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Tabac et football, l’écran de fumée

Par Adel Bentaha et Adrien Hémard
Tabac et football, l’écran de fumée

Alors que le mois sans tabac prend fin ce 30 novembre, une question mérite d’être posée : le monde du football est-il si hermétique que cela à la cigarette ? Si l’époque des clopes dans le vestiaire ou sur le banc de touche est révolue, les joueurs n’ont pas tous écrasé leurs mégots pour autant. Car derrière les discours anti-tabac, le monde du football reste accro à la nicotine. Et devinez quoi : la Covid n’a rien arrangé.

« Avant et après le match, et même parfois à la mi-temps, je me cachais pour fumer. Je n’étais pas le seul du vestiaire. À vue de nez, je pense qu’il y a un bon quart de fumeurs dans le foot. » Étonnant, ce constat est dressé par un jeune retraité de Ligue 1, un des rares joueurs sondés à avoir accepté de répondre anonymement à cette question : quelle est la place du tabac dans un vestiaire ? Car si l’époque a bien changé depuis les pubs de Kopa pour Camel, ou les photos mythiques de Cruyff cigarette entre les doigts, les cendriers ont toujours leur place dans le paysage footballistique. Et pas seulement chez Verratti, Nainggolan ou Balotelli. La différence, c’est qu’il s’agit aujourd’hui d’une pratique bien cachée, au point même que beaucoup l’imaginent disparue. À tort.

Le tabac, c’est tabou…

Sur le banc d’Amiens depuis cet été, Philippe Hinschberger l’assure : « C’est un phénomène en voie d’extinction, c’est le jour et la nuit par rapport à quand moi je jouais, ou à mes débuts en tant qu’entraîneur. » L’ancien boss de Laval évoque alors un joueur qui arrivait systématiquement à l’entraînement « avec le paquet dans une main, et le briquet dans l’autre », chose qu’il ne tolérerait plus aujourd’hui. « Peut-être que quelques-uns fument en cachette dans mon vestiaire, mais on est plus sur des cigarettes de convivialité, autour d’un verre, que sur des vrais fumeurs. » Et Hinschberger de taire les noms de coéquipiers qui consumaient plus d’un paquet par jour lorsqu’il chaussait encore les crampons.

À Monaco, Arsène Wenger a essayé plusieurs fois de me faire arrêter. C’était à une époque où le tabac était plus toléré qu’aujourd’hui. Les gens fumaient à la TV, dans les avions, dans les restos.

On parle du temps où il n’était pas rare de voir joueur et entraîneur clope au bec, à l’image de Rolland Courbis : « On me disait toujours que pour un sportif, fumer était la pire des choses. Mais j’avais préparé une réponse toute faite : « Moi au moins, je ne reste pas assis toute la journée, je me décrasse les poumons en courant ! » » sourit le vieux briscard, qui se souvient de vestiaires monégasques et toulonnais où 80% de ses coéquipiers clopaient : « C’était même parfois rare de trouver des non-fumeurs. » Devenu coach, Courbis s’autorisait « une ou deux cigarettes en cours de partie », et ne pouvait dès lors plus faire la morale à ses troupes : « J’essayais donc juste de leur donner quelques conseils. Par exemple, je refusais catégoriquement qu’ils fument après le petit-déjeuner. Il m’arrivait de leur autoriser une cigarette le matin des matchs, mais plus une entre-temps. »

Une autre époque, prolongée jusqu’à la fin du siècle, avec la génération 1998 en point d’orgue. C’est ainsi qu’aux côtés de quelques coéquipiers, Emmanuel Petit s’est retrouvé dans la salle d’échauffement des Bleus après le sacre contre le Brésil. « On était au Stade de France, à côté il y avait le vestiaire qui hurlait, Jacques Chirac qui saluait l’équipe, et nous on était une poignée à fumer notre clope, à savourer le moment, sans parler », raconte l’ancien Gunner qui ne s’est jamais caché : « À Monaco, Arsène Wenger a essayé plusieurs fois de me faire arrêter. C’était à une époque où le tabac était plus toléré qu’aujourd’hui. Les gens fumaient à la TV, dans les avions, dans les restos. Je ne sais pas si c’est un tabou aujourd’hui, il faudrait demander aux joueurs actuels, mais à l’époque, je ne l’ai jamais vécu comme tel. » Une autre réalité.

