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Soprano Football Club
Le 7 mars 1999, HBO diffusait « Boca », épisode 9 de la première saison des Sopranos, lors duquel Tony Soprano et ses potes se rendent à un match de foot féminin. Étude de la société US à travers la vie d’un parrain de banlieue, la série de David Chase n’oubliait donc pas d’aborder ce phénomène naissant au pays d’Hope Solo. Or, si l’épisode est superbe, le côté « soccer » laisse un peu à désirer.
Le ballon est loin des cages, les joueuses adverses sont lentes. Et pourtant, en tribunes, Carmela Soprano, épouse du parrain non officiel de la pègre du New Jersey, peine à contenir ses émotions. En tailleur beige, une croix en argent autour du cou, elle implore sa fille, gardien de but, de « faire attention » . Elle se tourne vers son mari et assure ne pas pouvoir regarder. Le passage est absurde. Finalement, Meadow Soprano capte une frappe molle sans problème, puis relance au pied. Ses parents exultent, elle rougit et laisse éclore un sourire bourré de fierté. Derrière la caméra ce jour-là, le réalisateur Andy Wolk, aussi, est soulagé. « Le plan sur lequel Meadow fait cet arrêt a pris une éternité, souffle-t-il encore. L’actrice, Jamie-Lynn Sigler, n’était pas très sportive et ne connaissait vraiment pas grand-chose au soccer. À côté de la caméra, un assistant lui envoyait le ballon pour qu’elle l’attrape. Elle n’arrivait pas à le bloquer. Alors on lui envoyait de plus en plus doucement. Je la suppliais : « s’il te plaît, attrape ce ballon, rien qu’une fois. » » De quoi expliquer le sourire extatique de la jeune femme, libérée. À moins que cette joie démesurée, à la suite d’une action banale, ne soit que la conséquence embarrassante de l’incapacité chronique du septième art à magnifier le football côté terrain. Un problème insoluble, qui n’allait certainement pas être résolu par une équipe de télé américaine du XXe siècle.
Larmes, casquette de base-ball et Ivy League
Aujourd’hui directeur de la formation chez les Blackhawks de Scottsdale, en Arizona, Doug Shank fait figure d’expert lors du tournage. Depuis 1995, il est alors l’entraîneur de l’équipe féminine la plus redoutable du New Jersey, celle du lycée de Roxbury. « Cette équipe-là n’a perdu qu’une seule fois sur quarante-neuf matchs » , précise-t-il fièrement. Excitées d’être engagées comme extras par HBO, ses joueuses doivent plus jouer la comédie que jouer au football. Une tâche qui s’avère vite fastidieuse. « Ils n’avaient aucune idée de ce qu’ils faisaient, rigole-t-il. Ils voulaient des scènes très réalistes, mais ce qu’ils voulaient n’avait aucun sens. Par exemple : ils voulaient qu’on frappe au but d’un angle totalement impossible, que j’ai dû réajuster. Mon attaquant devait reprendre un centre de volée, le gardien devait faire un arrêt. Je leur ai dit que ça prendrait beaucoup trop de prises. » Coach Shank ajoute que la reprise risque d’arriver vite et qu’elle pourrait faire mal à l’actrice. L’équipe du tournage l’ignore. La lycéenne frappe la balle de volée et Jamie-Lynn Sigler se met à pleurer. « Tu ne pouvais pas faire plus éloignée d’une joueuse de soccer qu’elle. Le tir n’était pas si puissant. On a dû lui apprendre à se tenir et à placer ses mains. La première fois, elle a repoussé le ballon comme si c’était une mouche. C’était très comique. »
