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  • Décès de Siniša Mihajlović

Siniša Mihajlović : « Tout le monde ne peut pas avoir mon pied »

Propos recueillis par Lucas Duvernet-Coppola et Stéphane Régy, à Cortina d’Ampezzo.
22 minutes
Siniša Mihajlović : «<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>Tout le monde ne peut pas avoir mon pied<span style="font-size:50%">&nbsp;</span>»

En juillet 2011, Siniša Mihajlović, alors entraîneur de la Fiorentina, avait longuement reçu So Foot. Il avait attendu que la nuit tombe pour se raconter en longueur, et fumer des Marlboro à volonté. Sa légendaire frappe de mule, sa réputation de raciste, la guerre en Yougoslavie, son amitié sulfureuse avec le chef de guerre Arkan, et même la victoire en Coupe des champions 91 avec l’Étoile rouge contre l’OM, Siniša n’avait éludé aucun sujet. Alors que le Serbe est décédé ce vendredi des suites d’une maladie, nous republions cet entretien.

En 1991, avant la finale contre l’OM, Petrovic, notre coach à l’Étoile rouge, nous dit : « Il y a un problème : c’est quand nous avons le ballon. Si on essaie d’attaquer, ils vont nous piquer la balle et marquer. » Alors on demande : « Que devons-nous faire ? » Et lui : « Quand vous avez la balle, donnez-la leur. »

La France vous a découvert lors de la finale de C1 Étoile rouge de Belgrade-Olympique de Marseille, en 1991. Vous vous souvenez de ce match ?Oui, je m’en souviens très bien. Je m’en souviens très bien parce que selon moi, ça a été la finale la plus moche de l’histoire de la Coupe des champions. Je vais vous raconter une histoire. Sept jours avant le match, alors que nous étions déjà à Bari en préparation, on se met à regarder des cassettes de l’OM. Là, Petrović, notre coach, nous dit : « Il y a un problème : c’est quand nous avons le ballon. Si on essaie d’attaquer, ils vont nous piquer la balle, contrer, et marquer un but. » Alors on demande : « Que devons-nous faire ? » Et lui : « Quand vous avez la balle, donnez-la leur. » Du coup, durant le match, dès qu’on avait la balle, on leur refilait. On a passé 120 minutes sans jamais tirer au but. Si bien que quand on est arrivé aux penaltys, pour l’OM, se retrouver là, c’était déjà une défaite. Et comme ça se passe souvent dans ce genre de cas, Amoros a loupé le premier péno, et nous on a mis tous les autres.
L’objectif, c’était de gagner aux tirs au but dès le départ ?Non, le but, c’était de ne pas en prendre. Et peut-être d’en planter un du cul, ou alors que je marque un coup franc, je ne sais pas… Ce que je sais, c’est que si on avait joué normalement, on aurait perdu. Pas parce qu’ils étaient plus forts, mais parce qu’ils avaient plus l’habitude que nous de jouer ce genre de matchs. Nous, nous étions tous très jeunes, 20, 21, 22 ans. On n’avait pas vraiment le choix.
Comment vous, joueurs de l’Étoile rouge, avez réagi lorsque l’entraîneur vous a dit cela ? C’est difficile d’entendre ton entraîneur te dire de passer la balle à l’adversaire dès que tu la récupères. Mais c’est une question de culture. En tant que joueur de l’Est, si mon entraîneur me dit quelque chose, je suis convaincu qu’il dit la vérité. Je ferai donc comme il a dit. Nous, nous avons grandi dans cet état d’esprit. Au contraire, en Espagne ou en Italie, tu peux discuter. Il y a plus de liberté, plus de démocratie. En Europe de l’Est, en Russie, il n’y a qu’un seul bloc. Les joueurs sont comme des soldats.

