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Thiellement : « Domenech, un personnage extraordinaire »
Auteur d’essais sur McCartney, Twin Peaks, David Lynch, Lost et d’un premier roman intitulé Soap Apocryphe, le philosophe Pacôme Thiellement est fin observateur de la chose footballistique.
C’est quoi au juste ton rapport au foot ?
Mon père aime le foot. Je comprends très bien ceux qui aiment le foot, mais ce qu’ils trouvent dans le sport, je le trouve ailleurs. Le rapport au corps, je le trouve en regardant de la danse indienne ou de la danse arabe, ou dans les claquettes des années 50. Le football, lui, ne m’intéresse que quand il y a un point de fiction.
Et ton point de fiction préféré dans le foot, alors ?
La finale de 2006 où Zinedine Zidane a filé un coup de boule. D’ailleurs, à ce moment-là, j’étais complètement pris, j’étais le seul à être content, à trouver ça cool.
Tu n’es pas vraiment un supporter en somme ?
J’ai le même problème avec le foot qu’avec la politique : je n’arrive pas à avoir une logique partisane. Je me sens totalement étranger au destin d’une nation. En fait, ça ne m’intéresse que si, derrière, il y a une fiction.
Ce qui en soi paraît assez normal. Mais du coup, tu « supportes » qui dans le foot ?
Du coup, le mec que je préfère dans le foot, c’est Raymond Domenech, un personnage extraordinaire. À l’époque, je lisais Abellio et, dans son œuvre, il y a un personnage qui s’appelle Domenech. Raymond Abellio et Raymond Domenech ont la même passion pour l’astrologie, et la manie de toujours tout mêler à leurs évènements amoureux. En outre, Abellio est scorpion et Domenech a exclu volontairement tous les scorpions de son équipe. Domenech est comme un Abellio à l’envers. D’ailleurs, Raymond Abellio a écrit un texte où il explique que le rugby permet de vérifier la pertinence de son système « la structure absolue » (en gros, il s’agit de la mise en relation de pôles opposés ou contradictoires afin de créer un évènement), mais que le foot n’est pas un champ pertinent. Enfin bref, toujours est-il que Domenech, à ce moment-là, devenait un personnage ; il y a une vie de Raymond Domenech à écrire. Ainsi, quand le sport arrive dans les films, comme dans Any Given Sunday de Oliver Stone, j’aime beaucoup, mais quand je vois un match, il me manque tout le background, tout ce qui permet d’entrer totalement dans une relation complexe, ambivalente et non partisane. Car la question de la victoire m’est accessoire.
Sauf que dans le foot, tu n’as pas le droit de ne pas désirer la victoire, de ne pas être supporter…
C’est bien pour ça que je n’en parle jamais. La logique partisane dicte la majorité des émotions humaines. Plein de gens étaient pour la Grèce contre l’Allemagne à cause de ce que représentait le pays, pour « venger » l’humiliation par le sport. On cherche toujours un lieu de rétribution, et le sport le devient.
Tu parles de logique partisane, comme en politique ?
Oui, c’est exactement la même démarche. Autre point commun d’ailleurs, le sport est le seul truc télévisé où le direct joue vraiment, avec les débats présidentiels. Tout le reste est en différé. Et en plus, Internet contribue à la reprise de la répartition fractale de l’information… La concentration est vraiment orientée. Tout ça n’est que robinet qui coule. Le moment d’émotion intense, le vrai, c’est le direct.
En effet, ce n’est pas du tout pareil de regarder un match en différé…
Voilà ! Et moi, l’émotion et l’obsession que les gens peuvent avoir par rapport à leur match de foot, je l’ai avec les séries. Il faut récupérer l’épisode le plus vite possible par rapport à la diffusion américaine, attendre jusqu’à 4h du mat pour lancer le téléchargement, faire une sieste, se réveiller une fois le téléchargement terminé… C’est comme ça que tu as l’intensité. Sans ça, ça n’a aucun sens de regarder du sport sur l’écran.
Et puis le direct est, par définition, synonyme d’inattendu ?
Oui, c’est l’inattendu qui est recherché. C’est le miracle qu’on attend. Et c’est pareil dans la fiction, quand c’est trop bien rodé, tu vois défiler les pages du scénario. Là est tout le défaut de ce ciné post-séries, qui est archi structuré, hyper maîtrisé et, au final, super ennuyeux.
Quand tu dis ça, on ne peut pas s’empêcher de penser au Dark Knight de Nolan…
C’est un très bon exemple, en effet. Quand tu vas trop loin dans la maîtrise de tous tes effets, tu anéantis toutes les sensations du spectateur. Et tout se dérègle. Ce qui semblait de la rapidité devient de la lenteur. Dans Batman, la construction est trop parfaite, trop rapide donc monotone, etc. Dans le jeu vidéo, c’est théorisé, on appelle ça la vallée de l’étrange. En gros, si tes personnages sont trop réalistes, eh bien le joueur n’y croira pas. C’est intéressant. Et c’est une belle leçon, une vraie leçon de vie : on atteint le moment où la perfection technique devient une entrave et pas une aide. Dans Lost, par exemple, tout réside justement dans l’extrême lenteur avant les moments d’accélération. D’un coup, tu as une faille d’intensité.
Un peu comme le Barça, où la construction est techniquement rodée et complètement maîtrisée ?
Oui, c’est d’un ennui… Et puis c’est inquiétant. Vouloir tout contrôler comme ça, que ce soit dans le foot, la vie ou la fiction. Ce trafic de vouloir une fiction avec aucun élément de sortie, aucun moyen de rêver, de laisser son imagination prendre le relais, c’est une vraie névrose en fait. Une névrose d’élèves modèles. Pas un moment de côté, pas un geste déplacé… C’est flippant. Et puis bon, ça n’a aucun intérêt pour celui qui le reçoit. Alors que la vraie perfection technique, un, ne se remarque pas, deux, est au service des moments de grâce. C’est la justification ultime du sport : l’évènement. Le grand accident que tout le monde attend. Le moment de grâce. Et s’il n’y a pas de moment de folie, il n’y a pas de moment de grâce. C’est commun à toutes les pratiques, les deux coexistant souvent dans le même individu.
À lire : Soap apocryphe, de Pacôme Thiellement. Éditions Inculte. 158 pages, 14,90 euros. Ou quand le soap opera et les évangiles apocryphes entrèrent en collision…
Propos recueillis par Simon Capelli Welter