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Stade Krestovski, le prix du sang
Ce jeudi, le RB Leizpig se déplace en Russie pour tenter de décrocher sa qualification en quarts de finale de Ligue Europa face au Zénith Saint-Pétersbourg. Les Allemands auront le privilège de fouler la pelouse d’un stade qui accueillera sept matchs lors du prochain Mondial. Un stade hors de prix, terminé à l’arrache et au prix de plusieurs vies. Il y a un an, un journaliste d’investigation norvégien révélait les dessous de ce chantier ubuesque.
Tout commence par un tweet publié au mois de novembre 2016. Un ouvrier nord-coréen âgé de quarante-sept ans est retrouvé mort dans un container à proximité du chantier du stade Krestovski, située sur l’île éponyme dans les quartiers chics de Saint-Pétersbourg. L’autopsie révèle qu’il a succombé à une attaque cardiaque. Ce jour-là, Håvard Melnæs décide d’en savoir plus. Journaliste pour le magazine de football norvégien Josimar, il mène l’enquête pendant cinq mois et apprend que pas moins d’une centaine de citoyens de l’État le plus fermé au monde travaillent sur le chantier d’un stade devenu le plus coûteux de l’histoire. Mais alors que tous les yeux sont braqués sur les conditions de travail des ouvriers des chantiers de la Coupe du monde qatarie, Josimar révèle qu’en Russie, l’esclavage moderne a également court. Saint-Pétersbourg en est l’exemple le plus marquant.
Un ours à moto, des fissures et des fuites d’eau
En 2006, la Russie n’a pas encore déposé sa candidature pour l’organisation d’un Mondial, mais le Zénith a tout de même besoin d’une nouvelle arène pour remplacer son vieux stade Petrovski, construit dans les années 1920. Les travaux démarrent pour un coût estimé à 220 millions de dollars et doivent être achevés en décembre 2008. Problème, le chantier dure finalement onze ans et son coût total dépasse le milliard et demi de dollars, selon les chiffres officiels du gouvernement. Mais en comptant tous les chantiers annexes (comme l’ouverture d’une nouvelle station de métro par exemple), la facture serait environ deux fois plus élevée.
La raison majeure de ce retard considérable est vite connue : elle s’appelle corruption et s’il est impossible d’évaluer combien de millions ont disparu, elle a provoqué en 2009 le départ de Gazprom, premier financeur du projet et sponsor majeur du Zénith. Plus le temps passe et plus le camouflet se fait ressentir. Pour Vladimir Poutine, il faut arrêter les frais. Il exige l’inauguration du stade Krestovski le 11 février 2017, soit quelques mois avant la Coupe des confédérations qui doit servir de répétition générale au Mondial l’année suivante. Dix mille personnes assistent à cette ouverture en grande pompe, qui débute tout de même avec deux heures de retard sur l’horaire initial. Parmi les numéros proposés, le clou du spectacle est un ours qui fait de la moto. Mais dans les couloirs et les travées, les invités peuvent lire sur des affichettes un numéro d’urgence à contacter en cas de fuites ou de dégâts des eaux. Quant au système de paiement à la buvette, il ne fonctionne tout simplement pas. Comme un rappel de l’amateurisme qui a entouré les onze années du chantier.
Des esclaves pourvoyeurs de devises
À l’été 2016, pour tenter d’accélérer la fin des travaux, Igor Albin, vice-gouverneur de Saint-Pétersbourg et ancien ministre du gouvernement de Vladimir Poutine, encourage des entreprises locales de BTP à travailler gratuitement sur le chantier jusqu’à la fin de l’année. Un moyen subtil de trier ceux qui remporteront les futurs marchés publics et, surtout, de faire des économies, tout en faisant vibrer la corde patriotique du service rendu à la nation. « Et ce n’est pas tout !, ajoute Håvard Melnæs, l’auteur de l’enquête de Josimar. M. Albin a ordonné à des centaines de fonctionnaires municipaux d’aller plutôt travailler sur le chantier du stade. Ainsi, des auditeurs financiers pouvaient se retrouver à exécuter des travaux de peinture. »
Parmi les sociétés qui répondent à l’appel, Dalpitersroj et Seven Suns, spécialisées dans la construction de grands complexes immobiliers de luxe. Leur particularité : ils amènent en guise de main-d’œuvre une centaine d’ouvriers nord-coréens pour effectuer des travaux de finition et de peinture. Mais contrairement aux apparences, la présence de ces citoyens d’un État connu pour vivre dans l’isolement le plus total ne doit rien au hasard : « La Russie et la Corée du nord entretiennent d’étroites relations depuis les années 1950, poursuit Håvard Melnæs. Mais cette dernière exporte aussi des travailleurs en Chine ou dans les pays du Golfe. En Russie, on estime qu’ils sont 75 000 et travaillent principalement dans le BTP ou l’industrie forestière en Sibérie. » Depuis cinq ans, leur nombre serait en augmentation constante. Melnæs abonde : « À cause des sanctions internationales qu’elle subit, la Corée du nord a besoin d’argent pour financer son programme nucléaire. Ces travailleurs détachés sont donc une ressource vitale. » En prélevant 90% de leur salaire, le régime obtiendrait ainsi pas moins de deux milliards de dollars par an, selon un rapport des Nations unies.