En tant qu’entraîneur, vous pourriez donner une consigne semblable à vos joueurs ?Non, parce que ma mentalité est différente. Moi, je prépare toujours un match pour le gagner, même contre des équipes meilleures que la mienne. Évidemment, il y a un risque : celui de perdre.
Comment définir le Mihajlović entraîneur ? Si l’entraîneur est bon, l’équipe doit porter sa marque de fabrique. Moi, mon équipe, je la veux agressive, méchante, je veux une équipe qui essaie toujours de gagner et qui ne se rend jamais. Cette saison, si un joueur adverse est à terre, ou que l’un de mes joueurs est à terre, je ne veux pas que l’on sorte la balle du terrain. J’ai eu cette idée en regardant le dernier quart de finale de Ligue des champions entre Chelsea et Manchester : sur l’ensemble des deux matchs, 180 minutes, le médecin n’est pas rentré une seule fois sur le terrain. Si cela avait été un match entre l’Inter et la Juve, on aurait joué à peine la moitié du temps. L’autre moitié, il y aurait toujours eu un joueur à terre. C’est dans la mentalité italienne. Les joueurs restent à terre, pour empêcher l’équipe adverse de partir en contre, ou pour passer à la télévision, je n’en sais rien. Mais ça ne va pas. Moi, je veux une équipe loyale, même à mon désavantage. Peut-être que je prendrai quelques buts en ayant un joueur à terre, mais ça me va. Je veux le faire, et je le ferai. J’ai déjà commencé à mettre ça en place, pendant les entraînements et pendant les matchs amicaux.
C’est dur à inculquer aux joueurs ?Je peux comprendre qu’un joueur ne soit pas d’accord avec ce que je dis, mais il doit faire ce que je lui demande. Sinon, il sort.
Vous vous énervez souvent contre vos joueurs ?En fait, il faudrait plutôt que je te dise quand je ne m’énerve pas, ce serait plus facile. (Rires.)
Tactiquement, vous avez une philosophie ?Mettre chaque footballeur dans les meilleures conditions possibles. C’est pour cela que je j’ai beaucoup changé de module : à Bologne, j’ai joué en 4-2-3-1, à Catane, je jouais en 4-5-1, à Florence j’ai fait du 4-3-3, aujourd’hui je voudrais jouer en 4-3-1-2… Ce n’est pas le module qui fait le footballeur, mais le footballeur qui fait le module. Le module, c’est seulement la conséquence.

Arrigo Sacchi est celui qui a tout révolutionné. À côté de lui, nous, les autres, nous ne sommes personne.

Vous n’avez pas passé les diplômes classiques. D’où tirez-vous vos convictions ?J’ai joué vingt ans au haut niveau, et j’ai eu de très bons entraîneurs. Eriksson, Zaccheroni, Zoff, Boškov, Mancini… Certains m’ont appris des choses sur la gestion des joueurs, d’autres sur la tactique. Je les appelle régulièrement, on compare nos méthodes. J’aime bien aussi aller voir comment les autres travaillent. Dernièrement, j’ai rendu visite à Wenger, je suis resté trois, quatre jours à Londres, j’ai observé un entraînement. Comme j’ai la chance de vivre à Florence, je me trouve à côté de Coverciano (le Clairefontaine italien, situé près de Florence, NDLR), où Arrigo Sacchi a un bureau. Tous les quinze jours, je vais le voir. On parle de son Milan, de ses équipes, de ce qu’il faisait, de la gestion des ego… Sacchi est celui qui a tout révolutionné. À côté de lui, nous, les autres, nous ne sommes personne.
Vous avez été un grand joueur. Comment on fait pour entraîner des joueurs moins bons que soi-même ?Ah ça… C’est dur. Quand le Mancio (Roberto Mancini, NDLR) est devenu entraîneur et que j’étais son adjoint, il s’énervait quand des joueurs n’arrivaient pas à faire une chose. Notamment des talonnades. Tu sais que le Mancio était le maestro des talonnades ? Il ne comprenait pas qu’on puisse rater ce geste. Moi, je lui disais : « Pour toi, c’était facile, mais pour eux, ça ne l’est pas. » Maintenant, c’est à moi de m’énerver à mon tour. Quand ils ratent un coup franc, je me dis : « Mais comment est-ce possible ? » Mais il faut les comprendre. Tout le monde ne peut pas avoir mon pied. L’an passé, on a joué un match amical contre Tottenham. Il y avait un coup franc à 20 mètres, et l’arbitre avait mis le mur à 12 mètres. Je suis allé le voir, et je lui ai dit : « Écoutez, un coup franc placé ici avec un mur aussi lointain, je le mets au fond les yeux fermés. » Juste pour te donner une idée…
Et comment expliquez-vous que vous, vous ayez marqué autant de coups francs ?Je ne sais pas. J’ai toujours marqué des buts. J’ai grandi relativement tard, jusqu’à mes 12 ans j’étais très petit, le plus petit de tous. Mais je tirais plus fort que tout le monde. Quand j’étais gamin, je n’aimais pas le football en tant que sport. J’aimais bien simplement parce qu’il y avait des coups francs et des corners. Sinon, je préférais le tennis et le basket. Pour moi, le football, c’était tirer au but. S’il n’y avait pas eu ça, s’il n’y avait pas eu les coups francs, je n’aurais jamais fait footballeur.

