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Sur les traces d’Alexis Sánchez

Par Nahuel Gallotta, à Tocopilla (Chili) - Reportage issu du SO FOOT #120, paru en octobre 2014
13 minutes
Sur les traces d’Alexis Sánchez

La ville s’appelle Tocopilla. C’est là, entre l’océan Pacifique, le désert d’Atacama et la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde, qu’est né et a grandi Alexis Sánchez, qui vient de signer à l’OM après avoir résilié son contrat avec l’Inter Milan. Là qu’il a lavé des voitures, vendu du poisson et est allé à l’école, car il n’y avait rien d’autre à faire. Là qu’il a développé son sens inné du football. Et là qu’il reviendra toujours. Car « personne ne sort indemne de Tocopilla ».

Le scène se déroule en 2014. Plusieurs gamins d’une dizaine d’années jouent sur un terrain équipé d’un plancher bleu abrité sous un toit en tôle. Tous portent des maillots du Barça ou d’Arsenal, respectivement floqués des numéros 9 et 17, et des mèches surplombant des dégradés soigneusement travaillés à la tondeuse électrique. Leur équipe s’appelle « AS 7 ». Il y a quelques mois, sur le terrain vague poussiéreux jouxtant le city stade, une voiture de luxe est venue poser ses jantes chromées. Le genre de bagnole que les habitants du coin ne voient que dans les films américains. Un type en chandail à capuche a fini par en sortir pour s’engouffrer rapidement à l’intérieur du complexe. C’est à ce moment-là qu’il a découvert sa tête : « Hey, les gars, je peux aller aux buts? » Les gamins sont restés figés. Ils n’en croyaient pas leurs yeux. À l’image de la voiture, ils avaient en face d’eux un homme qu’ils pensaient ne jamais voir autre part qu’à la télévision : Alexis Sánchez. « AS 7 », en personne. Quelques heures auparavant, El Niño maravilla venait tout juste de dealer son transfert à Arsenal pour la modique somme de 38 millions d’euros. Puis, pour fêter ça, il est venu faire un tour à Tocopilla, une ville située à 1400 kilomètres au nord de Santiago du Chili. Sa ville. Là où celui qui est alors un nouveau joueur des Gunners a toujours été El Alexis.

À Tocopilla, le taux d’homicide est inversement proportionnel au taux de suicide. L’ennui est mortel. Surtout l’après-midi, lorsque le bled de Sánchez prend des allures de ville fantôme.

Il faut dire que, plus jeune, la star jouait sur le même terrain qu’utilisent désormais les enfants qui copient sa coupe de cheveux et portent ses maillots. Sauf qu’à l’époque, il n’y avait ici qu’un terrain vague défoncé sans même une ligne blanche. C’est lui qui a payé le joli parvis en ciment bleu sur lesquels les gamins s’amusent désormais. Au total, un chèque de 160 000 euros pour la restauration de cinq enceintes disséminées un peu partout dans sa ville natale. Toutes sont équipées de tribunes, vestiaires et éclairages. Quand il revient chez lui, Alexis Sánchez signe des autographes sur tout ce qui se présente : maillots, ballons, drapeaux et même les estomacs de quelques gamins hilares. Chaque hiver, il se mue en Père Noël, parcourant Tocopilla au volant d’un camion rempli de cadeaux, qu’il distribue à la volée. Pour les habitants du cru, c’est plus qu’une attention sympathique : c’est une source d’espoir, car le reste de l’année, Tocopilla est surnommée, à raison, la Cité de l’enfer.

L’odeur acre du guano

Coincé entre l’océan Pacifique, le désert d’Atacama et Chuquicamata, la plus grande mine de cuivre à ciel ouvert du monde, Tocopilla fait partie de ces no man’s land à éviter. L’odeur acre du guano, conjuguée aux vapeurs cancérigènes déversées par les centrales thermoélectriques alimentant la ville, n’invite pas vraiment à la contemplation. Le panorama de Tocopilla est de toute façon apocalyptique. Conséquence d’un taux de chômage record, 82% des habitants du coin vivent sous le seuil de pauvreté. Le centre-ville est à l’image des statistiques. Aucune autre animation que celle des salons de coiffure proposant tous les mêmes coupes de cheveux à leurs clients – au choix, celle d’Alexis Sánchez ou celle d’Arturo Vidal – et celle des marchands ambulants proposant du poisson frais. Pas de cinéma, pas de théâtre, pas de supermarché, pas d’aire de jeux pour les enfants, pas de magasin de vêtements, pas de piscine, pas d’université. Pas de nouveaux voisins non plus, car personne ne choisit de venir ici pour y faire sa vie. À Tocopilla, le taux d’homicide est inversement proportionnel au taux de suicide. L’ennui est mortel. Surtout l’après-midi, lorsque le bled de Sánchez prend des allures de ville fantôme.