Syndrome de Stockholm
Les Nord-Coréens ne sont pas les seul travailleurs étrangers. Sur les chantiers du Mondial russe, nombreux étaient les ouvriers provenant d’anciennes républiques soviétiques, en particulier celles d’Asie centrale, comme l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. À la simple différence qu’en cas de conflit, les familles de ces derniers n’en subissent pas les conséquences. Håvard Melnæs explique que l’isolement de la colonie coréenne est total : « En plus d’être constamment surveillés par des contremaîtres et des intermédiaires venus du pays avec eux, la barrière de la langue les empêche de communiquer avec les autres ouvriers. » Vivant entassés dans des containers, comme celui où est décédé cet ouvrier en 2016, ils sont sous contrat avec l’État pendant dix ans. Le profil-type est un homme d’une trentaine d’années, dans la force de l’âge, marié et père de famille : « Ainsi, le régime est sûr qu’ils ne s’échapperont pas » , analyse Håvard Melnæs.
Malgré la législation russe qui fixe la journée de travail à huit heures, les ouvriers, peu importe leur nationalité, la dépassent souvent, travaillant parfois onze heures par jour, sept jours sur sept et sans contrat de travail. Et pourtant, le maigre salaire perçu est souvent bien plus conséquent que ce qu’ils peuvent espérer dans leur pays. Des conditions d’esclavagisme moderne qui, paradoxalement, débouchent parfois sur des réflexions proches du syndrome de Stockholm. Håvard Melnæs se souvient par exemple de travailleurs qui lui ont expliqué qu’ils seraient « fiers de regarder la Coupe du monde à la télé et de dire : « J’ai aidé à construire ce stade ! » » Celui de Saint-Pétersbourg comme les autres d’ailleurs.
Un parfum de Qatar
Les terribles conditions de travail des ouvriers des chantiers du Mondial russe ne sont pas sans rappeler celles de la Coupe du monde qatarie qui se tiendra en 2022. Et pourtant, l’écho s’est fait bien moins retentissant dans le premier cas. « Je crois que le public est tellement abreuvé de nouvelles négatives concernant la Russie qu’il finit par ne même plus y prêter attention, conclut Håvard Melnæs. Un jour ce sont les bombardements en Syrie, le lendemain, la manipulation des élections américaines, l’empoisonnement d’espions, la corruption de Poutine et Medvedev etc, etc. »
Peu après sa sortie, l’enquête de Josimar a fait grand bruit. Aux États-Unis, des sénateurs ont exigé que l’organisation de la Coupe du monde soit retirée à la Russie. En Scandinavie, les présidents des différentes fédérations nationales de football ont écrit à Gianni Infantino pour lui demander des comptes sur l’emploi de travailleurs nord-coréens. Le secrétaire général de la FIFA s’est contenté de leur répondre qu’il était au courant qu’ils vivaient dans « des conditions épouvantables » . Un discours froid, mais qui a le mérite de rompre avec celui d’Alexey Sorokin, président du comité d’organisation, lequel avait affirmé au quotidien danois Ekstra Bladet : « Nous avons mené notre propre enquête et il n’y a aucune preuve que des Nord-Coréens ont travaillé sur nos chantiers. Nous les avons cherchés, mais nous n’avons pu en trouver aucun. »
Pour Håvard Melnæs, la situation changerait si les médias envoyaient plus de journalistes enquêter sur place. Car en attendant, la Coupe du monde aura bien lieu et si certains la regarderont à la télévision avec le sentiment du devoir accompli, d’autres continueront à se tuer sur un chantier sans jamais en récolter les fruits.
Par Julien Duez
Propos d'Håvard Melnæs recueillis par JD.