À l’Inter, Adriano, Figo, Recoba, tous regardaient comment je frappais la balle sur les coups francs pour faire pareil. Mais ils n’y arrivaient pas…

C’était quoi votre secret ?À l’Inter, quand j’ai arrêté, le gardien était Júlio César. Il était considéré comme l’un des meilleurs gardiens du monde. Une fois, on a fait un pari : dix coups francs avec un mur. À chaque but, il devait me donner 100 euros. À chaque coup franc raté, je lui donnais 100 euros. J’ai gagné 700 euros, ou 600 euros, je ne sais plus exactement. Il n’a plus jamais voulu parier. À cette époque, à l’Inter, il y avait Adriano, Figo, Recoba. Ils se mettaient tous derrière pour regarder comment frapper la balle. Ils n’y arrivaient pas. La chose fondamentale, c’est que moi je prenais toujours la même course. Changer sa course, c’est donner un indice au gardien. Et puis : je regardais le gardien jusqu’au dernier moment, jusqu’au dernier pas. Une chose presque impossible à faire. En plaisantant, je dis souvent que j’ai raté plus de penaltys que de coups francs. Ce qui, en fait, est sans doute vrai.


Vous êtes arrivé en Italie en 1992, il y a vingt ans. Comment avez-vous vécu cet exil ?Pour moi, l’Italie est le plus beau pays du monde après le mien. Mais par rapport à mon arrivée, les choses ont empiré. Quand j’ai débarqué, on vivait bien. Les gens étaient souriants, c’était un pays solaire. Avec la crise, tout est devenu plus dur. Dans les années 1990, il y avait une classe moyenne. Aujourd’hui, cette classe moyenne est en train de disparaître : les riches deviennent plus riches, les pauvres deviennent plus pauvres.
L’an dernier, à la suite des incidents lors du match Italie-Serbie à Gênes (en 2010, match interrompu pour cause d’incidents de hooliganisme serbe, NDLR), la tension est montée d’un cran entre les deux pays. Comment avez-vous vécu cet épisode ?
Selon moi, les deux parties sont responsables : la Serbie, mais aussi l’Italie, qui a organisé le match. Si le match avait été organisé en Allemagne, il n’y aurait peut-être pas eu tout ce bordel, parce que l’organisation aurait peut-être été un peu plus stricte. Moi, je suis allé voir le match. Après la première interruption, je suis parti, parce que je savais que le match ne reprendrait pas. Et à ce moment, moi qui suis très fier de mon pays, très « chauvin » (en français dans le texte, NDLR), comme vous, les Français, à ce moment-là, j’ai eu honte.
Quel regard portez-vous sur l’évolution de votre pays depuis la fin de la guerre de Yougoslavie ?La Serbie a été détruite, on essaie tant bien que mal de la remettre sur pied. Mais il y a tellement de problèmes… On parle de la crise en Europe, mais imagine un peu le niveau de la crise en Serbie. Quand j’étais gamin, mon père me disait toujours : « Regarde, lui est médecin, lui est architecte », et ils vivaient bien. Maintenant, cela n’existe plus : un médecin gagne 200 euros par mois. Et à côté, tu vois des jeunes, un peu mafieux, qui conduisent des voitures de luxe, entourés de tout un tas de jolies filles. Comment tu fais pour éduquer ton fils ? Pourquoi aller à l’école pour gagner 200 euros ? Ton fils, il ne va pas regarder le médecin, qui vit comme un pauvre homme, il va regarder le petit mafieux.
La Yougoslavie de Tito vous manque ?Pas seulement la Yougoslavie de Tito. La Yougoslavie me manque toujours. Si je ne retourne pas chez mois une fois tous les trois mois, je me sens mal. Dès que j’arrive là-bas, je sens que l’air est différent. Je suis avec mes amis, je mange, je bois, je ris, tout cela prolonge ma vie. Même quand il y avait la guerre, j’y allais. Je devais traverser le Danube en radeau, mais j’aimais ça.
Vous pouvez nous raconter la guerre ?C’est une longue histoire. (Silence.) Tu sais ce qu’on dit : quand un pays va mal, quand il n’y a rien à manger, que les gens vivent mal, qu’est-ce que tu fais ? La guerre. Quand tu es en guerre, tu n’as pas le temps de penser au fait que tu vis mal. Toutes les guerres sont moches. Mais une guerre entre un même peuple, c’est la guerre la plus brutale qui puisse exister. C’est une guerre entre parents, entre voisins, entre amis. Voilà ce qui s’est passé chez nous. Voilà ce qui s’est passé chez moi, dans ma propre maison. Parce que mon père était Serbe, et que la famille de ma mère était Croate. On se faisait la guerre les uns contre les autres. Jour et nuit. Même moi, qui ai vécu ça de l’intérieur, c’est une chose que je n’arrive pas à m’expliquer. Alors qu’est-ce que vous, qui avez vécu ça de l’extérieur, pouvez comprendre à tout ça…

