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Siffler en travaillant

Par Florian Manceau
Siffler en travaillant

Agressions physiques et verbales, pressions médiatiques, forte concurrence... Jamais autant mis sur le devant de la scène, toujours plus critiqués, les arbitres français encaissent sans broncher. Au propre comme au figuré. Mais derrière les discours de façade auxquels ils sont soumis, certains visages s’attristent. Les mâchoires se crispent. Que ce soit au niveau professionnel ou amateur. Sans jamais l’admettre publiquement. La grande muette du football français est-elle au bord de l'implosion ?

La rencontre est déjà perdue, mais le jeune adolescent digère mal le coup de sifflet qui vient sanctionner sa faute. Deux-trois mots sont lâchés, un petit attroupement opposant les deux clans se crée, et la gentille engueulade se termine aussi vite qu’elle a commencé. Vivien, l’un des trois arbitres officiels choisis pour diriger ce tournoi U18 de futsal près du Puy-en-Velay (Haute-Loire), n’a même pas eu besoin d’élever la voix pour calmer tout le monde. Serein et habité d’une autorité naturelle, celui qui officie en Ligue d’Auvergne depuis deux ans dirige tranquillement le match. Sans le moindre problème. Difficile de croire que ce solide bonhomme au cou orné d’un tatouage dédié à sa fille puisse être malmené par des footballeurs. Pourtant, derrière la carrure imposante, son esprit imagine peut-être le pire. Il y a quelques mois – en avril 2016 plus précisément –, Vivien a en effet subi un violent passage à tabac en pleine partie, ce qui lui a valu une interruption temporaire de travail de huit jours accompagnée d’une minerve cervicale et un mental au plus bas. Le club, lui, s’en est bien tiré : 500 euros d’amende et trois matchs à huis clos.

Collina monte au créneau

Vivien n’est pas le premier arbitre à connaître une telle mésaventure. Ce genre d’agressions est même monnaie courante dans le football amateur. Selon un rapport de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, 10977 matchs de football amateur ont été marqués par des violences verbales ou physiques lors de la saison 2015-2016. Et 41% de ces violences ont visé l’arbitre. Devant ce constat, Pierluigi Collina, charismatique patron des arbitres à la FIFA, a récemment tiré la sonnette d’alarme : « C’est un problème mondial que nous devons considérer, et nous devons prendre des mesures rapidement.(…)Nous avons un nombre élevé d’arbitres qui travaillent chaque week-end dans le football amateur. Malheureusement, à ce niveau, au lieu d’avoir du respect pour ces héros inconnus, ils sont agressés verbalement, parfois physiquement. C’est une vraie menace. »

Protection invisible maximale

Si ces agressions engendrent parfois de sérieuses blessures physiques, elles sont surtout douloureuses pour l’âme. Vivien, qui a stoppé l’arbitrage pendant deux mois, a par exemple mis du temps à digérer son triste épisode, avalant les cachetons comme des Smarties pour oublier. Benoît Millot, qui exerce en première division et en Ligue Europa, le concède : au niveau amateur, il faut que les arbitres aient une certaine force mentale. « Les contextes de match sont parfois difficiles selon les coins de France. On le sait tous. Issu de la région parisienne, je me suis retrouvé confronté à certains contextes de match… Évidemment, ce n’est pas une pression de millions d’euros, de Coupe d’Europe, mais c’était la ville X contre la ville Y, avec des problématiques de violence, de banlieue. L’arbitre doit donc se construire une carapace, une armure. » Une armure qui se façonne sur les terrains bosselés du début de carrière et s’enfile aussi sur les pelouses soignées de Ligue 1. Car elle est également indispensable chez les professionnels, qui ne sont, eux non plus, pas à l’abri d’un épisode dépressif.

Dépression pour Wurtz

Comme celui vécu par Robert Wurtz en 1973. Le « Nijinski du sifflet » est alors considéré comme le meilleur arbitre du pays. Sauf que le 17 juin, date de la finale de Coupe de France opposant Lyon à Nantes, Wurtz ne voit pas la main de Bernard Lacombe sur le but vainqueur. « C’est Ray Charles qui arbitrait ce soir » , lâche cruellement Didier Couécou après la victoire de l’OL. Au fond du trou, Wurtz connaît alors une « dépression morale, une sorte de maladie psychologique » de six mois. « Les critiques étaient justifiées. J’aurais dû être plus près de l’action au lieu de surveiller bêtement Raymond Domenech. Mais je n’acceptais pas mon erreur, remet-il, posé sur sa terrasse. Je lisais trop la presse. Alors, j’ai acheté un vélo de course, et me suis mis à la randonnée dans les Alpes. J’ai monté les cols de la Croix de Fer et du Galibier. Je suis allé à 2642 mètres d’altitude. Tout ça pour une main ! »