Encore plus drôle : la tenue de Don Hauser, l’entraîneur de Meadow et ses copines, qui se pointe avec une casquette de base-ball rouge baissée sur les yeux, une veste à boutons assortie et un sifflet autour du cou. « J’ai dû leur dire de tout changer, se remémore Shank, en secouant la tête. C’était le stéréotype de l’entraîneur de football US. Puis il portait un vieux short de foot, avec des poches sur le côté. Mes joueuses pleuraient littéralement de rire en le voyant arriver. » Pourtant, une partie des costumes fait l’objet d’une réflexion poussée. Dans le rôle de Hauser, on retrouve Kevin O’Rourke, depuis croisé dans la peau du maire d’Atlantic City dans Boardwalk Empire, autre série HBO. « J’ai fait pas mal de recherches sur ce bled très cols bleus du New Jersey, affirme-t-il, avec un air satisfait. Mon personnage était clairement un mec qui pensait qu’il méritait mieux. Alors je voulais qu’il fasse un peu smart. À cette époque, le soccer était surtout populaire dans les écoles huppées. Celles de l’Ivy League comme Princeton ou Yale. »
Dans l’épisode, alors que le coach Hauser est débauché par une école plus à sa mesure, le gang de Tony tente de le retenir, en lui offrant une télé surdimensionnée. L’entraîneur refuse avec véhémence, tout de tweed vêtu, « plus habillé comme un professeur que comme un entraîneur de foot » . Pour ce qui est de son rôle d’entraîneur, O’Rourke interroge celui de son fils. « Je lui ai dit que je faisais une série pour HBO qui s’appelait The Sopranos. Comme beaucoup de gens, il pensait que ça parlait d’opéra… » Et comme la plupart de ses semblables à l’époque, le coach du fils O’Rourke, bénévole, n’a pas vraiment beaucoup joué au soccer dans sa vie. C’est peut-être ce manque d’expertise qui amènera le plus gros bide de l’épisode, quand Hauser gueule en plein match « FORTY-TWO ! » , de manière aussi improbable qu’incompréhensible. « Ça sonnait bien, se justifie-t-il. Je voulais dire qu’on allait mettre quatre joueurs derrière les deux de devant. Mais c’est vrai qu’on aurait dit du football américain. » Doug Shank, qui avait oublié la scène, éclate de rire et confirme : « En fait, c’est ce qu’un coach dirait au quarterback avant qu’il entre sur le terrain… »
Soccer dads et graines de tournesol
Le jour du tournage, le 31 juillet 1998, dans une chaleur étouffante, Shank est en revanche plus irrité qu’amusé par les incohérences de l’épisode, jusqu’à ce qu’il « s’embrouille » avec Andy Wolk, le réalisateur, qui refuse de suivre ses conseils. Finalement, le litige est réglé par le véritable patron du plateau. « James Gandolfini était assis sur sa chaise depuis un moment, se souvient-il. Puis il en a eu marre. Il devait tourner la scène suivante et voulait rentrer chez lui. Il s’est levé, s’est tourné vers le réalisateur et lui a dit : « Tu vas faire ce qu’il te dit de faire, quand il te dit de le faire. » Il lui a conseillé de s’écarter et de me laisser l’aider. » Forcément, face au mètre 85 de Gandolfini, Andy Wolk obéit. « C’était un grand gaillard, se rappelle Shank, en écarquillant les yeux. Peu de gens m’ont effrayé dans ma vie. Mais lui, il était terrifiant. Il devait être dans son personnage, mais il m’a vraiment fait peur. » Entre Doug Shank et James Gandolfini, pourtant, le courant passe bien. Tellement que le regretté acteur propose au jeune entraîneur de reprendre le rôle du coach, sans succès. Consciencieux, Gandolfini pose beaucoup de questions. Sur le sport lui-même et sur la manière dont se comportent les soccer dads. « Plus tard, tu vois que sa fille rentre à la maison, reprend Shank. Ils parlent du coach. Il traîne avec eux dans leur club de strip-tease. James Gandolfini m’a demandé si les soccer dads perdaient parfois leur calme. Ils allaient se disputer avec le coach et il voulait savoir ce qu’un soccer dad dirait. Je lui ai dit d’approcher l’entraîneur de manière très agressive et d’aller à son entraînement. Tout ce que je n’aimerais pas qu’un parent me fasse. » La figure du soccer dad en colère est développée dans l’épisode par le personnage de Silvio, consigliere des Sopranos qui, les cheveux plein de gomina, bondit sur la pelouse pour contester une décision arbitrale. Quatre saisons plus tard, la sœur de Tony Soprano, Janice, ira encore plus loin en cassant le nez d’une soccer mom adverse.