Un jour, j’appelle ma mère au téléphone, et j’entendais des coups de feu. Alors je lui dis : « Baisse la télé, j’entends rien du tout. » Et elle : « Non, non, c’est pas la télévision, ce sont des coups de feu. » La guerre avait commencé.

La guerre, vous l’avez vue venir ?Avant que la guerre n’éclate, on ne pouvait pas deviner qui était Serbe, qui était Croate, qui était Bosniaque. Tout le monde était ensemble. Moi je jouais en Serbie, et toutes les semaines, j’allais à Vukovar, chez moi, en Croatie. La première fois que j’ai compris que quelque chose n’allait pas, c’est quand je suis passé chez un ami d’enfance. Il avait un bar. Je vais le saluer, il ne me regarde même pas. Je lui demande ce qui ne va pas. « Non, non, laisse tomber, laisse-moi tranquille, tu es Serbe. » Je suis resté comme ça, en me demandant comment c’était possible. Puis, tout le bordel a éclaté. Ça a été une chose très rapide. Je me souviens être allé à la mer, à Ibiza, avec deux amis. Là, j’appelle ma mère, comme ça, pour prendre de ses nouvelles. Je l’entendais parler, et derrière, j’entendais des coups de feu. Alors je dis à ma mère : « Baisse la télé, j’entends rien du tout. » Et elle : « Non, non, c’est pas la télévision, ce sont des coups de feu. » Alors je lui demande : « Mais de quoi tu parles ? » La guerre avait commencé, elle était couchée par terre pour pouvoir me parler.

Mon meilleur ami, un Croate, a rasé ma maison pendant la guerre après avoir tiré sur des photos de moi, de ma famille. Quand je l’ai revu, quelques années plus tard, il m’a dit : « Une maison, tu peux la reconstruire. Des parents, non. Si j’avais été un bâtard, j’aurais balancé une bombe sur ta maison, avec tes parents dedans. » Je l’ai remercié.

