout balancé. Et il y a toute une série d’enquêtes menées à Bruxelles dans d’autres dossiers par d’autres magistrats et d’autres enquêteurs, et là c’est plutôt sur Christophe Henrotay et Didier Frenay, deux très grands agents du football belge qui habitent à Monaco. Il y a aussi eu l’histoire de Patrick De Koster qui était l’agent historique de Kevin De Bruyne, mais qui ne l’est plus, De Bruyne ayant porté plainte contre celui qui était son agent et quasiment son deuxième papa. Et il y a aussi eu un gros dossier que j’ai lâché la semaine dernière, sur des magouilles autour de la vente du Sporting d’Anderlecht à Marc Coucke, où on retrouve également Christophe Henrotay : ça a fait beaucoup de bruit parce que Roger Vanden Stock a été inculpé. Ce qui s’est passé la semaine dernière, c’est le coup d’envoi d’un long feuilleton footballistico-judiciaire. Mais la Covid n’a pas aidé la vitesse de la justice. On est dans un moment clé, avec des révélations, des renvois au tribunal qui vont arriver, etc. Le dossier Mogi Bayat, c’est essentiellement un dossier fiscal et un dossier « carrousel TVA » (expression belge pour parler de fraude à la TVA, NDLR). Et nous, on est venus avec d’autres éléments sur la corruption des dirigeants et les matchs truqués. On a des témoignages qui montrent que Bayat offre des montres pour faire des transferts et pour acheter des matchs (Bayat a déposé une plainte pour diffamation et pour violation du secret de l’instruction, a-t-on appris ce jeudi 30 septembre).
Il y a malheureusement eu énormément de scandales de corruption dans l’histoire du foot belge, des années 1960 à nos jours, et ce, dans plusieurs divisions. La Belgique est-elle plus corrompue qu’un autre pays en matière de football, ou est-ce simplement une triste généralité ?Un peu des deux. Il y a eu des scandales à répétition, dont le plus gros a été le Standard-Waterschei avec Raymond Goethals, en 1982. Il y a aussi eu le scandale Zheyun Yé, qui truquait des matchs en proposant de l’argent… C’est un petit marché où les agents sont très importants. Parce que les clubs ont peu de revenus en dehors des transferts de joueurs, ils sont extrêmement dépendants financièrement de l’achat et revente de joueurs. On est quand même limités en matière de marketing, merchandising ou des droits TV, qui ne représentent que 100 millions pour les 18 clubs de première division : 100 millions pour 18 clubs, c’est autant que pour le dernier de la Premier League ! Mais surtout, la caractéristique du football belge, c’est qu’il y a un monde de l’entre-soi où tout le monde se connaît : ce sont toujours les mêmes agents avec les mêmes dirigeants. Il y a un terreau propice à des relations de type consanguines ou incestueuses, qui peuvent déboucher sur des pratiques illicites. Un dirigeant m’a dit un jour : « Pourquoi je ne le ferais pas puisque tout le monde le fait ? » Ça fait 25 ans que je suis journaliste sportif, et il y a deux choses qui m’ont frappé. Tout d’abord, l’omerta, qui est hallucinante, c’est la loi du silence. J’ai rencontré beaucoup de monde, et dès que tu sors une caméra, il n’y a plus personne. Et cette histoire de montres : tous les deux, on a été interpellés très vite et on a senti que cette histoire de montres était importante. La montre est vraiment le marqueur social : celui qui a une grosse montre, il a un gros contrat. Dans le monde du foot, je crois que c’est le signe extérieur le plus important. Ça passe partout, et c’est très présent dans le football belge. Quand on a appris qu’il y avait toute une série de boîtes de montres vides chez Mogi Bayat, on s’est dit, mais où sont passées ces montres ?