Ne pas se faire griller

Sauf que du côté des joueurs actuels, personne n’en parle. Des rumeurs circulent, mais c’est à croire que plus personne ne touche à une cigarette. Meilleur guitariste de Ligue 2, Philippe Hinschberger avance une première piste : « Au fil des années, les joueurs sont de moins en moins festifs. Quand je jouais, on avait des types qui arrivaient bourrés au décrassage le matin. Ils dormaient sur la table de kiné, ils sentaient l’alcool et la clope. Ils faisaient la fête, quoi. » Tous l’assurent : les joueurs sont bien plus professionnels aujourd’hui, notamment dans leur hygiène de vie. Même si Hinschberger n’est pas dupe : « On essaye de donner des préceptes, des conseils. Mais quand le mec rentre chez lui, s’il veut manger n’importe quoi, boire une bière et fumer, on ne peut rien faire. Et puis je préfère que mes joueurs aillent boire une bonne bière ensemble plutôt qu’ils ne fassent jamais rien ensemble. »

On essaye de donner des préceptes, des conseils. Mais quand le mec rentre chez lui, s’il veut manger n’importe quoi, boire une bière et fumer, on ne peut rien faire.

En dehors de ces considérations sportives, il y a aussi l’hypermédiatisation qui pousse les joueurs fumeurs à se faire discrets. « L’alcool, le tabac, dans l’imaginaire de monsieur Tout-le-monde, ça ne colle pas du tout avec l’image d’un sportif de haut niveau », reconnaît Petit, qui assure n’avoir jamais senti les effets sur un terrain : « J’ai eu des crampes deux fois dans ma vie, et si je faisais un mauvais match, je ne me disais pas que c’était à cause de la clope. » Spécialiste du marketing sportif, Magali Tézenas du Montcelt abonde : « Les footballeurs n’ont pas le droit à l’erreur. L’exigence de la société est très forte à leur encontre. En matière d’images, ce serait incompréhensible de voir un grand sportif la cigarette au bec, ça choquerait. On acceptera plus qu’un acteur fume qu’un sportif. On a besoin que nos héros soient irréprochables. Et c’est encore plus fort pour des sportifs qui ont un devoir de performance. Ce n’est pas seulement éthique pour eux », conclut la représentante.

Mises bout à bout, toutes ces raisons expliquent donc que la cigarette soit de plus en plus laissée sur la touche. Et ce, au profit d’addictions 2.0 : « Chaque génération vit avec ses codes, ses usages. Aujourd’hui, on est plus dans la chicha », note ainsi Emmanuel Petit. « Le tabac est remplacé par des pratiques beaucoup plus inquiétantes. Il y a certaines drogues ou autres substances qui circulent chez les footballeurs qui devraient alerter les pouvoirs publics. Avec ces nouveaux trucs encore plus chimiques et nocifs, ce ne sont plus les poumons ou les muscles qui risquent d’en pâtir, mais le cerveau. Aussi nocif que puisse être le tabac, au moins on sait à quoi s’en tenir », s’inquiète de son côté le coach Courbis. Mais qu’il se rassure : le tabac a malheureusement toujours la cote chez les footballeurs. Pour en attester, il suffit d’en parler à ceux qui les soignent.

C’est un moyen pour nombre d’entre eux de maîtriser cette sorte de liberté que le professionnalisme leur a enlevée.

Old school, mais pas ringard

Si le football est devenu le symbole de la professionnalisation à outrance, il ne s’est pas débarrassé de ses démons nicotineux. « Contrairement à ce que l’on pense, la consommation de tabac dans le football est toujours ancrée dans les mœurs, prévient Alexandre Marles, ancien préparateur physique du PSG et de l’OL. Dans un vestiaire, on trouve même plus de fumeurs réguliers que de consommateurs occasionnels. J’ai connu un joueur de niveau international qui fumait jusqu’à dix cigarettes par jour. Il faut se détacher de l’image du footballeur qui ne fume qu’en soirée ou en vacances. » Récréatif ou quotidien, le tabagisme constitue une « échappatoire » pour certains et un sentiment de liberté pour d’autres, difficilement quantifiable, mais surtout incontrôlable. « Pour les sportifs, le tabac fait partie de ces interdits autorisés, éclaire Didier Souveton, médecin du sport et nutritionniste. C’est un moyen pour nombre d’entre eux de maîtriser cette sorte de liberté que le professionnalisme leur a enlevée. » Dans ses rapports, établis depuis 2012, l’Agence mondiale antidopage (AMA) révèle ainsi que des traces de tabac sont prélevées sur 19% des footballeurs contrôlés chaque année, avant et après les matchs.