Le bar Los Dos Leones est l’un des rares commerces à rester ouvert avant la nuit. À l’intérieur, une poignée de types au visage sale et aux yeux vitreux s’enquillent des bières sur fond de cumbia argentine pour feinter la triste réalité de leur quartier, Lazaretto. C’est ici, au nord du centre-ville, qu’Alexis Sánchez a grandi. Cristian Calmonte, coordinateur local du programme humanitaire de « Barrios sin fronteras », présente l’endroit : « À Tocopilla, la grande majorité des habitants est pauvre et analphabète. Avant qu’Alexis Sánchez ne fasse fortune dans le football, c’était notre seule classe sociale. Désormais, nous en avons deux : les pauvres et Alexis Sánchez, qui représente à lui tout seul une classe sociale. »

À Tocopilla, la grande majorité des habitants est pauvre et analphabète. Avant qu’Alexis Sánchez ne fasse fortune dans le football, c’était notre seule classe sociale. Désormais, nous en avons deux : les pauvres et Alexis Sánchez, qui représente à lui tout seul une classe sociale.

Pour Calmonte, Tocopilla est le terreau idéal pour la pratique du football : « Dans cette ville, les jeunes n’ont aucun accès à la technologie. Il n’y a pas de local pour écouter de la musique, lire des livres ou préparer correctement l’avenir. Le seul divertissement, c’est de jouer au football. Il n’y a pas d’autre alternative. »

Sous le seuil de pauvreté

Il suffit de se rendre à l’école primaire, « La 10 », pour comprendre le chemin parcouru durant toutes ces années par Alexis Sánchez. Les salles de classe fréquentées jadis par le Chilien n’existent plus. Elles ont été englouties par le tremblement de terre qui a frappé la région en 2007. Depuis la catastrophe, les cours se font désormais dans des Algecos en tôle disposés autour d’un terrain vague qui sert de cour de récréation aux 436 élèves de l’école. Une situation à la base provisoire qui pourrit depuis des années, au grand dam de la directrice de l’école, Fresia Cortes Hernández. En vingt ans, celle qui est aussi institutrice a vu défiler des milliers de gamins, pour autant d’échecs. D’Alexis Sánchez, elle dit que rien ne laissait deviner qu’il serait un jour millionnaire. « Il n’était pas mauvais élève, mais on ne peut pas dire non plus que c’était un bon élément. » Quelques mois avant la Coupe du monde, le gouvernement chilien avait promis un écran géant à la directrice d’école pour que les élèves et leurs familles puissent suivre les exploits brésiliens du héros local. L’écran géant n’était en réalité qu’un mirage de plus. Les écoliers ont finalement dû se contenter d’un minuscule téléviseur de vingt pouces gracieusement prêté par un conseiller municipal. « C’est symptomatique du manque de moyens dont nous disposons,peste Hernández. À l’époque d’Alexis, 80% des enfants que nous accueillions vivaient sous le seuil de pauvreté. Avec les années, cette statistique ne s’est jamais inversée, et j’ai bien peur que l’on continue comme ça pendant des décennies si le gouvernement ne nous vient pas en aide. »