Quelle a été votre réaction, ce jour-là au téléphone ?J’ai essayé d’emmener mes parents chez moi, en Serbie. Eux ne voulaient pas partir. J’avais un ami, mon meilleur ami. Un Croate. Il était comme mon frère, on dormait souvent l’un chez l’autre. Un jour, il vient chez moi, en Croatie, pour dire à mes parents qu’ils doivent partir tout de suite, parce qu’il doit raser la maison. Ma mère lui demande : « Mais de quoi tu parles ? » Lui : « Faites-moi confiance, vous devez vraiment partir. » Mais mes parents ne voulaient toujours pas partir. Trois jours plus tard, mon ami revient avec deux autres personnes et un pistolet. Il commence à tirer sur mes photos, des photos de famille, des photos de la Coupe des champions. Alors, seulement, mes parents sont partis. Et mon ami a détruit la maison. Ça s’est passé en 91. Cet ami, je ne l’ai pas revu avant 2000. On était à Zagreb, pour jouer un match de qualification pour l’Euro, Croatie-Serbie. Avant le match, il vient à l’hôtel, il voulait me parler. Il me dit : « Tu sais tout ? » « Oui, oui, je sais tout. » Alors, il s’explique : « J’ai dû faire ça parce que si je ne détruisais pas ta maison, ils me tuaient. » C’était un petit village, tout le monde savait que c’était mon meilleur ami. Pour démontrer qu’il était un grand Croate, il devait raser ma maison. Il a continué à se justifier : « Je suis allé chez tes parents pour leur dire que je devais raser leur maison, ils ne m’ont pas pris au sérieux. Après trois jours, je suis revenu et j’ai tiré sur les photos pour leur faire comprendre. Comme ça, au moins, je sauvais tes parents. Une maison, tu peux la reconstruire. Des parents, non. Si j’avais été un bâtard, j’aurais balancé une bombe sur ta maison, avec tes parents dedans. » Je l’ai remercié. Parce qu’il a sauvé la vie de mes parents, en même temps que la sienne. Voilà, ce sont des histoires d’une guerre que ceux qui ne l’ont pas vécue ne peuvent pas vraiment comprendre. Vous, la deuxième Guerre mondiale, vous la connaissez parce que vos grands-parents vous en ont parlé. Mais vivre une guerre à la première personne, c’est une autre histoire.
Vous parliez de la guerre entre anciens joueurs de l’Étoile rouge, à l’époque ?Nous étions dans un autre monde. Je vais te dire la vérité : j’étais ami avec des joueurs croates. Au-delà d’une petite minorité de joueurs très nationalistes, nous sommes restés en dehors de la guerre, parce que le sport n’a rien à voir avec la guerre.
Justement, on dit de vous que vous êtes très nationaliste. Oui, c’est même moi qui l’ai dit. Mais nationaliste au sens positif du terme. Je me sens Serbe, je défends mon pays. Comme vous, Français, défendez votre pays. Ce qui ne veut pas dire que je suis d’accord avec tout ce qui s’est passé. La Serbie est un pays très fier, un peu fou, c’est sûr, mais c’est un pays qui n’aime pas qu’on lui marche dessus. Quand il y a eu les bombardements sur la Serbie, j’ai réussi à emmener mes parents chez moi, à Rome. Mon père est resté deux jours en Italie, puis il m’a dit : « Écoute: je suis parti une fois de chez moi –c’était à Vukovar. Je ne vais pas fuir une deuxième fois. Si je dois mourir, je meurs chez moi. » Mon père a pris ma mère, et ils sont rentrés en Serbie, sous les bombes. Ils risquaient de mourir, mais ils sont restés là-bas. Moi j’étais inquiet, mais j’étais aussi fier de mon père. C’est ça, le nationalisme. Peut-être qu’en France, en Italie, s’il y a la guerre, tout le monde prend la fuite, je ne sais pas. Chez nous, non. Quand il y a la guerre, tout le monde revient, et reste pour défendre son pays. Je vais vous raconter une autre chose, pour vous faire comprendre mon peuple : à Belgrade, il y a deux fleuves, le Danube, et la Save. Et il y quatre ponts. En empruntant ces ponts, tu mets deux minutes pour aller sur l’autre rive. Sans pont, tu dois faire 80 kilomètres pour traverser le fleuve. Ils ont détruit trois ponts, il n’en restait qu’un seul. Pendant deux mois, 24 heures sur 24, il y avait du monde sur le pont. Des familles, des enfants, il y avait des concerts. C’était la seule façon de sauver ce pont. On est comme les Japonais. Tu as vu un Japonais se mettre à pleurer, lorsqu’on lui posait des questions après le tsunami ? Non. Regarde à nouveau les images de la guerre en Serbie. Quand on demande : « Vous avez besoin de quelque chose ? », la réponse, c’est : « Non, on n’a besoin de rien. » Les gens étaient tellement fiers qu’ils ne réclamaient rien. Ils restaient là, souffraient sous les bombes. Durant les bombardements, même les bars sont restés remplis, toujours.
Personnellement, comment avez-vous vécu les frappes de l’OTAN sur la Serbie en 1999 ? Avant les bombardements, je suis allé parler avec Massimo D’Alema (Président du Conseil en Italie entre 1998 et 2000, NDLR). À l’époque, aucun homme politique serbe ne pouvait parler avec qui que ce soit. Alors j’y suis allé, et je lui ai expliqué : soit on laisse le pays tranquille, et le pays résout son problème tout seul ; soit vous bombardez, et tout le monde va être contre vous. D’Alema m’a dit qu’il ne pouvait rien faire, parce que l’Italie agissait sous l’égide de l’OTAN. Alors, ils ont bombardé. Moi, j’étais chez moi à Rome, je regardais CNN, et quand les avions décollaient, j’appelais ma mère et je lui disais : « Maman, dans dix minutes, descendez dans les abris et les caves, le bombardement commence. »

