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Thibault Casanova : « Le huis clos a toujours été une punition, jamais une solution »
Auteur de plusieurs livres sur l'importance culturelle des stades et des liens que lient les enceintes avec les supporters, Thibault Casanova évoque l'évolution du football. Qu'il juge négative de par la perte d'identité des lieux historiques, renforcée par la crise sanitaire actuelle imposant huis clos et délocalisation.
Tu as écrit des livres sur l’importance du stade, sur les liens entre cet endroit et les supporters. La délocalisation de la fin de la Ligue des champions à Lisbonne, dans un lieu « neutre » , ne doit pas te faire plaisir…
La crise sanitaire accélère le processus souhaité par les autorités, qui sont dictées par les insupportables profits économiques. Globalement, on assiste depuis quelques années à une évolution négative.
Comment cette « évolution négative » se traduit-elle ?
Parler de stade, c’est parler de mémoire et d’histoire. De culture, de passion. Le stade constitue un lien entre plusieurs générations qui l’ont fréquenté, le fréquentent et le fréquenteront. C’est comme une maison de famille qui a vu passer beaucoup de monde, c’est un refuge. À cela s’ajoute une architecture spécifique, qui peut faire référence à une époque ou éventuellement à une politique comme en Italie avec l’ère Mussolini. Or, la majorité des stades neufs n’ont pas de personnalité architecturale. Ils se ressemblent de plus en plus avec de grands escaliers, et sont construits en périphérie sans ancrage au tissu urbain. Cette désappropriation est amplifiée par le naming, qui est une catastrophe en matière de sentiment d’appartenance. Quand vous allez voir jouer le Bayern Munich, vous vous rendez à l’Allianz. Quand vous allez voir jouer Nice, vous vous rendez aussi à l’Allianz… En Écosse, Dumbarton a changé quatre fois de nom depuis 2000 !
L’ambiance en pâtit-elle directement ?Oui, car il y a une sélection des supporters par l’argent. On se rend alors compte que nous sommes dans un spectacle complètement économique, ceux qui vont au stade ne sont pas les premiers ni les vrais fans. D’autant que la réglementation est draconienne pour le public, tout devient aseptisé. En Angleterre, à Newcastle notamment, il est interdit de se lever.
Existe-t-il, au contraire, des exemples positifs ?La Juventus a quitté le particulièrement sinistre et froid Stade des Alpes, construit en périphérie en 1990 pour la Coupe du monde, afin de retourner dans un stade de capacité réduite, mais où les dirigeants savent qu’ils peuvent compter sur une ambiance plus conforme aux attentes. Liverpool, lui, préfère acheter des maisons autour d’Anfield et agrandir son enceinte plutôt que de déménager à l’extérieur du quartier alors que ça va coûter plus cher. Ces clubs ont compris que le stade contribue à une permanence et à une continuité de leur histoire, il s’agit d’un élément prenant en charge le patrimoine et les valeurs de l’entité. Le stade est aussi important que les supporters, avec qui il forme les piliers du football. Les dirigeants et les joueurs passent, pas les stades ni les supporters. Enfin, normalement… Les interactions entre ces piliers font que le spectacle devient une tragédie antique, unique et incomparable. Un seul manque, les supporters avec le huis clos par exemple, et il n’y a plus de saveur au spectacle.
Le huis clos est pourtant devenu la norme, avec la pandémie de coronavirus.C’est la négation absolue du spectacle, qui s’explique par les seuls enjeux économiques. En temps normal, le huis clos est une punition. Une vraie sanction sportive, hein. Là, on érige le huis clos comme une solution miracle… Avec des ajouts pathétiques qui plus est, comme des bandes-son imitant le bruit des supporters ou des cartons portant la tête de ceux qui le souhaitent. Regardez le geste de kung-fu d’Éric Cantona, repris par des supporters anglais devant des tribunes vides : lorsqu’on voit cette image, on trouve le geste complètement ridicule. Ce n’est peut-être pas un geste à applaudir, mais il n’a vraiment aucun sens dans ce contexte. Sans les supporters, le foot ne veut rien dire et perd toutes ses émotions.
Dans ton dernier ouvrage, intitulé Portails de stade, tu as travaillé sur les entrées de stade. Tu considères que l’étude de ces portails permet de comprendre pourquoi le huis clos donne un coup mortel au spectacle et à la ferveur ? Les entrées de stade rappellent le lien indéfectible entre l’équipe, le lieu et les supporters. C’est le passage d’un lieu commun à un espace de rêve, d’adrénaline. Dans n’importe quelle civilisation et à n’importe quelle période, la porte symbolise le passage d’un état à un autre. Elle sépare deux mondes différents, souvent un endroit profane et un endroit sacré. Tout supporter, qu’importe sa catégorie sociale et sa situation familiale, attend devant cette porte et la traverse en effaçant les différences. Tout le monde est là pour la même chose : supporter le club, sublimer son identité et sa passion. La porte est une entrée ouverte vers des scènes de partage et d’échange, et le fait d’avoir des images de cadenas avec le stade en arrière-plan pendant le Covid correspond à la mort symbolique du foot. À Newcastle, le stade d’origine avait un portail sans prétention. Il est désormais sous-dimensionné par rapport à la grandeur de St James’s Park, mais malgré tout, il a été remis en état et est fixé sur une façade. West Ham, pareil : après la démolition d’Upton Park où se présentait un portail que toutes les générations ont connu, les associations de supporters ont signé une pétition pour qu’il soit conservé et est maintenant exposé dans la boutique officielle du club. Le drame, c’est donc la porte fermée avec le match qui se joue derrière.
Propos recueillis par Florian Cadu