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Stefan Mitrović, étendard brut

Par Douglas De Graaf et Mathieu Rollinger
Stefan Mitrović, étendard brut

Aujourd'hui capitaine d'un Racing Club de Strasbourg flirtant avec les sommets, Stefan Mitrović a pendant de longues années été l'incarnation d'une certaine poisse et d'un dommage collatéral des maux rongeant le foot des Balkans. Portrait du porte-drapeau des nouvelles ambitions alsaciennes.

Pour certains, c’était une étincelle dans une poudrière. Pour d’autres, une initiative maladroite pour tenter d’étouffer un feu qui avait déjà bien pris. En ce 14 octobre 2014, le Belgradois Stefan Mitrović honorait sa quatrième sélection face à l’Albanie, dans le cadre des qualifications pour l’Euro 2016. Ce soir-là, les tensions nationalistes s’infiltrent dans les fissures de l’ex-Yougoslavie et inondent de haine le stade du Partizan, les tribunes serbes déversent des litres d’insultes anti-albanaises et une pluie de fumigènes s’abat sur la pelouse.

On joue alors la 42e minute et celui qui était le défenseur de Fribourg réalise une intervention qui fera basculer la rencontre dans une anarchie totale. « Les supporters albanais avaient accroché un drapeau de la « Grande Albanie » (une idée visant à réunir toutes les communautés albanaises des Balkans dans un même État, N.D.L.R.) sur un drone qui survolait le terrain, narre le gardien Vladimir Stojković. Il y avait une atmosphère électrique dans le stade. Le drone est passé à proximité de Stefan, donc il a sauté pour attraper le drapeau et l’enlever. Après ça, il est devenu un héros. »

Arrière-pensée politique

Le « héros » va tout de même déclencher un sacré chaos : des joueurs albanais réagissent au torrent de racisme qu’ils avaient encaissé jusqu’ici sans (trop) broncher, des ultras serbes pénètrent sur la pelouse pour mettre des coups de tabouret aux visiteurs, un agent de sécurité tabasse Lorik Cana, le capitaine des Kuq e Zinjtë, et toute une sélection finit par se réfugier aux vestiaires en craignant pour sa peau. La partie ne reprendra jamais, la Serbie se verra pénalisée d’une défaite sur tapis vert et manquera le tournoi organisé en France.

S’il s’est immédiatement drapé d’un symbolisme évident, le geste de Stefan Mitrović était selon lui dénué d’arrière-pensée politique : « Je voulais reprendre le match le plus tôt possible et rien de plus. » À 24 ans, le défenseur avait suffisamment perdu de temps dans sa carrière pour ne pas profiter de chaque instant d’un match de haut niveau. « C’est quelqu’un qui a connu des hauts et des bas dans sa carrière, témoigne Stojković. Quand il est arrivé en équipe nationale, il a apporté toute son énergie positive, sa force mentale, celle d’un vrai guerrier. Il se bat chaque minute qu’il passe sur le terrain. »

Europe-trotter

Il aura fallu que Stefan Mitrović emprunte un chemin escarpé pour entrapercevoir la reconnaissance. Son pays a dû attendre une victoire 1-0 de son Real Valladolid contre le Barça en 2014 pour s’intéresser au gaillard (1,89m pour 84kg). « Les journaux serbes ont commencé à me consacrer des articles, sur le mode : « Pourquoi on ne prend pas ce mec ? », recontextualisait-il pour Libération.

Quand il est arrivé en équipe nationale, il a apporté toute son énergie positive, sa force mentale, celle d’un vrai guerrier.

Ça a toujours été mon rêve : jouer pour les gens, ceux avec lesquels tu as grandi. Je ne veux pas généraliser, mais les joueurs des Balkans ont tous un côté… je ne veux surtout pas employer le mot « guerrier », mais je vais parler de force, de solidité, de constance. » Des valeurs desquelles il a été coupé très tôt, même si son histoire d’amour avec le foot débute comme celle de nombreux enfants des Balkans des années 1990 : lorsque les journées sont rythmées par les bombardements, les parties dans la rue deviennent des exutoires, des moments de liberté inestimables. Pour prolonger le plaisir, sa mère l’inscrit au RAD Belgrade, club du sud de la capitale, réputé aussi bien pour sa formation que pour la virulence de ses supporters.