Un jour, mon oncle, le frère de ma mère, un Croate, donc, appelle ma mère :« Pourquoi tu es partie ? Tu aurais dû rester, comme ça on crevait ton connard de Serbe de mari. »

Pour continuer à parler de nationalisme, on a beaucoup commenté votre proximité avec le chef de guerre Arkan (1). En réalité, vous aviez quel genre de rapport avec lui ?
C’était mon ami. Un ami que j’ai rencontré dans le monde du sport, car Arkan était le chef des supporters de l’Étoile rouge. Pour la Serbie, Arkan a été un héros. Il est allé défendre les Serbes en Croatie. Il est vrai qu’il a commis des choses horribles. Comme d’autres, dans d’autres camps. Je vais vous raconter une autre anecdote. Comme vous le savez, ma mère est Croate, mon père est Serbe. Quand mes parents ont fui, mon oncle, le frère de ma mère –un Croate, donc–, appelle ma mère à Belgrade et lui dit : « Pourquoi tu es partie ? Tu aurais dû rester, comme ça on crevait ton connard de Serbe de mari. » Il disait ça en parlant de mon père. Des gens de la même famille, qui ont vécu dans des maisons distantes de vingt mètres. Moi, je rentre à la maison, et je vois ma mère pleurer. Elle me raconte qu’Ivo a appelé, oncle Ivo, et me répète ce qu’il lui a dit. On ne savait pas pourquoi il avait dit ça. Quelques mois plus tard, Arkan m’appelle. Il venait de libérer Vukovar, la ville d’où je venais. Il me dit : « On a quelqu’un qui prétend être ton oncle. » Je demande comment il s’appelle. Arkan me répond : « Je ne sais pas, je te l’amène à Belgrade, si c’est ton oncle, dis à tes parents de venir le chercher, sinon on le laisse tomber. » Je n’ai rien dit à mes parents, je ne savais pas quoi faire. Deux jours après, Arkan me rappelle. Il me dit qu’il est avec mon oncle, et me le passe au téléphone. À ce moment, j’ai deux possibilités. Dire qu’effectivement c’est mon oncle. Je le sauve, il vient chez moi. Ou bien je dis que ce n’est pas mon oncle, et ils le tuent. D’un côté, c’est le frère de ma mère, je ne peux pas faire ça. D’un autre côté, je sais que s’il avait été à ma place, il aurait dit : « Non, je ne le connais pas, tuez-le. » J’avais 21 ans. J’ai dit que c’était mon oncle. J’appelle ma mère, pour lui dire qu’Arkan détient oncle Ivo. Elle commence à pleurer, et veut aller le chercher avec mon père. Mon père refuse : « Moi, je ne vais pas le chercher, et je ne le veux même pas dans cette maison. Mais puisque cette maison n’est pas la mienne, mais celle de Siniša, si Siniša veut qu’il dorme ici, je ne peux rien faire. » Ma mère est allé le chercher, il est resté chez nous deux mois. Mon père lui demandait : « Mais pourquoi tu as voulu me tuer, qu’est-ce que je t’ai fait ? » L’oncle restait silencieux. Puis, il est rentré chez lui. Il est mort de vieillesse.
En France, votre nom est aussi associé à un accrochage que vous avez eu avec Patrick Vieira. En 2000, après un Lazio-Arsenal, il vous avait accusé de l’avoir traité de « sale nègre ».
C’est lui qui m’a insulté en premier, en me traitant de « gitan de merde ». Moi je n’ai pas dit « nègre de merde ». Nègre est une insulte. J’ai dit « noir de merde ». Mon insulte, ce n’était pas « noir », c’était « merde ». Quand tu vois un Noir, dire « Noir de merde » vient naturellement s’il t’énerve. « Noir », pas « nègre ». Alors que lui, il a dû réfléchir pour me dire « gitan de merde ». À la fin du match, il n’a rien dit. Puis, il a raconté cette histoire. Moi aussi j’aurais pu aller en salle de presse… Mais moi, je prends mes responsabilités : alors j’ai assumé, et j’ai dit « oui, j’ai dit « noir de merde ». » Si moi, je suis raciste et que lui est un chic type, pas de problème, mais je n’ai pas l’impression que ça soit très exact de dire ça.

