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« Une fois le Mondial attribué, il sera plus difficile de protéger les droits humains en Arabie saoudite »
Pas de faux suspense : la Coupe du monde de la FIFA va bien se dérouler en Arabie saoudite en 2034. Alors que l’attribution doit être officialisée ce mercredi, Steve Cockburn, responsable du programme Droits du travail et Sport d’Amnesty International, liste les défis qui attendent tout ce beau monde pour que cette 25e édition ne soit pas une catastrophe humanitaire de plus.
Quand et comment, Amnesty International en général et vous en particulier vous êtes-vous penchés sur le dossier de l’organisation de la Coupe du monde 2034 en Arabie saoudite ?
Cela fait des décennies que nous travaillons sur le sujet des droits humains en Arabie saoudite, mais ça s’est intensifié l’année dernière quand on a compris que l’Arabie saoudite serait la seule candidate à l’organisation de ce Mondial. Le Qatar a forcément créé un précédent, il y avait les leçons à en tirer.
Quelles sont les principales problématiques de cette candidature saoudienne ?
Elles sont globalement les mêmes qu’au Qatar, mais à une échelle plus grande, plus sévère. Le risque numéro un concerne ces centaines de milliers de travailleurs migrants qui seront impliqués dans la préparation du tournoi. Le niveau d’exploitation est immense, et il y a déjà une plainte qui a été déposée auprès de l’Organisation internationale du travail par des syndicats. Un grand nombre de travailleurs meurent chaque année, dont les causes restent inconnues entre 70 et 90% des cas. Ce dont on est sûr, c’est que travailler dans ces conditions de chaleur extrême n’y est pas étranger. Comme au Qatar se pose la question du sort des personnes LGBTQ. Aucune protection n’est pour le moment garantie à ceux qui se déplaceraient dans le cadre de ce tournoi. Et de manière sous-jacente à cela, il y a le contexte de la liberté d’expression. Ce que nous avons observé en Arabie saoudite, c’est qu’il y a d’un côté une certaine ouverture sociale – les femmes ont aujourd’hui plus de libertés qu’il y a cinq ans dans certains domaines, comme la conduite ou l’emploi –, mais, d’un autre côté, il y a moins de liberté pour s’exprimer ou critiquer. Aucun·e militant·e ou organisation indépendante de défense des droits humains en Arabie saoudite n’est libre sur le territoire saoudien. Nous avons documenté de nombreux cas d’activistes, souvent des femmes, qui ont de lourdes peines de prison pour avoir simplement critiqué le régime sur les réseaux sociaux.
On parle d’un pays qui a explosé son record de condamnés à mort cette année (303 selon l’AFP)…
Évidemment, cela devient de plus en plus préoccupant, mais il n’y a peut-être pas de lien direct avec la Coupe du monde, sauf si des supporters se retrouvaient dans certaines situations.
Vous parliez d’une « échelle » différente de celle du Qatar. Dans quel sens ?
Déjà par l’ampleur du tournoi, parce qu’à 48 participants, ce Mondial nécessitera plus de stades qu’au Qatar. Le pays en possède déjà un certain nombre, mais il faudra construire ou rénover onze stades sur les quinze qui seront utilisés. Le pays est aussi plus vaste et il faut lier les sites entre eux. Ensuite, parce qu’on sent moins d’engagement de la part de l’État saoudien à s’attaquer aux problèmes. Au Qatar, nous avons au moins pu visiter le pays, rencontrer le gouvernement et effectuer nos recherches. Il y a eu aussi des réformes, souvent insuffisantes, mais qui ont eu le mérite d’exister. En Arabie saoudite, les portes sont fermées.
Entre 2010 et 2022, le Qatar avait intérêt à être ouvert parce qu’il cherchait à se crédibiliser et trouver sa place sur l’échiquier géopolitique. L’Arabie saoudite, elle, est déjà un acteur puissant.
Effectivement, le Qatar était historiquement isolé et se cherchait des alliés sur la scène internationale. Il y avait donc des moyens de négocier. L’Arabie saoudite, en revanche, est dans une position beaucoup plus forte, que ce soit sur le plan militaire, commercial, économique et diplomatique. Le sport joue un rôle dans tout cela, en créant des dépendances et en renforçant le pouvoir culturel. Tout cela complique les choses, mais l’Arabie saoudite cherche toujours à devenir un lieu où les entreprises internationales peuvent s’implanter et investir. Pour y arriver, elle devra démontrer qu’il n’est pas risqué pour les entreprises de s’y installer, que les travailleurs ne sont pas exploités, qu’elles ne seront pas impliquées dans des répressions politiques, etc. Nous avons mené une enquête spécifiquement sur Carrefour et ses franchises en Arabie saoudite. Et, vous savez, en tant qu’entreprise, ils ne veulent ni scandale ni controverse.