Des chiffres inquiétants pour le haut niveau sportif, dont l’AMA souhaite se servir auprès de la FIFA et de l’OMS, afin de classer la nicotine dans les produits dopants. Et les professionnels de santé lui emboîtent le pas : s’il est invisibilisé, le tabagisme pollue toujours le monde du ballon rond, et de plus en plus tôt, s’inquiète Alexandre Marles : « On ne parle pas d’adultes qui commencent à 25 ans, mais de gamins qui consomment dès le centre de formation, à 15 ou 16 ans. » Pour tenter d’y remédier, le préparateur physique préconise une prévention en amont visant à expliquer les risques précis encourus durant une carrière, loin du simple « fumer ce n’est pas bien pour les poumons » . Une technique qui fonctionne auprès des jeunes footballeurs, mais qui se heurte à l’entêtement de leurs aînés. « Le tabac n’est que trop rarement évoqué dans les facteurs liés aux blessures ou à la retraite prématurée d’un joueur, s’étonne Marles. Lorsque l’on parle d’hygiène de vie, on pense à la malbouffe ou aux sorties nocturnes, mais le tabac est un élément tout aussi prégnant. » Une vision partagée par le professeur Souveton, pointant la politique de l’autruche dont peuvent faire preuve les acteurs : « Il y a une vraie omerta concernant le tabac. L’image véhiculée a pris le dessus sur le pur raisonnement sanitaire. Certains entraîneurs vous diront qu’ils préfèrent avoir un joueur fumeur plutôt qu’un buveur. C’est choisir entre la peste et le choléra. Mais à ce jeu, beaucoup vous diront également que l’alcool, c’est le mal absolu, car ça nuit avant tout à la réputation. »

Tout le monde connaît les dangers du tabac sur les vaisseaux et les poumons, mais c’est quelque chose d’insidieux, qui se fait à long terme. À l’instant T, on ne sentira pas les conséquences.

À pleins poumons

La différence, c’est que les effets de l’alcool sont plus immédiats, là où le tabagisme grille plutôt la retraite du joueur, rappelle Edouard Lipka, qui a soigné les Bleus pendant 42 ans. « Tout le monde connaît les dangers du tabac sur les vaisseaux et les poumons, mais c’est quelque chose d’insidieux, qui se fait à long terme. À l’instant T, on ne sentira pas les conséquences. C’est à l’approche de la retraite que les effets arrivent. Quand les mecs débarquaient à Clairefontaine, on ne leur faisait pas la morale. C’était plus le rôle du médecin du club, car nous, on les avait peu de temps. » Pourtant, le tabac touche au moins la récupération, affectée par une altération musculaire des membres inférieurs. Pour Didier Souveton, la pratique sportive, aussi intense soit-elle chez un fumeur, ne permet ainsi aucunement de « nettoyer les poumons » façon Courbis. « Les hémoglobines ont une grande affinité avec le monoxyde de carbone produit par les cigarettes. Des études montrent ainsi que cette affinité est 210 fois supérieure à celle que les hémoglobines entretiennent avec l’oxygène. Les footballeurs détériorent donc rapidement leurs capacités respiratoires et peuvent aller jusqu’à l’hypoxie, conséquence de la diminution d’oxygène dans le sang. » Le genre de phrase qui écourte la cigarette qu’on tient dans les mains. D’autant plus que le confinement est passé par là.

Plus à un effet secondaire près, la Covid-19 a fait replonger pas mal de joueurs. « Depuis le début de la pandémie, certains joueurs ont doublé leur consommation à cause notamment de l’incertitude sur la suite de leur carrière. Il a fallu faire un travail de fond afin de diminuer le stress des garçons », témoigne Alexandre Marles. Des difficultés personnelles, ajoutées à l’apparition ou l’accentuation de pratiques tout aussi nocives. Chicha, pipes à eau ou protoxyde d’azote ont ainsi progressivement suppléé la clope. « Beaucoup de footballeurs compensent l’absence de tabac par la chicha, pensant que c’est moins nocif. En réalité, l’eau présente dans les chichas ne filtre que 40% ou 45% du tabac présent. Les joueurs oublient qu’une seule chicha équivaut à 5 ou 6 cigarettes d’un seul coup », insiste Marles.

Des procédés récents et méconnus, qui tendent à révéler leurs premiers effets : détérioration des amygdales, infections buccales, problèmes ORL pour une diminution de l’immunité de joueurs plus fréquemment malades. Et au sommet de l’échelle, ces fameux ballons d’azote qui inquiètent tout particulièrement les observateurs : « C’est une source de dégénérescence totale ! Au-delà des troubles physiques classiques, ils affectent surtout le cerveau. On peut constater un sérieux affaiblissement des capacités cognitives chez de nombreux joueurs. » Pas malin, à l’heure où l’on n’a jamais autant demandé aux joueurs de réfléchir sur le terrain. Non seulement la clope n’est plus seule, mais en plus, elle a fait des petits encore plus nocifs.

Luis Enrique, en coulisses comme à la scène

Par Adel Bentaha et Adrien Hémard

Tous propos recueillis par AB et AH.

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