Et s’il fait un rapide crochet par l’Étoile rouge, c’est dans ce club qu’il fera ses premiers pas en pro et progressera en tant qu’homme. À 18 ans, Stefan perd sa mère, mais fait la rencontre de deux personnes déterminantes dans sa vie : Dragiša Zečević, entraîneur de la réserve du RAD – « Il m’a appris le travail, la nutrition, le professionnalisme. Jusqu’à 17 ans, tu vois le foot comme un jeu, un truc parmi d’autres, comme les filles et le reste. Cet homme a changé tout ça » –, et sa future femme – « Elle m’a stabilisé. J’étais dans une famille où… tout n’était pas parfait. La sienne était équilibrée, idéale » . Mais les difficultés financières du club poussent les dirigeants à vendre et, en 2009, Mitrović s’exile de force en Slovaquie, au Artmedia Petržalka. Loin des siens et parachuté dans un club reparti de zéro, il ne dispute que neuf matchs d’une saison qui verra l’institution de Bratislava être reléguée. Nouveau rebond, nouveau pays, nouvel échec collectif : son expérience chez les Tchèques du Zrbojovka Brno se solde par une autre descente. De retour au pays, au FK Metalac, il gagne enfin sa place de titulaire, mais n’arrive pas à s’intégrer au groupe. Là encore, le club descendra.

Monsieur Relégation

Minée par ces échecs, la carrière de Stefan Mitrović n’arrive pas à décoller. Une seule personne en dehors de sa Serbie natale semble avoir su cerner le colosse : Hein Vanhaezebrouck. Le coach flamand le fait venir en 2012 à Courtrai, séduit par « ce défenseur rapide, qui affiche une bonne dose de puissance dans son jeu et dans les duels. » Rapidement, ses solides performances poussent Benfica à le recruter pour 1,1 million d’euros. À Lisbonne, dans un effectif comprenant huit autres Serbes (dont Nemanja Matić et Lazar Marković), il n’arrive pas à concurrencer le duo Luisão-Garay et doit se contenter de matchs avec la réserve (une équipe B où évoluent Lindelöf, João Cancelo, André Gomes, Gonçalo Guedes et Bernardo Silva…), avant d’être prêté à Valladolid. En Espagne, Mitrović n’est pas au bout de ses peines. Lors de l’ultime journée face à Grenade, les Pucelanos jouent leur survie en Liga. Le Serbe réalise une belle première mi-temps, mais dévie juste avant la pause un centre de Piti dans son propre but. 0-1 : le Real Valladolid termine dix-neuvième.

Lui qui change de pays chaque année éprouve du mal à s’adapter et à s’entendre avec ses entraîneurs. Comme à Fribourg. « On parle souvent de communication dans le foot : celle que vous avez avec le coach est fondamentale. Il ne peut pas dire une chose et en faire une autre. Dans ces situations-là, tu subis, reconnaît-il. Tu te sens isolé. La seule chose à faire, c’est se dire « calm down, redescends, reste tranquille ». Ce n’est pas simple : les Allemands pensent qu’ils savent, ils ont peut-être raison, mais parfois, ce n’est pas mal de s’ouvrir à d’autres manières de raisonner. » Au bout de cette année en Allemagne, se trouve une cinquième relégation en six saisons professionnelles… Un vrai chat noir.

La vie en rose chez les Flamands

Son salut ne pouvait donc venir que de Hein Vanhaezebrouck, le seul coach avec qui il n’avait pas connu les affres de la relégation. Désormais à La Gantoise, tout frais champion de Belgique, le technicien a déjà un groupe compétitif en main pour disputer l’Europe. Mais il n’a pas oublié son poulain. Par conviction, probablement, par amour, peut-être.

