- Japon
- Fukushima, 5 ans après
Takata tout quitté, ou presque
Toyoharu Takata était le numéro 2 du Clairefontaine japonais, situé à 20 bornes de la centrale de Fukushima. Sa vie a pris une autre tournure à partir du 11 mars 2011.
Il faut parfois savoir prendre les choses avec philosophie. Dans un trafic pas très fluide, Toyoharu Takata observe depuis sa Mazda : « Quand je vois le nombre de voitures, d’engins de chantier, de camions, je me dis vraiment que c’est bon signe, que la région redémarre. » Car il y a 5 ans, tout s’est arrêté. Le 11 mars 2011, à 14h46, le plus gros séisme de l’histoire du Japon frappe à 150 kilomètres au large de la région de Tohoku (8,9 sur l’échelle de Richter) et provoque ensuite un tsunami dévastateur sur toute la côte est de l’île principale du Japon, celle de Honshu. Le cauchemar prendra fin 4 jours plus tard, après les explosions de 3 des 6 réacteurs de la centrale nucléaire de Fukushima, qui n’a pas résisté au séisme et au tsunami, au nord-est de l’île. À l’époque, M. Takata travaille à 20 bornes au sud de la centrale, au J-Village, qui n’est autre que le Clairefontaine nippon (accueil des académies et des sélections nationales). Vice-directeur du centre technique national, il doit dès le 14 mars laisser ses 50 hectares d’installation à Tepco – l’équivalent de l’EDF japonais – qui transforme alors le J-Village en base arrière des nettoyeurs-liquidateurs de la centrale. Mais fait aussi de M. Takata un chômeur, de 63 ans.
Son beau-père et lui
Cinq ans plus tard, Toyoharu semble avoir repris du service. Il vient de garer sa Mazda sur le parking d’un lycée d’Iwaki, à 30 kilomètres de son ancien lieu de travail. En contrebas, les projecteurs percent l’obscurité et éclairent un terrain synthétique, où les crânes des joueurs fument. Il fait froid. « Je vais me changer en entraîneur » , sourit-il. Après avoir ouvert une salle de gym à Iwaki, après avoir digéré son éviction de J-Village, M. Takata a accepté de prendre le poste de prof de sport et d’entraîneur de l’équipe de foot du lycée-université d’Iwaki, dévolu initialement à un de ses anciens disciples éducateurs de J-Village. « J’ai poussé mon poulain, mais il n’a pas réussi l’examen et j’ai dû reprendre la chose » , s’excuse-t-il. Des 50 hectares de J-Village, M. Takata est passé à un terrain synthétique, deux cabines de toilettes et une modeste cabane d’entraîneur, d’où il ressort, cahier en mains, en bas de jogging Mizuno, fine doudoune Puma et baskets Asics. Pas de crampons : « Je jouais jusqu’à l’année dernière, mais j’ai des problèmes d’adducteurs. » Il s’est d’ailleurs mis au vélo, inspiré par son beau-père âgé de 98 ans : « Il a travaillé jusqu’à ses 80 ans, en y allant toujours à vélo. Moi, 3 fois par semaine, je fais mes 35 minutes de vélo depuis le centre-ville jusqu’à l’université, même en hiver. Ça finit par une belle côte et ça me met en nage un peu. »
« Les bouquins tombaient des étagères… »
Face à lui, des jeunes majeurs en sueur justement. 10 exactement, soit deux de moins que quand M. Takata a repris l’équipe en mains, à la fin de l’hiver 2014. « Là, c’est la fin de l’année, et les 4es années sont partis chercher du travail, explique l’entraîneur. Les cours reprennent en avril, et 16 nouveaux joueurs vont arriver. » Les 10, en arc de cercle autour de Takata, écoutent attentivement le coach qui se projette déjà sur la saison à venir : « À mon sens, vous avez deux questions à vous poser. La première, c’est quel est votre projet commun, l’objectif que vous, entre vous, vous voulez avoir ? La seconde, c’est comment améliorer vos transitions offensives et défensives, quel est mon rôle dans chaque situation ? » Le 4-2-3-1 de l’équipe universitaire évolue en deuxième division de la région de Tohoku et, de l’aveu des joueurs, espère bien remporter la couronne pour 2016. Dans ses rangs, Suzuki Masami est présenté comme le franchise player, ayant fait un passage au J-Village aussi, de 13 à 15 ans. Takata dresse le CV : « C’est un joueur très rapide et technique, mais il n’était pas au point physiquement, en manque de confiance, jusqu’à ses 14-15 ans. Et puis il a fait une super action, je l’ai complimenté pour la première fois et ça l’a complètement libéré, encouragé. » Ses rêves de devenir Shinsuke Nakamura, son modèle, ont pourtant pris un gros coup de frein quand la catastrophe naturelle – nucléaire ensuite – a frappé le Japon. Masami est alors dans une librairie, à lire le manga qui casse tout chez les Nippons, One Piece. « Là, le premier principe, c’est de ne pas rester à l’intérieur, de se tirer en faisant attention aux choses qui tombent, ici en l’occurrence tous les bouquins des étagères. Mais bon, on a beau nous apprendre les bons gestes, on n’est jamais préparé à un séisme d’une telle intensité… J’étais un peu sous le choc. »
