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Tchouaméni, le Bordelais qui avait encore tant à prouver
En janvier 2020, Aurélien Tchouaméni, 25 matchs de Ligue 1 au compteur, filait à Monaco contre 20 millions d’euros. Un peu moins de trois ans plus tard, le puissant milieu de terrain évolue au Real Madrid et s’apprête à endosser le costume de patron de l’entrejeu des Bleus au Qatar. Ceux qui l’ont connu à Bordeaux livrent leur ressenti par rapport à cette bluffante ascension.
« Si, en 2019, on m’avait dit que Tchouaméni serait l’un des tauliers de l’équipe de France trois ans plus tard en Coupe du monde, je ne l’aurais pas cru une minute. » Thibault, qui supporte les Girondins depuis 30 ans, exprime là un sentiment partagé par une bonne partie des fans bordelais. Au lieu de facilement se moquer d’eux – la tentation est grande –, il convient de rembobiner de quelques mois le film de la carrière du joueur qui a grandi à Artigues-près-Bordeaux, une banlieue molle de la capitale aquitaine. En janvier 2020, les Girondins, déjà en proie à des difficultés financières, cèdent Aurélien Tchouaméni à l’AS Monaco pour 20 millions d’euros plus 10% sur la plus-value que réalisera l’ASM en cas de revente. Un pactole, pensent alors de nombreux supporters comme Thibault. « Cela me faisait penser aux ventes d’Adam Ounas ou Gabriel Obertan, des espoirs vendus au-dessus de leur valeur, resitue le tout juste quadragénaire. Pour moi, Tchouaméni était un énième jeune dont on nous promettait qu’il ferait une grande carrière. Mais je trouvais que son talent ne sautait pas aux yeux. Je voyais un bon petit joueur de Ligue 1, sans plus. Je le classais dans la catégorie d’Henri Saivet ou Obertan. Lorsqu’il a signé à Monaco, je pensais qu’on ne le regretterait pas. »
« Il a tout, ce mec ! »
À l’époque, les Bordelais n’ont d’yeux que pour Jules Koundé, le pote de Tchouaméni qui enchaîne les prestations de haut niveau pendant qu’Aurélien vit une progression moins fulgurante, plus linéaire. Le natif de Rouen, mais installé en région bordelaise depuis sa petite enfance, évolue en Ligue 1 avec le club qu’il a intégré dès ses 11 ans depuis une saison et demie, mais il ne rayonne pas encore comme son ami défenseur. Durant sa première saison, lancé dans le grand bain par Gustavo Poyet puis biberonné par le duo Bedouet-Ricardo, il n’est titularisé qu’à huit reprises en championnat, mais dispute neuf rencontres de Ligue Europa. C’est sous les ordres de Paulo Sousa qu’il deviendra un élément important des Girondins. Avant d’emménager sur le Rocher, il sera titularisé à treize reprises en une demi-saison par le Portugais.
« Ce qui m’a marqué, c’est son intelligence, se souvient Éric Bedouet. Il est très intelligent. Gustavo Poyet avait commencé à le faire jouer, je suis arrivé ensuite, et il se trouve que pendant six mois, on jouait tous les trois jours, avec la Coupe d’Europe. À l’époque, il y avait de grosses tensions entre les supporters et le président du club, Frédéric Longuépée. Ça nous a gênés, ce n’était pas anodin. J’avais convoqué Aurélien, au même titre que Koundé et Youssouf, et je leur avais dit : « Moi, je vais vous faire jouer. J’ai été formateur, vous allez vivre des trucs extraordinaires avec la Coupe d’Europe, c’est comme ça que vous allez finir votre formation et arriver au niveau professionnel. Alors, profitez-en. » J’avais bien insisté là-dessus. Bien sûr, je savais qu’il allait faire des erreurs et il en a commis. Il sait ce que c’est, et ça nous a coûté cher. Mais il faut passer par là pour qu’un joueur s’épanouisse. S’il n’a pas ce socle-là, cette formation bordelaise et ses débuts pros, qui ont tout déclenché, il ne connaît pas la carrière qui suit. » Une chose est sûre, c’est que Bedouet n’était pas du tout du même avis que la frange de supporters qui ne voyaient dans le départ de Tchouaméni qu’une belle occasion de renflouer les caisses du club. « S’il y avait un joueur que je voulais garder, c’était lui. Clairement, je ne l’aurais pas vendu et j’aurais construit une équipe autour de ce gars-là. C’était sûr qu’il avait un avenir fantastique. Il aurait pu permettre au club de viser des choses intéressantes et attirer du monde autour de lui. On aurait dû le garder, en profiter et qu’il nous fasse profiter de son talent. Il a tout, ce mec ! Il est très intelligent, respectueux, très costaud physiquement, agressif dans le bon sens du terme, technique, il voit le jeu, met des buts, il est bon de la tête… Et il est bien élevé ! » Un point de vue que partageaient les dirigeants de l’AS Monaco.
