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Foot et homophobie : un coup de Crampons dans la fourmilière
Mardi soir, à Suresnes, se tenait la dernière représentation de la saison de la pièce Les Crampons. Avec cette œuvre, la compagnie Diptyque théâtre veut mettre en lumière les dérives homophobes dans le monde du football tout en racontant le destin funeste de Justin Fashanu, premier joueur à avoir fait son coming out.

« Où es-tu ? » Les premiers mots sont lancés dans le vide. Ils permettent de rapidement faire comprendre que le personnage principal ne sera jamais vu pendant le récit. Dans Cuisine et dépendances, l’invisibilisation du héros permet aux autres protagonistes d’entrer dans la lumière, tandis que dans En attendant Godot, elle le sublime et fait ressentir toute l’importance de sa présence. Mona El Yafi, dramaturge de la pièce Les Crampons, s’est plutôt inspirée du second : « L’invisibilisation rend physique ce que lui vit, ce que lui ressent. Le pari était de le faire exister par le regard violent, toujours ambigu, pour le faire éprouver physiquement. Quand on est discriminé, on est néantisé. S’il n’y a pas une mutation du regard, on continue à ne pas être vu. » Le point de vue sert de fil directeur à ces 90 minutes éreintantes, mettant en perspective la révélation de l’homosexualité de Makaio Xiong, malgré lui, dans un club en passe de monter en Ligue 1, avec l’histoire vraie de Justin Fashanu, premier footballeur à avoir fait son coming out, huit ans avant de se suicider à la suite d’un long harcèlement de la part de ses coéquipiers, de la presse, du public et même de sa famille.
Le Mariage pour tous, MeToo, Black Lives Matter, ont mis en perspective le conservatisme qui perdure dans le monde du football et les avancées sociétales qui tendent vers plus de tolérance.
Ici, c’est le regard du vestiaire qui est ausculté avec précision. D’une célébration de victoire, bras dessus, bras dessous, torses nus, muscles saillants, au rythme des « pédés » et autres « tapins » du titre DA de PNL, les joueurs passent à l’état de sidération en apprenant qu’un de leurs coéquipiers, leur ami, leur frérot, est homosexuel. « Je pensais que ça n’arrivait qu’aux autres, enfin pas chez nous, quoi », avoue Keon, le frère de Makaio, longtemps dans son ombre. Rapidement, les « pédé », « tarlouze », « fiotte », « pédale », « tafiole » ou « diva » fusent, presque comme des ponctuations.
Les gradins pleins du théâtre Jean Vilar de Suresnes s’interrogent, doivent-ils rire de la bêtise des joueurs, homophobes sans vraiment s’en rendre compte, au risque de tomber dans la complaisance, ou se montrer offusqués à chaque insulte lancée ? « On a mené un travail de collecte de parole, des joueurs pros et amateurs, quelques joueuses, des supporters, des arbitres, des coachs, des journalistes, pendant un an et demi. On leur a demandé quelles étaient les insultes proférées. Elles n’ont l’air de rien, pour certains, elles sont vraiment investies d’homophobie, pour d’autres, c’est une espèce d’homophobie ordinaire, voire juste une façon de parler », remet Mona El Yafi pour expliquer que ces mots ont tous déjà été prononcés sur et aux abords des terrains, dans les vestiaires et, bien sûr, dans les tribunes. « On dirait une frappe de femme enceinte » et « je préfère un homo viril qu’un hétéro effeminé » sont les phrases qui ont le plus marqué la dramaturge et son ami, metteur en scène de cette pièce, Ayouba Ali.
Enseigner et choquer
Avant d’assister à la dernière représentation de la saison, les deux se posent autour d’une table pour dresser le bilan de 30 ans de « légères avancées » et de « grands reculs » de la lutte contre l’homophobie dans le monde du ballon rond. Ils n’en sont pas issus, l’autrice a même dû faire face à sa répulsion née pendant ses années scolaires où elle côtoyait les jeunes du centre de formation de Martigues. Cet œil neuf, « presque sociologique », lui permet de n’éluder aucun problème, de ne pas s’accommoder des insultes homophobes scandées en tribunes. Les spectateurs venus se masser dans les gradins avec quelques minutes d’avance ont d’ailleurs pu entendre une playlist de chants entonnés dans tous les stades de France, allant du « Il faut tuer ces pédés de Parisiens » cher aux Marseillais, au « Les Stéphanois, c’est des pédés, des fils de pute, des enculés » dont ne se privent jamais les Lyonnais.