En attendant une intervention divine, l’institutrice se console avec un absentéisme scolaire proche du 0%. Une statistique trompeuse, en réalité. « Les enfants ne viennent pas ici pour apprendre, mais pour trouver un refuge. On fournit des vêtements et des repas. Généralement, c’est le seul de la journée pour la plupart des élèves. Du coup, quand l’école est fermée, leur ventre crie famine. C’est dur à dire, mais rares sont ceux qui croient encore au Père Noël ici : la souffrance et la misère qu’ils vivent au quotidien ont eu raison de leurs rêves d’enfance. » Les parents ne croient guère plus dans le système éducatif. Pour certains d’entre eux, les études, c’est avant tout le début des emmerdes. Il n’est ainsi pas rare que certains refusent d’envoyer leurs filles au collège de peur qu’elles tombent enceintes… Et les Sánchez ? « La famille d’Alexis n’a pas eu une vie facile. Ils n’étaient pas pauvres. C’était pire que ça », synthétise Ruth Rosas, une voisine du quartier. Avant-dernier d’une famille où les enfants sont tous issus de pères différents, Sánchez n’a jamais vraiment connu son géniteur. Lorsque Guillermo Soto quitte le foyer sans donner de nouvelles, Maria Elena n’a pas vraiment d’autre choix que de se taper 77 kilomètres aller-retour en bus pour vendre son poisson dans les rues de Calama.

« Ça ne faisait pas d’eux des bandits »

Les vestiges de « La 10 » se trouvent au nord des aiguilles du Big Ben en brique du coin. C’est dans cette rue, rebaptisée aujourd’hui Alexis Sánchez et décorée de graffitis représentant le joueur, que se trouvait jadis la bicoque du footballeur. Au coin de la rue, juste après la croix qui rappelle qu’un oncle d’Alexis s’est fait assassiner par des ivrognes, vit Pedro Lopez, le père de David, le meilleur ami d’enfance du nouveau joueur de l’OM. « C’est bien que les plus modestes deviennent riches. C’est encore mieux quand ils n’oublient pas ceux qui sont restés sur le bas-côté,philosophe Lopez. L’argent n’a pas changé Alexis. Quand il a signé au Barça, David est resté vivre avec lui pendant six mois. À chaque fois qu’il revient par ici, il appelle mon fils pour aller manger dans un hôtel. C’est toujours lui qui paie tout. » Mais le chemin a été long avant qu’Alexis puisse payer l’addition à ses amis. Tout a commencé là où tout se finit toujours : au cimetière de la ville. Sur place, Sánchez remplit des gros pots de peinture vides avec de l’eau, puis les propose aux familles venues rendre hommage à leurs morts en échange de quelques pièces. En sus, il propose également aux visiteurs en sanglots de laver leur voiture pendant leur recueillement.

Sánchez, c’est le bon Dieu qui l’a élevé, personne d’autre. C’était un enfant sauvage. Chez lui, il n’y avait pas de télé, pas de meubles, rien. Le sol c’était de la terre. Il dormait sur un matelas posé dessus, les gravillons faisaient office de plancher.

À l’époque, Alexis « jouait à s’accrocher au cul des camions en marche. C’était le moyen qu’il avait trouvé pour se rendre en centre-ville, parce qu’à l’époque personne, ici, n’avait de voiture », se remémore Ruth Rosas. Un autre souvenir :« Quand la kiosquière fermait son kiosque, David et Alexis passaient un fil de fer à travers la fenêtre pour attraper quelques bonbons. Ça ne faisait pas d’eux des bandits pour autant, comme certains ont pu le dire. » Et puis, un jour, a lieu ce que son ancienne institutrice appelle « un miracle. Purement et simplement. Car en principe, personne ne sort vraiment indemne de Tocopilla ».

Quand Alexis découvre la pluie

Ce miracle a un nom : Juan Segovia. Pour se rendre à la maison du « Profe », nul besoin d’adresse. À Tocopilla, tout le monde sait où habite tout le monde. Alexis avait à peine huit ans lorsque les yeux de son premier coach se sont posés sur lui. « Il dribblait tous ses copains avec une facilité déconcertante, mais ce qui a vraiment attiré mon attention, c’est qu’il le faisait avec des bottes de chantiers », se souvient le patriarche sans décoller les yeux du match Goias-Fluminense qui passe à la télévision. Depuis qu’il a pris sa retraite, cet ancien professeur d’éducation physique passe ses journées devant son poste. L’homme qui a découvert Sánchez ne sort de chez lui que pour traiter son diabète dans un hôpital situé à trois heures de route de Tocopilla. Une belle galère qu’il oublie en évoquant son ancien élève : « Sánchez, c’est le bon Dieu qui l’a élevé, personne d’autre. C’était un enfant sauvage. Chez lui, il n’y avait pas de télé, pas de meubles, rien. Le sol c’était de la terre. Il dormait sur un matelas posé dessus, les gravillons faisaient office de plancher. Sánchez disait toujours qu’il vivait dans un hôtel cinq étoiles parce qu’à travers le trou de la toiture, il pouvait contempler toute la galaxie. Heureusement pour sa famille qu’il n’a jamais plu dans ce bled, sinon leur maison aurait été inondée. » Les enfants de Tocopilla ont effectivement rarement eu le plaisir de sauter les deux pieds joints dans une flaque d’eau.

