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Soviets, Yougos et « communistico »
Un temps alliées face au capitalisme occidental, la Yougoslavie de Tito et l'URSS de Staline sont devenues adversaires lorsque la République des Balkans a décidé de ne pas s'inféoder au régime soviétique. Une coopération puis un antagonisme qui se sont reflétés à travers le football des deux pays. La rivalité atteindra son paroxysme lors des Jeux olympiques de 1952, à Helsinki, où les deux sélections s'affrontent lors d'un derby communiste inédit.
Mars 1945. Au sortir de la guerre, une aube rouge se lève sur les Balkans : la République fédérative populaire de Yougoslavie prend forme, avec à sa tête le maréchal Tito. À des centaines de kilomètres de Belgrade, on image Joseph Staline se frisant la moustache de contentement. Le secrétaire du PC en est alors convaincu : l’URSS vient de voir émerger un nouvel allié dans sa lutte contre l’impérialisme occidental. Des ponts doivent être créés entre les deux nations. Économiques, politiques… Et sportifs. Le football, évidemment, sera l’un des vecteurs utilisés pour renforcer l’amitié entre les Soviétiques et leurs frères des Balkans.
Amitiés socialistes
Le 1er septembre 1945, une délégation de dirigeants sportifs soviétiques, experts, enseignants, entraîneurs et athlètes sont ainsi envoyés partager leur savoir-faire en Yougoslavie. L’entraîneur de football Mikhail Tovarovski en profite pour donner à Belgrade une conférence de trois heures où il explique comment est structuré le football en URSS. Un football alors conquérant et compétitif : « À l’époque, les équipes soviétiques avaient une belle réputation » , pose Hrvoje Klasić, historien croate, auteur de La guerre Tito-Staline à travers le football. « Le Dynamo Moscou avait notamment effectué une tournée en Grande-Bretagne en 1945 et il avait battu des grandes équipes comme Chelsea, Arsenal… L’autre grand club côté russe, c’était le CDKA, qui deviendra plus tard le CSKA Moscou. Ces deux clubs ont effectué une tournée en Yougoslavie où ils ont affronté les formations locales. » Bref, la Russie veut transmettre son savoir-faire au petit frère yougoslave, y compris dans le domaine du sport.
La rupture
Tito, pourtant, a de la suite dans les idées. Sa Yougoslavie ne se limitera pas à être un poste avancé soviétique ou un état subordonné aux exigences de Staline. S’il reste fidèle au socialisme, il accepte néanmoins les crédits américains du plan Marshall. Il a aussi pour projet la création d’une Fédération balkanique regroupant la Yougoslavie et d’autres États, et qui ne serait pas inféodée à Moscou. Staline fulmine et ne tarde pas à sévir. En 1948, Tito est exclu du Kominform, l’organisation centralisée du mouvement communiste international, et l’union soviétique cesse toute forme de coopération avec Belgrade (les relations entre les deux pays ne se réchaufferont qu’à partir de 1955, après la mort de Staline, ndlr). Le football yougoslave se construit alors indépendamment de son homologue russe.
L’équipe nationale intègre notamment certaines compétitions auxquelles l’URSS ne participe pas encore, comme les Jeux olympiques. « Pour Staline, les JO, c’était un truc de capitalistes, explique Hrvoje Klasić. Et l’URSS organisait ses propres Jeux olympiques parallèles, les Spartakiades. » En attendant que Moscou se décide à goûter aux olympiades occidentales, la Yougoslavie, elle, se distingue en obtenant la médaille d’argent au tournoi de football des JO de 1948. Quatre ans plus tard, aux Olympiades de 1952 à Helsinki, l’URSS est néanmoins présente pour la première fois. « Entre-temps, Staline s’est rendu compte du pouvoir médiatique et symbolique des JO, poursuit Hrvoje Klasić. Il n’y avait qu’une seule consigne : les athlètes soviétiques ne devaient participer que s’ils avaient de réelles chances de victoire. » Un commandement qui concerne bien entendu l’équipe de football.
Tito, radio et « Communistico »
Problème : après avoir remporté une rencontre préliminaire face à la Bulgarie, l’URSS tombe sur le rival yougoslave dès le premier tour de la compétition. L’avant-match sera bien sûr teinté de considérations politiques. La presse yougoslave ne cesse de publier des messages à destination des joueurs, soutenus par les plus grandes personnalités du pays. Les Soviétiques, déjà à l’écart du village olympique, renforcent leur isolement en prenant soin de limiter au maximum leur contact avec les médias. On raconte même que les dirigeants des deux nations auraient tenu à soutenir leurs équipes respectives.
« Certains joueurs soviétiques ont prétendu que Staline avait envoyé un télégramme de soutien, mais l’information n’a pas pu être certifiée, précise Hrvoje Klasić. Il y aussi une histoire qui court sur Tito : il écoutait, comme tout le monde, le match à la radio. Mais on dit qu’il était si tendu qu’il est allé se promener en forêt. Il aurait alors demandé à ce qu’on lui indique le résultat du match en donnant des coups de fusil : un seul en cas de victoire yougoslave, deux en cas de victoire soviétique. »
Une histoire de come-back
Pas de pot pour le grand manitou yougoslave, la rencontre accouche finalement d’un 5-5 épique. « L’équipe de l’URSS était surtout composée de joueurs du CDKA, avance Klasić. Côté yougoslave, les joueurs étaient issus de cinq grands clubs : le Dinamo Zagreb, l’Hajduk Split, le Partizan, l’Étoile rouge de Belgrade et le FK Vojvodina… La Yougoslavie menait 5-1 à vingt minutes de la fin. Puis l’URSS a effectué ce qui est resté l’un des come-back les plus fous de l’histoire du football. »
À l’époque, ni prolongation ni tirs au but. Il faut rejouer le match. Cette fois-ci, la Yougoslavie s’impose 3-1. Explosion de joie et de fierté au pays. À Belgrade, des citoyens marchent, torches à la main, dans les rues pour fêter la victoire. À Zagreb, la circulation est paralysée à cause du trop grand nombre de personnes qui envahissent les rues. Les journaux locaux, eux, ne cesseront de présenter cette victoire comme le symbole de la supériorité du modèle socialiste yougoslave sur son précurseur soviétique.
À des centaines de kilomètres de là, en Finlande, les joueurs en font autant : les premiers Yougoslaves qui s’expriment à la radio après le match s’enthousiasment d’avoir « battu la Russie de Staline » . Dans la foulée, l’équipe envoie un télégramme à Tito où l’on peut lire ceci : « Nous nous sommes battus et l’avons emporté avec votre soutien et celui du peuple. » Le onze yougoslave atteindra même la finale du tournoi olympique, où il s’inclinera face à la grande Hongrie de Puskás. Symboliquement, le succès est immense. Même si la mémoire collective a un peu tendance à l’oublier.
« En Croatie, ces vingt dernières années, toute mention du communisme et de la Yougoslavie est plutôt tabou, nuance Hrvoje Klasić. Ça vaut aussi pour le sport… » Pourtant, ceux qui ont été témoins des événements n’oublieront jamais la portée de cette victoire yougoslave : « Vous savez, j’ai pu parler avec Miroslav Blažević, le sélectionneur de la Croatie en 1998. Il m’a expliqué que ce match contre l’URSS était la rencontre de football qui avait marqué sa génération. Les gens avaient envahi les rues, partout… Pour lui, ce qu’a fait la Croatie en 1998 était magique. Mais ce n’était rien comparé à ce qu’il avait vécu en 1952. Rien. »
Par Adrien Candau
Propos de Hrvoje Klasić recueillis par AC