À Monaco, des débuts timides avant la transformation
Aurélien Tchouaméni est donc flanqué d’une étiquette de joueur à fort potentiel au moment où il débarque en Principauté, à quelques jours de la fin du mercato hivernal 2020. Peu de temps auparavant, Leonardo Jardim a été remplacé par Robert Moreno, dont on attend des résultats immédiats et qui ne peut se permettre de tâtonner trop longtemps. Par conséquent, l’athlétique milieu d’1,88 m a tout intérêt à briller d’entrée. Malheureusement pour lui, ses débuts monégasques ne sont pas franchement princiers. À Nîmes, il fait son apparition à une vingtaine de minutes de la fin, alors que l’ASM est réduite à neuf depuis la demi-heure et qu’elle se dirige vers un revers peu reluisant (3-1). « Il entre en cours de jeu, il ne sait pas à quoi s’attendre et fait tout de suite une petite erreur qui le plombe », reconnaît son agent Jonathan Kébé, qui insiste : « À Monaco, quand tu arrives pour à peu près 20 millions d’euros en janvier, ce n’est pas une somme anodine. Il y a des maillots qui sont un petit peu plus lourds à porter que d’autres, tu as une autre pression. » Cantonné à un rôle de remplaçant, « Tchouamso » traverse le premier passage à vide de sa jeune carrière. Et même si le Covid vient interrompre le championnat dès la mi-mars, même si Moreno, qui envisageait de l’associer à Youssouf Fofana dans son futur 4-4-2, est éjecté du banc pour laisser la place à Niko Kovač, ce fils d’un pharmacien et d’une conseillère principale d’éducation ne se trompe pas d’orientation professionnelle. Au contraire. « Pendant longtemps, il se contentait de prendre et de donner, avec ce côté nonchalant, sans se projeter vraiment. Il jouait simple, facile. S’il continuait, il allait être un joueur normal. Donc il l’a gommé », raconte Ferdinand Tchouaméni, son père. « Après le confinement, à la reprise, il était différent », confirme Jonathan Kébé.
Une transformation dont sont témoins ses anciens coéquipiers des années bordelaises. « Je trouve qu’il a vraiment passé un cap dans l’utilisation du ballon,note Jules Koundé. Il a toujours été très intense, avec un gros volume de jeu, c’est la base de son jeu, il récupère un nombre incalculable de ballons et fait énormément de courses. Je trouve qu’il s’est aussi amélioré dans sa dépense d’énergie, il court plus intelligemment. Il se place beaucoup mieux pour recevoir le ballon et c’est aussi mieux dans ce qu’il fait du ballon. Il a progressé sur ça, sur le fait d’être plus vertical, de faire des passes, pas risquées, mais un peu plus intéressantes pour aider son équipe à aller de l’avant. » Le défenseur du Barça remarque aussi que son acolyte s’est « épaissi. Il reste toujours longiligne, mais il est un peu plus costaud qu’avant. Il pouvait se faire un peu bousculer par le passé, maintenant, c’est lui qui bouscule les autres. » « Il a un peu galéré au début, mais comme c’est un gros travailleur, il a montré qu’il pouvait jouer, remarque Gaëtan Poussin. Je savais qu’il était capable de faire ce qu’il fait à Monaco, mais aussi rapidement et avec encore plus d’aisance technique, je ne le pensais pas. » La première saison pleine de Tchouaméni sur le Rocher marque déjà une réelle montée en puissance. La seconde, encore plus éblouissante, est celle qui acte son arrivée en équipe de France et convainc le Real Madrid de lâcher plus de 100 millions d’euros pour s’attacher ses services. Profitant de l’inattendu départ de Casemiro vers Manchester United, le néo-Merengue ne tarde pas à s’incruster dans l’entrejeu, aux côtés des inoxydables Toni Kroos et Luka Modrić. « Dans sa carrière, tout est harmonieux. Sa faculté d’adaptation est phénoménale », souffle Éric Bedouet, dithyrambique.
Un futur patron des Bleus ?
Reste maintenant à savoir si ce grand fan de NBA a les atouts pour devenir un taulier des Bleus, au Qatar… et au-delà. Sélectionné pour la première fois en septembre 2021, l’ex-Girondin est, pour l’heure, le joueur le plus utilisé par Didier Deschamps en 2022 (sept matchs sur huit, pour 553 minutes au total). Les défections récurrentes de N’Golo Kanté et, surtout, de Paul Pogba n’y sont évidemment pas pour rien. Mais le numéro 8 tricolore a su saisir sa chance avec brio, enchaînant les prestations de très haut vol, malgré une légère baisse de régime en juin. Désormais, c’est à lui de prouver qu’il peut être le pilier d’un milieu décimé par les blessures. Ce qui ne semble pas du tout lui faire peur. « La pression, je la connais depuis que je suis tout jeune, et encore plus au Real. Franchement, cette position en équipe de France, je l’aborde avec enthousiasme et envie, mais pas de pression », balaie-t-il en conférence de presse. Pour Éric Bedouet, l’histoire paraît écrite d’avance : « Jusqu’ici, son parcours a été linéaire. Aurélien est parti de Bordeaux au bon moment, ensuite il a joué dans un bon club européen, là il est au Real… Il a les moyens de s’installer en équipe de France, et pour longtemps. Je pense qu’il en sera un élément moteur dans les années à venir, car il fait rayonner les joueurs qui sont autour de lui. » Ce mardi soir face à l’Australie, comme durant toute la durée du tournoi, il sera chargé avec Adrien Rabiot de tenir le milieu de terrain des Bleus. Pour la plus grande joie de Thibault et de tous les supporters bordelais.
Par Raphaël Brosse et Mathias Edwards
Propos d'Éric Bedouet et de Thibault recueillis par RB et ME, ceux de Jonathan Kébé, Ferdinand Tchouaméni, Jules Koundé et Gaëtan Poussin issus de France Football.