C’est le problème de la misère au soleil : la pluie est aussi rare que l’argent. Pas étonnant donc qu’El Profe se rappelle le premier voyage d’Alexis avec l’équipe de foot de l’école : « On était dans un hôtel de Punta Arenas, à l’extrême sud du pays, quand des cris provenant de l’extérieur m’ont réveillé. Je suis allé voir ce qu’il se passait par la fenêtre, et là, j’ai cru rêver : Alexis et ses camarades étaient en caleçon en train de s’amuser sous la pluie. Quand j’ai demandé à Alexis pourquoi ils avaient fait ça, il m’a dit :« Profe, à Tocopilla, il ne pleut jamais, on voulait juste en profiter et savoir ce que ça faisait de voir tomber des gouttes du ciel. » » Cela fait moins mal que de rater des détections à Colo-Colo et Universidad de Chile, les grands clubs du pays. On est en 2001 et Alexis Sánchez rentre au bercail le moral dans les chaussettes.

Sánchez était un ado taiseux, mais il avait le don de foutre le bordel partout où il passait. Il faisait pas mal de coups de crasse aux autres. Les gamins à qui il jetait des pierres avaient du mal à l’apprécier. Il était lourd, très chiant, mais putain sur le terrain, c’était un phénomène.

Ces essais ratés ont rendu l’adolescent irascible, nerveux. Le jeune Chilien est ingérable. Ses sautes d’humeur inspirent ses camarades, qui le surnomment alors « Pesadilla » (cauchemar, en VF). Un sobriquet qu’il se fait un plaisir d’honorer à chaque fois qu’il rentre sur un terrain. Alberto Toledo, son entraîneur à Arauco, se souvient encore de ce gamin qui en faisait trop: « Il se fichait de mes consignes tactiques. Une fois que la balle commençait à rouler, il la suivait dans tous les sens », se marre encore celui qui travaille désormais au service jeunesse de la mairie de Tocopilla. « Sánchez était un ado taiseux, mais il avait le don de foutre le bordel partout où il passait. Il faisait pas mal de coups de crasse aux autres. Les gamins à qui il jetait des pierres avaient du mal à l’apprécier. Il était lourd, très chiant, mais putain sur le terrain, c’était un phénomène. »

Premières chaussures, première fête

À l’époque, le phénomène jouait avec des baskets en toile. C’est Toledo, un ami d’Alexander Kurtovic, le maire de Tocopilla, qui a finalement réussi à convaincre l’élu de débloquer de l’argent public pour chausser correctement le joueur. « Quand je lui ai apporté les crampons chez lui, il n’en croyait pas ses yeux. Quelqu’un de sa famille m’a dit plus tard qu’il avait même dormi avec cette nuit-là! » Petit à petit, Sánchez remonte la pente. Toledo, qu’il considère désormais comme son père adoptif, lui organise même la première fête d’anniversaire de sa vie. « Pour être honnête, son anniversaire coïncidait avec la date de création du club, du coup on a profité de cet événement pour qu’il souffle aussi ses bougies,tempère Toledo. On avait acheté de la viande et des sodas, puis on a fait des courses de sac. Alexis était aux anges. » Comme des enfants qui le verraient revenir au quartier dans une belle voiture pour jouer avec eux.

Adrien Rabiot vend le projet de l’OM à Paul Pogba

Par Nahuel Gallotta, à Tocopilla (Chili) - Reportage issu du SO FOOT #120, paru en octobre 2014

Reportage paru dans le numéro 120 de SO FOOT en octobre 2014.

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