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Strasbourg-Francfort, le saucissico
Dans le coin gauche, une spécialité alsacienne qui tient au corps comme un collant trop serré. Dans le coin droit, un délice allemand que les américains ont trouvé le moyen de récupérer en le calant entre deux tranches de pain. Combat sur la nappe : saucisse de Strasbourg contre saucisse de Francfort.
La plus représentative de sa ville : Strasbourg
Paris a sa Tour Eiffel, et Strasbourg a sa saucisse. Et même si, dressées, l’une mesure 324m, et l’autre entre douze et quatorze centimètres, les deux belles sont à niveau égal en matière de symbolisme. « À Strasbourg, on a la cathédrale en 1 et puis la saucisse en 2, avance Jean-Luc Hoffmann, président de la corporation des bouchers charcutiers traiteurs du Bas-Rhin et abonné du Racing depuis plusieurs années. C’est une des raisons qui rendent la ville si célèbre à l’international, alors que Francfort est plus connu pour sa place boursière que pour ses saucisses. » Une remarque probablement biaisée, mais pas totalement fausse, alors que seul Goethe, petit écrivain ayant habité la cité allemande, a eu l’occasion de populariser par écrit son amour pour la saucisse de chez lui. Bref, en cas de litige, il suffit de jeter un œil sur Google : le terme « saucisse » offre 6 410 000 résultats, parmi lesquels Strasbourg (2e) et Francfort (4e). La toile ne trompe jamais.
La forme du moment : Match nul
Tel maître, tel chien : telle ville, telle saucisse. Incontournables sans être les premières citées lorsque vient l’heure des fatidiques questions : « Qu’est-ce qu’on mange ce soir ? » ou « Citez deux clubs de Ligue 1 et Bundesliga » , la Strasbourg et la Francfort sont toutefois de fidèles compagnes de tablées. 19% des Français mettraient au moins une fois par semaine la saucisse à leur menu, selon une étude du cabinet Sofres pour InfoCharcuteries de 2014, qui ne fait toutefois pas de distinguo entre les deux variétés, regroupées par une unique catégorie : les « cuites » . Tout juste sait-on que sur les 186 000 tonnes de saucisses produites chaque année en France, 84 000 concernent celles à pâte fine, soit Francfort et Strasbourg. Mais aucun moyen de connaître les ventes respectives des deux modèles, d’autant qu’à échelle locale, Jean-Luc Hoffmann ne vend que la première dans son établissement. « C’est pas qu’il y a de la compétition entre les deux, mais le jour où ils vendront de la saucisse de Strasbourg à Francfort, il faudra venir me chercher » , qu’il dit.
Celle qui a la plus grande histoire : Francfort
Voilà la plus célèbre interrogation aviaire de l’histoire, celle qui triturait déjà Lucy dans les recoins de sa caverne humide : qui de l’œuf ou la poule fut là en premier ? La version moderne de l’affaire consiste donc ici à déterminer quelle saucisse inspira l’autre, et, en cas de plagiat avéré, à sanctionner financièrement le coupable comme Robin Thicke avec son sample de Marvin Gaye pour Blurred Lines. Si les techniques sont quasi identiques, on trouve trace du bonbon allemand dans des textes datant de la fin du XIIIe siècle, quand son pendant alsacien n’y fait son apparition que trois cents ans plus tard. « La charcuterie alsacienne est largement inspirée de la cuisine allemande, concède notre spécialiste. On appelle également notre saucisse de Strasbourg « knack » parce qu’il faut qu’elle fasse ce bruit quand on croque dedans. Knack ! Vous voyez ? » L’homme est dans le vrai, mais omet de préciser que le verbe allemand « knacken » désigne précisément ce bruit délicieux de la peau qui craque sous les incisives. Pas cette fois, Jean-Luc.
Celle que l’on a envie de voir aller loin : Strasbourg
« Le match est très serré, comme il le sera demain » , glisse Jean-Luc Hoffmann dans un souffle. Vrai, tant la Strasbourg et la Francfort se ressemblent. Mêmes ingrédients (maigre et gras de porc, eau, bouillon, saumure, épices, glace, aromates et alcool), mêmes techniques de fabrication, à quelques broutilles près. Seule la viande diffère, car là où l’alsacienne peut mixer veau, porc et bœuf, l’allemande n’utilise que du porc. Ainsi, son fumage naturel au bois de hêtre confère à la knack d’Alsace une délicate senteur de cumin, quand son homologue « est beaucoup plus fumée » , d’après notre spécialiste. Seul moyen de les différencier : leur couleur. Rose/rouge pour la Strasbourg, jaune/orange pour la Francfort. Pourquoi ? « C’est au niveau des épices que ça se joue, mais alors là… Chaque ville a ses petits secrets. Il ne faut surtout pas les divulguer avant le match. » Les palais délicats et les yeux subtils l’auront deviné : c’est à Strasbourg qu’on se régale.
La plus europhile : Strasbourg
Au premier regard, on pourrait tomber dans le piège. Car oui, si la knack est majoritairement consommée dans des choucroutes, plat peu internationalisé, la saucisse de Francfort est la variété majoritairement utilisée dans les hot-dogs consommés aux États-Unis depuis l’émigration germanique du XIXe siècle. Pas de débat : la qualité allemande s’expose définitivement mieux. Seulement voilà, Jean-Luc Hoffmann trépigne par téléphone : « Attendez, parce que vous croyez que les saucisses que vous achetez quand vous marchez dans les rues de Los Angeles, ce sont des vraies saucisses de Francfort ? » Bingo. Maudits ersatz censés tromper leur monde, les pâles copies consommées à travers le monde n’ont rien à voir avec la Francfort, la vraie. Pourquoi sinon s’appliquer à recouvrir cette beauté de ketchup, mayonnaise et relish sucrée, si ce n’est pour cacher le méfait ? En copiant la recette comme un tableau de maître, les faussaires de la Francfort ont fait perdre toutes ses lettres de noblesse à la spécialité, laissant donc champ libre à la réputation de la seconde sur son continent.
Résultat final : Strasbourg 3-1 Francfort « Toute chose a une fin, sauf la saucisse qui en a deux. »
Par Théo Denmat, docteur ès saucisses