En dehors du terrain, la qualité de l’épisode est évidemment tout autre. Dans l’équipe de Meadow, on retrouve la fille d’Artie Bucco, copain restaurateur du gang de Tony que l’on apprend à aimer et mépriser de la première à l’ultime saison. Le personnage est joué par John Ventimiglia, un New-Yorkais d’origine sicilienne et le seul membre du casting à non seulement aimer le soccer, mais à l’avoir aussi pratiqué étant gamin. « J’ai joué arrière latéral quand j’avais 10 ou 11 ans, sourit-il sous sa moustache. À cet âge-là, les gamins ne sont pas très bons, donc c’était un peu le bordel. C’était le début des années 1970 et peu de gens jouaient. J’étais fan de Chinaglia, Beckenbauer et bien sûr Pelé, aux Cosmos. C’étaient des stars. Ils étaient super cool. » Un peu plus tard, en travaillant dans une pizzeria de Brooklyn qui vibre à chaque Coupe du monde, John comprend l’importance du soccer sur la terre de ses ancêtres. Alors quand vient cet épisode, il tient à insérer une touche personnelle. « Quand j’allais voir la famille en Sicile, je voyais des vendeurs de graines de tournesol partout, narre-t-il. Je voulais que mon personnage ait ça, dans un cône en papier comme en Sicile. Sur le but, mon personnage s’excite et tu peux voir toutes les graines voler en l’air. » C’est en partie cette science du détail qui a fait le succès du premier fleuron d’HBO.
Humanisation du parrain par le soccer
Saga sur la pègre, Les Sopranos est aussi une série sur la famille. Le quotidien de Tony Soprano oscille entre activités illégales et une existence de père banlieusard totalement normale, dont les enfants font forcément du sport. En 1999, année où la sélection US féminine remporte un deuxième titre mondial, de surcroît à domicile, le soccer est déjà devenu l’un des deux sports par défaut des jeunes Américaines. Avec le softball comme principal concurrent. Cet épisode inscrit Tony et sa bande dans la normalité de l’Amérique de l’époque. « C’est pour ça que cette série est intéressante, reprend Ventimiglia. Ces gars-là vivent ensemble. Ils ont des enfants qui voient les adultes s’impliquer d’une manière dont ils préféreraient ne pas être témoins, comme quand Silvio s’excite sur l’arbitre, puis quand ils font pression sur le coach. C’est la métaphore. Tony veut que sa fille réussisse et ait confiance en elle. C’est pour ça qu’il reste et s’implique. Parce que c’est un mec bien. » Jusqu’à un certain point. Alors que Meadow avoue à son père que le coach Hauser a couché avec la star de l’équipe, Tony réfléchit à comment le punir. Dans le scénario original, la bande sectionne les parties intimes de Don Hauser et le laisse se vider de son sang. Craintifs, les décisionnaires d’HBO demandent une réécriture. Au dernier moment, Tony rappelle Silvio, garé devant la maison de l’entraîneur qui est arrêté par la police. Une décision qui permet une scène de fin touchante. Proche de Gandolfini, décédé en 2013, Ventimiglia est encore ému. « Il se saoule et rentre à la maison. Carmela arrive et il finit par lui dire : « Je n’ai fait de mal à personne. » C’est une très belle fin. » À ce moment de la série, Tony cherche encore une issue, une voie autre que celle de la violence de son monde, qui passe par aller voir les matchs de foot de sa fille. Pour Doug Shank, l’épisode a permis de briser des barrières. « Avant ça, tu ne voyais jamais de soccer dans les séries, réfléchit-il. Longtemps, le soccer était réservé à un groupe de gens restreint. Tu aimais ça ou non. Là, ça montrait que des enfants de tout bord pouvaient jouer. Le soccer apparaissait comme une partie de la vie et de la culture américaine de tous les jours. Aujourd’hui, les gens s’y connaissent mieux. J’aurais eu beaucoup moins de travail… »
Par Thomas Andrei
Tous propos recueillis par TA