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Superligue : à quoi bon ?

Par Maxime Brigand
6 minutes
Superligue : à quoi bon ?

À une époque de paris sportifs, de matchs décalés à 13h pour un public situé à des milliers de kilomètres, de petites phrases plutôt que de grandes histoires, le projet de Superligue, pensé par des clubs surendettés qui se posent en sauveurs du monde, signe la victoire des spectateurs face aux supporters. Mais jusqu'à quand ?

À quoi bon ? Chaque supporter de foot s’est un jour posé cette question, et ce, bien avant que douze mambas noirs ne se décident à étouffer pour de bon le football européen. Alors, à quoi bon ? En octobre 2017, à l’occasion de son numéro 150, So Foot avait cherché des réponses et avait donné la parole aux amoureux du jeu, de l’odeur du gazon coupé, des vestiaires puants. Coco Suaudeau expliquait alors que le foot lui avait « permis de devenir un homme » et « de vivre [sa] propre vie », François Bégaudeau y exprimait son amour pour un sport rendant grâce aux « gueux », et Guy Roux y évoquait ses souvenirs d’enfance, notamment les heures passées à dessiner à la craie des buts sur les murs du temple de Colmar. Fernando Torres, lui, parlait de son plaisir de « jouer au football pour les gens ». Marcelo Bielsa et Jorge Valdano, de leur côté, avaient profité du moment pour évoquer le ciment du foot : les émotions. Bielsa : « Le but de ce sport est de capter l’émotion de celui qui pleure lorsque son équipe gagne ou perd. » Valdano : « Le football est l’émotion de l’incertitude et la possibilité de la jouissance. »

Sans nous, ça revient au même. Sans les médias de communication, ça revient au même. Sans les dirigeants, ça revient au même. Sans les arbitres, ça revient au même. Sans les spectateurs ? Non, sans eux, ça revient au même. La seule chose qui est indispensable dans le football, ce sont les supporters.

À quoi bon regarder un Toulouse-Châteauroux joué dans un stade vide seul dans son salon un samedi soir ? À quoi bon retourner au stade après avoir vu son club se faire humilier ? À quoi bon continuer de hurler pour un joueur qui échange son maillot avec un adversaire à la mi-temps d’une rencontre ? À quoi bon pleurer, rire, crier, chanter, sauter ? Ces questions sont sans réponse : cette passion est arrivée un jour et ne peut s’expliquer, c’est ainsi. Il est aujourd’hui important de rappeler qu’avant d’appartenir aux clubs, le foot appartient à ses supporters et à personne d’autre. « Joueurs et entraîneurs, nous ne sommes pas indispensables, appuya un jour Marcelo Bielsa. Sans nous, ça revient au même. Sans les médias de communication, ça revient au même. Sans les dirigeants, ça revient au même. Sans les arbitres, ça revient au même. Sans les spectateurs ? Non, sans eux, ça revient au même. La seule chose qui est indispensable dans le football, ce sont les supporters. Et ce n’est pas la même chose que les spectateurs. Le spectateur est un type qui regarde et qui apprécie plus ou moins le jeu en fonction de la beauté de ce qu’on lui propose. Le supporter, c’est autre chose, et le football, c’est eux. »

La fin du rêve

Le football, c’est eux, c’est nous, et c’est aussi « un rêve », comme l’a justement affirmé lundi Jakob Jensen, le président de la Fédération danoise, avant de pointer son fusil sur la Superligue : « Il ne sert à rien de créer une ligue fermée où le seul but est de gagner de l’argent. » Ce rêve, régulièrement abîmé par les desseins financiers d’hommes qui ont monté un système qu’ils s’apprêtent aujourd’hui à détruire pour en créer un nouveau encore plus crapuleux, peut prendre alors plusieurs formes : un match de Coupe de France à Schiltigheim, une élimination par la Bulgarie sur la route de la Coupe du monde par un homme portant un nom d’assassin, un déplacement à Plzeň, un but contre son camp, une déviation de l’oreille ou un quart de finale de CAN vu à travers la fenêtre du PMU du coin. Et c’est aujourd’hui à ce rêve que s’attaque la Superligue, à une époque où les compétitions sont déjà inégalitaires, où chaque riche a déjà son rond de serviette à la table des grands, mais où il est encore possible de voir le RC Lens se battre pour un ticket européen quelques mois à peine après son retour en Ligue 1 et où l’Ajax et l’Atalanta peuvent s’offrir de belles croisades grâce à des idées plus qu’à des billets. En décidant unilatéralement de s’affranchir de l’essence même du sport pour ne plus penser qu’aux recettes économiques qu’il engendre, le football des puissants fonce plus que jamais vers un mur de briques.

Car en créant cette Superligue, le football devient définitivement une activité économique comme les autres à une époque où la crise sanitaire n’a épargné aucun secteur. Ainsi, cette nouvelle organisation va assurer à ses membres plus de revenus, les joueurs seront alors plus payés, et le reste de la pyramide va être toujours plus abandonné. Pire : le foot n’a ici plus rien de sa dimension culturelle, sociale et humaine de base. La promesse de la Superligue est celle d’un produit de consommation sans tache. Tout sauf un rêve : le trop parfait n’a qu’une durée limitée et ne pousse personne à aller au stade ou à allumer sa télévision. Le Liverpool-Real Madrid joué mercredi dernier en Ligue des champions, insipide malgré le paquet d’étoiles posé sur la pelouse, l’a d’ailleurs confirmé. Dans ce contexte, il fallait écouter Florentino Pérez lundi soir dire ceci : « Nous sommes tous ruinés. Le football est un ensemble, et la télévision est le moyen de changer les choses pour s’adapter à notre temps. Il fallait faire une analyse pour comprendre pourquoi les 16-24 ans ne s’intéressent plus au football. Il y a beaucoup de matchs, peu d’intérêt… Ils ont d’autres plateformes, et le football doit s’adapter. » Mais à quoi bon, encore une fois ?

Ce qui rend la compétition formidable, c’est la possibilité pour les petites équipes de se développer, pas de voir les grandes équipes s’affronter. Mais la logique du monde en ce moment, et donc celle du football, ce n’est pas ça…

À quoi bon vouloir déshumaniser encore un peu plus un sport qui rend fous les hommes depuis le premier jour pour son imprévisibilité et ses tables renversées ? À quoi bon vouloir succomber aux demandes des spectateurs plutôt que des supporters ? À toujours vouloir rendre le foot plus beau, plus présent, plus parfait, plus instantané, sa nature a changé, et un pari a été perdu. Voilà ce que lâchait Marcelo Bielsa lundi soir : « Le problème fondamental est que les riches aspirent toujours à être plus riches, sans tenir compte des conséquences pour les autres. À mesure qu’ils acquièrent plus de pouvoir, ils commencent à exiger plus de privilèges. Ce qui rend la compétition formidable, c’est la possibilité pour les petites équipes de se développer, pas de voir les grandes équipes s’affronter. Mais la logique du monde en ce moment, et donc celle du football, ce n’est pas ça… » La logique du moment – à une époque de paris sportifs, de cotes boostées, de matchs décalés à 13h pour un public situé à des milliers de kilomètres, de Trophées des champions délocalisés, de petites phrases plutôt que de grandes histoires, de clubs surendettés qui se posent en sauveurs du monde et de plan B mal ficelé – n’est pas seulement celle d’hommes qui n’ont plus de rêves. Elle est aussi celle d’hommes qui ne regardent plus leurs supporters et ne cherchent plus à en prendre soin. Mais jusqu’à quand ?

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Par Maxime Brigand

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