Le 11 novembre, vous avez appelé, avec d’autres ONG, à suspendre l’attribution quasi certaine de la Coupe du monde 2034 à l’Arabie saoudite, prévue pour ce 11 décembre. Depuis, la FIFA a publié son rapport d’évaluation avec une section dédiée aux droits humains. Qu’en avez-vous pensé et est-ce qu’il peut amener des progrès ?
Ce rapport visait surtout à dire que cette Coupe du monde serait l’opportunité de faire bouger les lignes, mais sans apporter de réponse concrète à comment les faire bouger. Nous avons eu le sentiment qu’il s’agissait d’une opération de blanchiment, que tout est déjà bouclé pour permettre à ce pays d’organiser ce Mondial, quelles que soient les conditions. La FIFA avance parfois l’argument qu’en organisant une Coupe du monde au Qatar, en Arabie saoudite ou en Russie, cela améliore les droits humains. Mais cela ne se fait pas automatiquement. Il faut y travailler activement, en plaidant, en enquêtant et en exerçant des pressions. La FIFA a un rôle majeur à jouer dans ce processus. Notre position n’est pas que l’Arabie saoudite ne doit jamais accueillir la Coupe du monde, mais qu’elle doit prendre les engagements nécessaires pour protéger les droits humains. Et le faire au préalable. Une fois la Coupe du monde attribuée, il sera beaucoup plus difficile d’obtenir ces engagements, car la FIFA n’aura plus de levier pour agir sur ces dossiers.
Les interventions des ONG sont perçues par les sociétés en développement comme une critique formulée par les Occidentaux. Pourtant, nos propres démocraties et des institutions comme la FIFA se montrent le plus souvent sourdes à vos travaux. Est-ce là votre principal problème ?
Oui, je pense que la FIFA est en grande partie motivée par… eh bien, le business ! Ce n’est pas une coïncidence de trouver la compagnie pétrolière Saudi Aramco parmi ses principaux sponsors. Mais regardez le fonctionnement politique de la FIFA : il n’y a qu’une cinquantaine d’associations en Europe (55), mais environ 150 ailleurs (156). La majorité des voix et du pouvoir se trouve donc en dehors de l’Europe, et cela ouvre un véritable jeu de pouvoir. En Arabie saoudite, il n’y a pas de presse indépendante, pas de société civile indépendante, ni de syndicats capables de s’exprimer par eux-mêmes. Alors quand des organisations comme Amnesty International dénoncent ces situations, elles sont accusées d’agir avec un prisme de pensée occidental. Pour contrer cela, nous devons agir sur plusieurs fronts. Il faut autant parler de la Coupe du monde en Amérique du Nord de 2026 et de celle de 2030 au Maroc, au Portugal et en Espagne. Ces compétitions ne reçoivent pas la même attention médiatique, bien qu’elles présentent également des risques significatifs.
Lesquels ?
Concernant 2026 s’est créée une coalition d’organisations non gouvernementales appelée Dignity 2026, dans laquelle Amnesty n’est impliquée qu’indirectement. Bien que le Canada, le Mexique et les USA ne construisent pas de nouveaux stades, les employés de l’industrie de services, principalement des migrants, sont au cœur des préoccupations, avec la menace de réduction des normes du travail ou des protections syndicales. Surtout, il y a une grande crainte liée à la manière dont Donald Trump pourrait utiliser ce Mondial comme une plateforme pour alimenter des divisions. Pour l’édition 2030, les principaux risques concernent en premier lieu la gestion policière, notamment l’usage excessif de la force par les autorités policières contre les supporters. Par exemple, l’utilisation de balles en caoutchouc contre les supporters. Des questions de racisme dans les stades et dans le football ont été très souvent évoquées. L’homophobie, particulièrement au Maroc, est un problème encore plus marqué : elle y est criminalisée et il y a beaucoup d’arrestations liées à des relations entre personnes du même sexe. Il y a aussi des problèmes concernant la liberté d’expression, notamment pour les journalistes, surtout au Maroc. Enfin, il y a des risques liés au logement abordable en Espagne et au Portugal, deux pays déjà en crise. L’afflux de touristes pourrait aggraver cette situation, avec une montée des logements de type Airbnb. Ces risques pourraient être gérés si les gouvernements, les associations de football et la FIFA agissaient de manière proactive. Pour l’instant, ce n’est pas vraiment ce que nous voyons.
La grande majorité des événements sportifs d’envergure est attribuée à des pays connaissant des régimes autoritaires. Comment expliquez-vous cette tendance ?