La volonté d’apprendre à un public pas forcément renseigné sur la question était à la base du projet. Après tout, peu de fans invétérés de football connaissent Justin Fashanu. Ayouba Ali n’avait d’ailleurs jamais entendu son nom avant 2014 : « J’ai découvert cette figure. Il n’y a pas eu de coming out entre 1990 et 2021 dans le foot, ça a été le terreau pour écrire. Entretemps, dans notre histoire de compagnie, il y a eu le Mariage pour tous, MeToo, Black Lives Matter, qui ont mis en perspective le conservatisme qui perdure dans le monde du football et les avancées sociétales qui tendent vers plus de tolérance. Enfin, jusqu’à un certain point, en ce moment, on se pose des questions… » Depuis le début de l’écriture, Josh Cavallo, Jakub Jankto et Jake Daniels ont révélé leur homosexualité et font donc face à des torrents d’insultes et un rejet de ce milieu si viriliste. Des jeunes venus au théâtre, ce mardi soir après leurs cours, ont justement pu en apprendre un peu plus sur le sujet, après avoir d’abord fait mine d’entendre des insultes homophobes pour la première fois ou d’être choqués en voyant des hommes se caresser sur scène. Une session d’échange avec Julien Pontes, porte-parole du collectif Rouge direct, après la pièce, a également permis à tous les spectateurs de se rendre compte que le chemin vers l’acceptation totale était encore long et semé d’embûches.
Le regard peut-il changer ?
« Il y a un impensé vis-à-vis de la question de l’homosexualité dès le plus jeune âge. En leur posant la question d’un éventuel cas, ils ont d’abord une phase de silence, puis ils disent : “Moi, ça ne me poserait pas de problème, mais je pense que ça gênerait l’équipe” », explique Ayouba Ali, tout de vert vêtu, avant que son amie, qui, elle, a opté pour des chaussures multicolores, confirme : « On a constaté un déni : “Je suis pas homophobe, mais…”, “Oui, mais pédé, c’est pas grave” ou “Mais ça existe pas, si ?” » Selon eux, « le raidissement des mœurs, la montée systématique de l’extrême droite, l’ultralibéralisme, la violence sociétale et la décomplexion de la parole sur les réseaux sociaux » sont à la base du retour en force des valeurs homophobes dans la société, sans épargner le sport. Au cœur d’une tournée qui l’a vu être jouée dans sept villes des Hauts-de-France, avant cette dernière à Suresnes, leur pièce a forcément été impactée par les relents nauséabonds qui se propagent aux quatre coins du pays. « On y va à fond », assure donc Mona El Yafi pour présenter cette œuvre dans laquelle leur conviction d’intersectionnalité des luttes se ressent, avec un point d’honneur mis aux critiques du racisme et du virilisme.
On a constaté un déni : “Je suis pas homophobe, mais…”, “Oui, mais pédé, c’est pas grave” ou “Mais ça existe pas, si ?”
Au fil des scènes, les coéquipiers de Makaio profitent de sa fuite pour se documenter sur l’homosexualité, comprenant que le sida ne se transmet pas à cause d’une plaie causée par un coup de crampons ou que les gays ne sont pas attirés par tous les hommes. « Ce microcosme se croit tout-puissant et va être, heureusement, un peu fissuré », justifie la dramaturge, même si elle concède que ce n’est, pour l’instant, qu’une « utopie ». Au cours du match décisif pour la montée, une banderole homophobe des ultras est dressée en tribunes et ce sont désormais les gradins du théâtre de Suresnes qui sont projetés, laissant la scène et les comédiens dans le noir. Ceux qui ont ricané des insultes assénées pendant une heure et demie se retrouvent dans la lumière. Les autres, restés impassibles ou choqués par la violence, comprennent en voyant les cinq paires d’yeux les fixer sans bruit que tout le monde a déjà été complice de discrimination. La masse n’est désormais plus un abri. La peur a changé de regard. Le temps de l’illusion seulement.
Cherki et Akliouche, les rookies dans le sasPar Enzo Leanni, au Théâtre Jean Vilar (Suresnes) // Photos : Julien Barillet
Tous propos recueillis par EL.