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Sur les traces d’El Bato

Par Jean Michel Navire, à El Dorado
7 minutes
Sur les traces d’El Bato

À la rencontre d'El Bato, star internationale qui présente tous les clichés et les poncifs les plus courants du football. Le joueur le plus bateau, quoi.

Il y a meilleur endroit pour grandir que les faubourgs crades d’El Dorado. Entre les dealers qui tiennent le coin de rue, le taux de chômage qui galope plus vite qu’un pur-sang ou encore les ados d’à peine 15 ans qui se baladent déjà avec une arme à la ceinture, l’endroit ressemble à s’y méprendre à un petit enfer. Mais s’il y a bien une grâce à El Dorado, c’est la passion du ballon qui anime les habitants du coin et met un brin de sourire sur les bouches de gamins qui n’ont pas grand-chose à y mettre d’autre. Sur un petit terrain fait de bric et de broc, certains d’entre eux aiguisent leur science du dribble, pieds nus, sous un soleil brûlant. C’est le cas de João, 12 ans. « Le foot, c’est notre raison de vivre, ici on rêve tous de devenir professionnels. On s’endort chaque jour avec ce rêve. Grâce à Dieu, on y arrivera peut-être un jour » , annonce le gamin avec un sourire carnassier qui dévoile autant ses dents du bonheur déjà abîmées par la malnutrition que son envie de dévorer la vie. Avant de retourner taquiner la gonfle, il interroge : « Si El Bato l’a fait, pourquoi pas nous ? »

El Bato, ici, on n’a que ce nom à la bouche. L’image du meilleur joueur du monde s’affiche partout, sur les bouteilles de soda aussi bien que sur les murs de la ville. Plus qu’une idole, il est un exemple, quelqu’un qui a prouvé qu’avec la foi, le talent et le travail, on peut renverser des montagnes. Même à El Dorado. Son copain d’enfance El Piojo l’annonce une bière à la main devant le pas de sa porte : « Un dicton disait que si vous naissez à El Dorado, vous n’aviez aucune chance de vous en sortir. Eh bien je peux vous assurer qu’aujourd’hui, plus personne ne l’utilise. Il semble qu’une bonne fée se soit penchée sur le berceau d’El Bato. »

Mutisme, boîte de conserve et Lolita

Une bonne étoile ? Difficile de l’affirmer. Quand El Bato a 3 ans, son père Baisão quitte sa mère pour la voisine. Il mourra un an plus tard, assassiné à la sortie d’un bar par un caïd local dont il avait tenté de draguer la copine. La mère d’El Bato est contrainte de faire des ménages pour un salaire ridicule, elle doit bien nourrir ses 5 enfants, dont le petit dernier, né avec un lourd handicap. Toujours accroché aux jupes de sa mère dont il est très proche, El Bato est à l’époque un enfant mutique, renfermé sur lui-même. Jusqu’à ses 6 ans, personne ne se souvient d’avoir entendu le son de sa voix. Mais un jour, le miracle survient. « Ma femme leur a apporté une boîte de conserve parce qu’ils ne mangeaient pas souvent à leur faim. Une fois qu’elle était vide, El Bato s’est mis à jongler avec, et son visage s’est illuminé ! Il était comme transformé » , se souvient João Evidente, un voisin. Après cette épiphanie, El Bato passe son temps à jouer avec des chiffons, des oranges, il transforme tout ce qui est à peu près rond en ballon. Surtout, il prend confiance en lui.