Politiquement, ces événements sont extrêmement utiles pour des États qui veulent les utiliser comme un outil de construction étatique ou de politique internationale. Pour la Russie en 2018, il s’agissait clairement de renforcer son image et son pouvoir, en même temps qu’elle annexait la Crimée. Nous en voyons aujourd’hui les conséquences en Ukraine. Pour l’Arabie saoudite, la Coupe du monde représente un symbole de son émergence sur la scène mondiale, au-delà du pétrole. Cela s’inscrit dans sa vision 2030, ayant pour but de se présenter comme un pays économiquement plus diversifié. Un peu comme les Jeux olympiques de Pékin en 2008 l’ont fait pour la Chine. En outre, ces États n’ont pas le même niveau de responsabilité en ce qui concerne l’utilisation des fonds publics. Ils peuvent investir des sommes énormes, souvent issues de l’argent de l’exploitation des ressources énergétiques, dans de grands projets comme ceux-là, sans subir le même degré de contrôle que d’autres pays. Un autre point est que ces tournois sont devenus si grands aujourd’hui, avec l’exigence de compter une quinzaine de sites, chose que peu de pays dans le monde peuvent se permettre de faire. Soit il s’agit de groupes de pays travaillant ensemble, comme le Maroc, le Portugal et l’Espagne pour 2030, soit ce sont des pays prêts à construire une quantité énorme de stades, même si ces infrastructures ne sont pas nécessaires à long terme. Cela peut être difficile à justifier dans un pays démocratique.
En 2022, vous aviez brandi la menace du boycott. La réponse était que cela faisait 10 ans que les stades étaient construits et que les morts étaient déjà morts. Que faire pour ne pas se retrouver dans cette situation ?
Les changements doivent commencer maintenant, pas deux ou trois ans avant la Coupe du monde. C’est, selon moi, la leçon principale à tirer du Qatar. Il y a eu presque une décennie perdue, une décennie où des changements et des réformes auraient pu être possibles. Les choses auraient pu être tellement différentes et meilleures si la discussion sur les droits humains avait eu lieu en 2010, lorsque la Coupe du monde a été attribuée, et non pas en 2022. C’est donc ce qui doit se passer maintenant. Nous devons nous mobiliser dès maintenant, sachant que nous avons dix ans pour faire la différence. Une grande partie des constructions va commencer bientôt, il n’y a donc pas de temps à perdre. La FIFA doit se lever et prendre au sérieux ses responsabilités en matière de droits humains, en s’assurant que les contrats contiennent des engagements contraignants. L’Arabie saoudite doit voir cette opportunité, mais aussi les risques, et commencer à mettre en place des changements législatifs qui pourraient faire une réelle différence, notamment en matière de droits du travail, de liberté d’expression, d’expulsions forcées, et plus encore.
Beaucoup de joueurs ont rejoint le championnat saoudien, on a reproché à beaucoup de joueurs de ne pas se mobiliser pour le Qatar. Là, ça semble mal parti pour que les acteurs du football se mobilisent.
Quand les footballeurs s’expriment sur des sujets importants, ça a un écho infiniment plus puissant. C’est donc crucial quand ils le font. Cependant, l’erreur à ne pas commettre, c’est mettre toute la responsabilité sur les joueurs, comme si c’était eux qui avaient choisi que la Coupe du monde ait lieu en Arabie saoudite. Ce n’est pas leur décision. C’est la FIFA qui a fait ce choix, et c’est à la FIFA que revient la responsabilité d’agir.
Et quand Cristiano Ronaldo et Neymar affichent leur soutien à l’Arabie saoudite, c’est un but contre son camp ?
Les joueurs qui sont payés pour promouvoir l’Arabie saoudite doivent être conscients des conséquences de cet engagement et réfléchir à la responsabilité qu’ils portent : celle de s’assurer que l’autre discours, l’autre réalité, soit également présenté. Je ne m’attends pas à ce que Cristiano Ronaldo critique ouvertement l’État qui le nourrit, mais je pense qu’il a la responsabilité de dire la vérité sur ce pays, ou du moins de montrer toutes les facettes de la vérité. Il y a des aspects positifs à aborder en Arabie saoudite, bien sûr, mais il y a aussi un autre versant qui mérite d’être évoqué.
Vous êtes un fervent supporter de Newcastle United, club détenu par le PIF saoudien. Comment faire pour rester un fan de foot sans culpabiliser ?
Quand ce rachat a été annoncé, j’ai été choqué. Mais le monde est complexe, alors je pense qu’à un niveau purement humain, il faut parfois faire la distinction entre ce que l’on aime faire d’un côté, et les questions importantes qui se cachent derrière et des coûts que cela implique de l’autre. J’ai aimé regarder la Coupe du monde au Qatar. J’ai aimé le jeu proposé et le parcours de l’Angleterre, jusqu’à ce que la France nous batte en quarts de finale. (Rires.) C’était un bon tournoi de football, et je suis sûr que les fans l’ont apprécié aussi. Personnellement, je vais au stade depuis que j’ai 7 ans, avec mon père et mon frère. Cela fait partie de moi, je ne vais pas changer cela. C’est mon identité. Ce que je peux faire, c’est soutenir mon club, mais pas ses propriétaires. Je peux utiliser le football pour parler des droits humains avec mes amis, collègues, et autres supporters, afin de sensibiliser à ces questions. Chacun a parfaitement le droit d’aller voir son équipe jouer sans se sentir coupable. Il faut seulement être conscients afin de ne pas être instrumentalisés.
Propos recueillis par Mathias Jobert et Mathieu Rollinger