Dans mon pays, il n’y a pas de Noirs. Le premier Noir que j’ai vu, c’était à 22 ans, quand je suis arrivé en Italie. Je ne peux donc pas être raciste.

Et avec Vieira, vous en avez parlé de ça ?Oui, on s’est expliqué, on a clarifié la situation. À l’Inter, nous sommes devenus amis. Il est même venu jouer mon match d’adieu à Novi Sad, en Serbie, alors qu’il était blessé. C’est une chose qui l’honore, et que je n’oublierai jamais. Moi, de toute façon, je ne porte jamais de rancœur. Sur le terrain, il se passe un tas de trucs. Des virages entiers m’ont traité de « sale Serbe », de « Serbe de merde ». C’est comme « Noir de merde », sauf que quand on me disait « Serbe de merde », cela ne posait aucun problème à personne. Il y a deux poids, deux mesures. Moi, je ne suis pas raciste. Dans mon pays, il n’y a pas de Noirs. Le premier Noir que j’ai vu, c’était à 22 ans, quand je suis arrivé en Italie. Avant 22 ans, je n’avais jamais vu de Noirs. Alors je ne peux pas être raciste. Moi, je ne regarde pas la couleur de la peau, ni l’argent que tu as. L’important, c’est que tu sois quelqu’un de sérieux. Tu peux être la personne la plus connue du monde, si tu es une merde, je ne veux pas traîner avec toi. Voilà, c’est comme ça que je suis fait.
Étoile rouge, Lazio, Inter, Catane, Florence… Vous avez entraîné et joué dans des endroits réputés pour être bouillants. C’est un choix délibéré ?J’aime quand il y a une grande ferveur, ça me stimule. Être applaudi ou être sifflé, ce n’est pas important. Ce qu’il faut, c’est ne pas laisser indifférent. Aujourd’hui encore, en tant qu’entraîneur, je préfère qu’on s’en prenne à moi plutôt qu’à mes joueurs. Même quand on me siffle, je dois être un peu masochiste, mais j’aime bien ça. En tant que joueur, à la Lazio, mes propres supporters m’ont sifflé à une époque (saison 2002-2003, NDLR). Arrive le derby. Un derby, à Rome, ce n’est pas comme ailleurs : ça dure toute l’année. 2-2, dernière minute, penalty. Je le tire, je le rate. Tous ceux qui me sifflaient se sont levés et m’ont applaudi. Parce qu’ils ont compris qui j’étais, ils ont compris que j’étais un homme qui prenait ses responsabilités, pas comme ceux qui refont leurs lacets ou qui vont chercher de l’eau pour éviter d’avoir à tirer.

Dans cet article :
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Dans cet article :

Propos recueillis par Lucas Duvernet-Coppola et Stéphane Régy, à Cortina d’Ampezzo.

(1) De son vrai nom Zeljko Raznatovic, Arkan est mort assassiné le 15 janvier 2000 à l’hôtel Intercontinental de Belgrade. Avant cela, il fut braqueur dans les années 1970, puis chef des supporters de l’Étoile rouge, avant de devenir chef de milices paramilitaires serbes (les fameux « Tigres d’Arkan ») durant la guerre en Yougoslavie. En 1997, il avait été inculpé de crimes contre l'humanité par le Tribunal de La Haye.

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