Il est de l’ancienne école. Il a dû faire des sacrifices pour réussir. Alors quand il voit des jeunes qui répondent ou manquent de respect…

À son arrivée, Mitrović a déjà eu la chance de jouer en Flandre et connaît la recette pour s’intégrer. Titularisé pour la première fois contre Lyon en Ligue des champions en 2015, il sort une partition de mammouth, puis une deuxième au retour, pour aider son club à se qualifier en huitièmes de finale. Pas facile, néanmoins, de se fondre dans un groupe qui a vécu le titre l’an passé. En dehors de son petit niveau au billard, c’est surtout la présence de Danijel Miličević qui y contribuera fortement. « On parlait la même langue – le serbo-croate – et j’ai tout de suite su qu’on serait amis. On se retrouvait souvent avec nos femmes. On a mangé des tonnes de sushis ensemble ! » , confie le milieu offensif bosnien passé par Metz et actuellement à Eupen.

Pas facile, non plus, de se faire accepter dans un groupe quand on « peut paraître un peu hautain » , dixit Damien Marcq, qui l’a côtoyé la saison dernière. Selon le milieu français, le Serbe est « un bon mec » , mais qui ne se départ que rarement d’une apparente froideur, due à son « fort caractère » et son esprit de « leader » . Un tempérament qui lui a valu « quelques conflits, mais jamais de grosses bagarres » , d’après Miličević. « Quand quelque chose ne lui plaît pas, il te le dit en face, jamais dans ton dos. Il est de l’ancienne école. Il a dû faire des sacrifices pour réussir. Alors quand il voit des jeunes qui répondent ou manquent de respect… Il voulait leur dire qu’ils avaient de la chance de ne pas être nés à notre époque. » Et malgré sa carapace, le Serbe ne serait en réalité qu’un cœur tendre, qui a même versé quelques larmes après le départ de Vanhaezebrouck à Anderlecht. « Je suis un homme sur le terrain, mais en dehors, je suis une personne émotive. Je n’en ai pas honte » , affirmait-il pour Het Laatste Nieuws. Et sa période à Gand restera assurément de nature à exacerber sa sensibilité : « L’amitié dans le foot, bon… Je pense qu’il peut s’établir une sorte de confiance entre les joueurs. À La Gantoise, j’ai connu cette confiance. »

Les actes du Racing

Enfin amarré dans un bon port, « Mitro » remet pourtant une nouvelle fois les voiles. En janvier 2018, Saint-Étienne essaye de l’attirer, mais, alors que l’affaire semblait bouclée, le transfert capote au moment de la visite médicale. Le joueur avait été touché à la cheville quelques semaines plus tôt. Or, les Foréziens voulaient pouvoir compter sur un défenseur apte dans l’immédiat pour se sortir de la zone rouge (ce que sera finalement Neven Subotić). Mitrović se résoudra à subir une intervention chirurgicale et manquera la Coupe du monde à cause de celle-ci. Strasbourg arrivera lui dans le bon timing pour le débaucher, en lui donnant suffisamment de garantie sur la confiance dont il bénéficiera. « Le Racing m’a fait signer en juin alors que j’étais blessé à la cheville, se réjouissait-il. Je ressens une reconnaissance énorme. Cette confiance que le club et l’entraîneur m’ont accordée, ce sont des actes, pas des mots. »

Dès son arrivée, Thierry Laurey savait qu’il tenait là le futur patron de sa défense, décimée après les départs de Kader Mangane, Bakary Koné et Yoann Salmier. « On ne pouvait pas prétendre à aller chercher un joueur pareil, s’enthousiasmait l’entraîneur alsacien devant les caméras de RMC Sport. C’est un garçon adorable[…]et un très bon joueur, il va nous apporter toute l’expérience voulue. » En quelques semaines, le baroudeur a pris ses aises. Il y a retrouvé son ami Matz Sels, lui aussi ancien Buffalo, et a pu enfiler au bout de quelques journées seulement le brassard de capitaine. En quelques mois, l’arracheur de drapeau s’est mué en porte-étendard des nouvelles ambitions strasbourgeoises. Et si Strasbourg a pris un risque en recrutant un spécialiste des relégations, c’est peut-être parce que celui-ci sait maintenant quels sont les chemins à éviter.

Dans cet article :
La Suisse poursuit son zéro pointé en Serbie
Dans cet article :

Par Douglas De Graaf et Mathieu Rollinger

Propos de Stojković, Miličević et Marcq recueillis par DDG et MR. Ceux de Stefan Mitrović par Libération et Het Laatste Nieuws.

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