Entraînements à 6h30 du mat’
Lui aussi « dépossédé » des douze terrains potentiels de J-Village, le foot devient alors une affaire plutôt compliquée, à jongler entre le peu de terrains restants dans la région. « Ça s’est stabilisé à partir de mai 2011 » , informe le jeune espoir. Mais il lui faudra attendre l’arrivée de M. Takata pour que son avenir football s’éclaircisse un peu, du côté d’Iwaki. « Je le connaissais déjà un peu, puisqu’il était aussi à J-Village, détaille Masami. Je connaissais très bien son importance dans le milieu du foot japonais et la chance qu’on avait de l’avoir pour notre équipe scolaire. Ce que M. Takata ne dit pas trop, c’est que c’est grâce à lui que le terrain pourri de l’école est devenu un synthétique. » Une nécessité selon l’ancien n°2 du Clairefontaine japonais, qui programme 4 entraînements par semaine pour les universitaires, 5 ou 6 pour les lycéens : « J’avais dit au patron de la fac que s’il voulait attirer de nouveaux joueurs, il fallait absolument changer le terrain. L’autre bon terrain disponible, un peu loin, aurait entraîné un coût supplémentaire pour que chacun s’y rende. Et ça aurait pu faire manquer le premier cours du matin aux élèves, à cause des embouteillages. Oui, parce qu’on fait un entraînement matinal par semaine, de 6h30 à 7h45, ce qui les fait déjà se lever à 5h30… » Si Takata n’hésite pas à considérer les matinées, c’est aussi par nécessité. Loin de ses grandes heures de croissance, la situation économique japonaise affecte le train de vie des étudiants nippons, « surtout ici, à la campagne, précise celui qui est désormais prof de sport. Ils sont obligés de faire des petits boulots 4 fois par semaine. Et ça, ça se passe le soir, après l’université. »
Contrôles de la semelle
Sur le bord du terrain, ce vendredi 8 janvier au soir, tranquille à 68 printemps dans ses Asics et imperturbable aux lames de froid, Toyoharu joue une partition sérieuse, faisant enchaîner les exercices de vitesse navette, de jeu à trois touches de balles, de supériorité numérique, ou le classique « seules les volées et les têtes sont acceptées comme buts » . Il se retourne avec un sourire discret. Ses joueurs se donnent bien, ne jouent qu’en contrôles orientés et ont les joues rouges : « Si ça n’avait été qu’un boulot de prof de sport, je me serais sans doute mis à la retraite. Mais ces joueurs, qui avaient la réputation d’être des durs, avaient un bon niveau, du talent, adoraient le foot. Et là, avec le tsunami et la centrale de Fukushima, tout foutait le camp pour eux. Il fallait ranimer la flamme du foot dans cette région sinistrée. Et moi, j’ai trouvé des jeunes super motivés. Je me suis dit que je pouvais apporter dans ce rôle-là, que ça ne me déplaisait pas. » Il sourit aussi quand il voit le nombre de contrôles de la semelle, rendus difficiles par l’humidité nocturne sur le synthétique et le cuir très lisse des nouveaux ballons. « Les joueurs brésiliens ont appris ça aux Japonais, surtout ceux issus du futsal, raconte Takata. Ça donne une bonne vision du jeu parce que tu peux lever la tête plus longtemps, en arrêtant la balle comme ça. C’était aussi la technique favorite d’Endo, un des meilleurs joueurs japonais, peut-être bien le meilleur du point de vue de lavista, un modèle ici. »
Nouilles et cerisiers
Autre modèle, la fidèle Mazda de M. Takata, ancien employé de la marque dans les usines d’Hiroshima, avant de monter à la fin des années 90 sur J-Village. Sur la route qui est devenue quotidienne pour lui, l’ancien vice-directeur du Clairefontaine japonais roule comme le gars qui a bien retrouvé ses marques dans cette nouvelle vie. Cette nouvelle ville aussi qu’est Iwaki. Les souvenirs de son ancien port d’attache, Tomioka, lui sont rappelés par une allée d’illuminations aux formes et couleurs de cerisiers, « typiques de là-bas » , précise-t-il. Il y a 5 ans, il a dû évacuer non seulement J-Village, mais aussi « là-bas » , Tomioka, laissant derrière lui sa maison. « Depuis que la ville est rouverte, j’y suis allé tous les deux mois pour vérifier mes meubles. Mais je n’y reviendrai pas. » Évacué d’abord vers une école élémentaire d’Iwaki au lendemain du tsunami, ensuite chez sa belle-famille à Tokyo, M. Takata s’est définitivement ré-installé, à Iwaki. « J’ai enfin trouvé mon appartement ici, en location, dit-il, soulagé, arrêté dans le restaurant à soupes et nouilles de la gare d’Iwaki. C’était la bataille hein, vu le nombre de personnes cherchant un logement stable depuis la catastrophe. » Ce qui reste stable à coup sûr, c’est bien l’heure du dernier service de ce restaurant, annoncée en douceur et en musique, à 20h15, laissant deviner la ritournelle de « Ce n’est qu’un au revoir » . Là encore, une question de philosophie.
Par Ronan Boscher, entre Iwaki et J-Village // Photos : Jérémie Souteyrat