Devant le vieux tableau élimé d’une salle de classe de l’école Général Tapioca, le Professor Miguel Ringardos se souvient lui aussi de la métamorphose : « Il était ce petit gamin toujours au fond de la salle, je me demandais s’il n’était pas autiste, muet comme une carpe ! Et du jour au lendemain, tout a changé, il s’est mis à participer, à se faire des amis. J’étais stupéfait. La chenille s’est muée en papillon ! » Alors qu’il a 9 ans, c’est aussi à l’école qu’il rencontre Lolita, qui deviendra plus tard sa femme. Malgré leur jeune âge, le coup de foudre est immédiat. Quand il n’est pas en cours, qu’il ne traîne pas avec Lolita, El Bato ne pense qu’au football. Quand la cloche sonne, il fonce dans le préau où son talent saute aux yeux. Et une fois rentré chez lui, il s’entraîne à tirer des coups francs jusqu’à la tombée de la nuit sur un but dessiné à la craie sur le mur de João Evidente. Très vite, la cour de récréation devient trop petite pour lui. Un jour, en cours de sport, il marque 18 buts en 7 minutes. Son professeur est abasourdi. Immédiatement, il l’envoie faire un essai à l’Atlético Junior, le grand club du coin. Dans l’équipe des -13 de l’Atlético, El Bato vit un rêve. Pour la première fois, il joue avec un ballon neuf. Mieux, le club lui offre un équipement et une paire de crampons. Quand il rentre chez lui après l’entraînement, il croise sa mère : « Quand je l’ai vu avec sa tenue, il était si fier qu’il en avait les larmes aux yeux, alors j’ai pleuré aussi. Quelque part, il accomplissait son rêve » , se souvient-elle. Ce soir-là, El Bato dormira avec ses crampons, des étoiles plein ses yeux humides.

« C’était le premier arrivé à l’entraînement et le dernier parti »

À l’Atlético, il n’est plus le seul crack. Au sein de la prometteuse génération 98, il y a aussi Pablo Mejor. « Mejor était plus fort, c’est sûr. Il faisait ce qu’il voulait. Pablo avait tout. D’ailleurs, comme ils jouaient au même poste, El Bato ne jouait pas beaucoup et c’était normal. C’est difficile à imaginer aujourd’hui, pas vrai ? » , rappelle un camarade de l’époque avant de lever les yeux au ciel et d’ajouter tristement : « Et puis il s’est perdu en route. » À l’âge de tous les dangers, de toutes les tentations, Pablo opte pour le vice et l’argent facile à cause de ses mauvaises fréquentations. Aujourd’hui, Mejor croupit en prison après être tombé pour braquage à main armée. Ce chemin, El Bato aurait-il pu le prendre aussi ? Ce même camarade qui préfère rester anonyme n’est pas loin de le penser : « Honnêtement, il n’était pas loin de suivre la même route. Il a traîné avec des gens pas franchement recommandables. Heureusement que Lolita était là. Déjà à l’époque, elle était indispensable à son équilibre. Sans elle, il aurait pu déconner… » Au lieu de « déconner » , El Bato, alors âgé de 16 ans, fait deux rencontres décisives : celle de Dieu qu’il invoque désormais à chaque interview, et surtout celle de Miguel Cojones, qui deviendra son mentor. Ce vieil entraîneur tout en moustache est un dur au mal. Quand il voit arriver El Bato en équipe première et tenter des dribbles fous sur ses coéquipiers à l’entraînement, il demande à son capitaine Fernando Ciso de le découper pour lui donner une bonne leçon. « Le football est un sport d’hommes, pas de danseuses. Et le respect est important. Il fallait qu’El Bato apprenne la leçon » , explique-t-il. El Bato la retient et met les bouchées doubles. Tous les soirs après l’entraînement, il reste des heures à travailler sa technique de frappe. « C’est simple : c’était le premier arrivé à l’entraînement et le dernier parti » , résume Miguel Cojones.

En dehors du terrain, El Bato s’astreint à un régime et élimine tous les sucres et graisses superflus de son alimentation. Un jour, Cojones le coince deux heures après le départ de ses coéquipiers dans le vestiaire. Ce qu’il voit l’étonne encore aujourd’hui : « Il s’était bandé les yeux et jonglait du pied gauche avec une balle de ping-pong ! Je n’avais jamais vu un tel niveau d’exigence. Et pourtant, j’ai entraîné des très grands joueurs. En six mois, il était devenu un bourreau de travail. Ce jour-là, je me suis dit qu’il était prêt. » Effectivement, El Bato est prêt. La semaine suivante, il inscrit un triplé pour son premier match de championnat. Avec son premier salaire, il achète une maison pour sa mère chérie, dans laquelle il fait installer un home cinéma et une chapelle. « Sans elle, je ne serais rien » , déclare-t-il encore aujourd’hui. L’année suivante, El Dorado est trop petit pour lui, et il débarque au Real Madrid où il brille depuis dix ans déjà. La suite de l’histoire est connue.

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Par Jean Michel Navire, à El Dorado

Illustration : Maxime Renaudet

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