Il est plus facile de cacher des choses dans le football belge et d’y faire ce que bon nous semble ?C’est un peu le sentiment que l’on a après avoir fait une telle photographie. J’ai été frappé par la proximité des agents avec les dirigeants, et comme tout passe par la vente des joueurs, les agents ont un rôle beaucoup plus important qu’ailleurs, ils sont omnipotents. Les trois gros agents historiques qui règnent sur le foot belge, ce sont Mogi Bayat, Didier Frenay et Christophe Henrotay. Ils ont un rôle primordial dans le marché. Le système doit changer de l’intérieur, avant tout. Si on veut réformer et avoir une gouvernance plus saine, je pense que les joueurs doivent payer eux-mêmes leurs agents et que ce ne soit plus les clubs, et ensuite je ne comprends pas pourquoi un agent touche autant sur un transfert. Qu’il touche sur le salaire de son joueur, c’est totalement légitime, mais toucher des sommes colossales comme on l’a découvert concernant le transfert de De Bruyne avec Patrick De Koster, c’est un peu choquant, surtout si le joueur n’est pas au courant. L’intérêt est que la parole se libère : De Bruyne a porté plainte, Meunier aussi avec Didier Frenay.
La justice, les politiques et les instances sont-ils capables de prendre des mesures significatives ?Je pense que la justice aura envie de frapper un grand coup, d’en faire un exemple. Que ça ne va pas être un pétard mouillé. Comme ce sont des éléments qui se sont produits il y a pratiquement trois ans, les gens disent que c’est fini, qu’on n’en entend plus parler. Il y a aussi une inquiétude dans le monde du football belge parce que les enquêtes ont mis à jour des anomalies fiscales, et je crois que des amendes assez costaudes vont tomber.
Avant de relancer la machine avec ce doc, vous aviez l’impression que les gens avaient déjà oublié le Footgate ?Absolument, comme si cela n’avait pas existé. Je leur dis que la justice avance à son rythme, la Covid n’a rien arrangé, d’ailleurs pendant six mois, je n’ai plus travaillé sur mon docu.
Vous citez quatre matchs potentiellement truqués, en 2014 avec l’ombre de Mogi Bayat et en 2017 avec Dejan Veljković. Pensez-vous qu’il y en a eu d’autres en première division, ces dernières années ?Il y en a un autre très bizarre, c’est Eupen-Mouscron. L’histoire avec Veljković a commencé avec des suspicions parce qu’il avait ouvert plein de comptes dans des banques à Genk. Ils l’ont mis sur écoute et ont découvert des histoires de match truqué autour de Malines/Waasland-Beveren, en 2017-2018. Le même jour, il y avait eu un Eupen-Mouscron très étrange qui se termine par un 4-0 pour Eupen (avec trois buts dans les dernières minutes), qui se maintient à la différence de buts par rapport à Malines, qui avait tout fait pour truquer son match, a été l’arroseur arrosé et est finalement descendu après n’avoir gagné que 2-0. Je ne comprends pas pourquoi on n’a pas davantage enquêté sur ce match-là. Il y a eu une enquête disciplinaire de la fédération belge de football, mais avec des moyens limités, et ce n’est pas ça qui va faire avancer le schmilblick. Il y a eu des sanctions de la fédération pour Malines-Waasland, mais on attend encore les sanctions de la justice. Concernant Eupen-Mouscron, il n’y a eu aucune sanction parce que le parquet de l’Union belge de football a décrété qu’il n’y avait pas matière à aller plus loin. Roland Duchâtelet, l’ancien président du Standard, qui est un peu l’accusateur, avait porté plainte contre X, le 23 novembre 2018, pour les matchs de 2014. Mais ça n’a pas été suivi de faits au niveau de la justice. Je crois savoir que deux enquêteurs sont venus poser trois questions à Duchâtelet et son avocat, mais ça n’a pas été plus loin.
Les deux titres de champion d’Anderlecht, en 2014 et 2017, pourraient-ils lui être retirés ?Théoriquement, oui. Le délai de prescription a la fédération belge de football est de 8 ans.
Mogi Bayat est également très influent en France, notamment du côté du FC Nantes. Avez-vous également appris des choses sur ses liens avec Nantes et Waldemar Kita ? On a voulu s’y intéresser, mais ça nous faisait repartir sur autre chose, et on a dû faire des choix. En Belgique, on connaît cette affinité avec le club de Nantes, d’ailleurs Bayat était récemment à un match Charleroi-Bruges avec Kita.
Propos reccueillis par Jérémie Baron