Aujourd’hui, l’angoisse de l’erreur – et la culpabilité qui va avec – s’est amplifiée chez les hommes en noir. Dans un univers sportif où les médias décortiquent le moindre geste, où rien n’échappe à la vidéo, où la majorité des acteurs du football n’hésite pas à désigner l’arbitre comme le principal coupable d’une défaite, une erreur minime dans le temps additionnel peut faire oublier les 90 minutes de bonne facture réalisées juste avant. Wurtz confirme : « Moi, je priais pour qu’il n’y ait pas de ralentis. Il y avait encore le bénéfice du doute. Plus maintenant. De plus, avant la professionnalisation de l’arbitrage, on avait un autre métier. Donc face aux critiques, les gens pouvaient répliquer : « Excusez-le, demain il retourne au boulot », ou« Il sort d’une semaine difficile ». »

Désormais, plus de pardon pour les maîtres du jeu. « Ils sont constamment sous tension, indique Yannick*, qui fait partie du staff médical du corps arbitral durant les rencontres de Ligue 1. Le premier truc qu’ils font une fois le match terminé, c’est demander s’ils ont fait une bonne prestation. S’ils ont commis des erreurs. Ils se précipitent sur leur smartphone pour regarder les ralentis. Alors, oui, ils veulent vérifier qu’ils ont fait du bon boulot, c’est humain. Mais ils sont surtout effrayés par ce qu’on va dire d’eux. Dans certains regards, surtout chez les assistants, tu vois de la crainte, de l’anxiété. »

Loi de l’omerta

Mais pourquoi les hommes au sifflet ne se font-ils quasiment jamais entendre à ce sujet ? Pourquoi ne se défendent-ils pas face aux propos parfois choquants émanant des bouches de joueurs, entraîneurs, spectateurs, journalistes ou consultants ? Tout simplement parce qu’ils n’ont pas le droit de s’exprimer publiquement. « Un arbitre n’a pas à répondre aux critiques médiatiques, car ce serait alimenter la polémique. S’il veut se protéger, il doit rester silencieux, justifie Olivier Lamarre, représentant du syndicat des arbitres d’élite et lui-même ancien professionnel.Un arbitre représente la loi du jeu, les règles, donc il doit être au-dessus de ça. S’il est critiqué par des présidents, des clubs ou des joueurs, c’est le syndicat qui publie des rapports. »

Une consigne inscrite dans la charte de la profession – le fameux « droit de réserve » – et imposée à tous les niveaux, quel que soit le support. Sous peine de sanctions officieuses. « On ne parle jamais. C’est l’une des premières choses qu’on nous apprend à faire, témoigne Romain*, arbitre fédéral. Dès le début de saison, on te dit que les réseaux sociaux constituent ton pire ennemi et qu’il faut faire attention à qui tu parles. Il y a une réelle volonté de maîtriser la communication. Si tu ouvres ta bouche, on va te cartonner en interne. Dans la ligue où j’exerce, quand tu te laisses aller sur Facebook ou dans la presse, tu es directement mis sur la touche. »

Un silence de mort

Problème : le poids de ce silence dictatorial peut se révéler très lourd à porter pour les principaux concernés. Alors que tout le monde attend des explications lorsqu’un arbitre gaffe, celui-ci doit se soumettre à l’omerta. Or, libérer la parole lui donnerait l’occasion de pouvoir se défendre et permettrait au grand public de comprendre un peu mieux pourquoi il a pris une mauvaise décision. C’est la réflexion que s’est déjà faite un arbitre français bien connu avec qui Yannick a discuté. « Ce jour-là, il venait de faire une petite erreur, et il savait que les journalistes allaient en parler. Après le match, je lui demande : « Tu ne veux pas aller t’expliquer directement avec les médias ? » Il me répond, un peu dégoûté : « Ah non, sûrement pas ! Tu sais, on est pieds et poings liés. Les gens voudraient qu’on prenne la parole, mais c’est interdit. » Le gars en mourrait d’envie ! »

L’arbitre de Ligue 1 lui décrit alors la triste situation dans laquelle il s’est embourbé il y a plusieurs années, après avoir expulsé un attaquant majeur actuel du championnat de France pour deux cartons jaunes particulièrement décriés. « Il me fait : « Après l’avoir expulsé, ça m’aurait fait tellement de bien de pouvoir m’exprimer publiquement… J’étais extrêmement malheureux de ne pas pouvoir me justifier. Je me sentais terriblement isolé. »Pendant une semaine, son portable n’a fait que de sonner. Médias, clubs, entourage… Tous cherchaient à le joindre. Sans qu’il puisse répondre, sous peine d’être blacklisté. Du coup, il est resté cloîtré chez lui, enfermé pendant plusieurs jours. Seul. »

Concurrence déloyale

« Les insultes, ils font abstraction. Ce qui les fait chier, c’est vraiment de ne pas pouvoir communiquer, reprend Yannick. À l’intérieur du vestiaire, ils sont tout à fait différents de l’image très robotiques qu’ils peuvent proposer à l’extérieur. Leur côté humain reprend le dessus et ils ne font que parler de leur boulot. C’est dire comme ils ont besoin de s’exprimer sur leur métier. » Une frustration qui, avec l’avènement de la vidéo et la multiplication des ralentis à tout-va, ne cesse de s’amplifier. « C’est clair qu’ils ne peuvent pas véritablement se défendre, concède Auguste*, commissaire dédié aux arbitres employé par un club de Ligue 1. La seule chose qu’ils peuvent faire, c’est adresser des justifications aux instances qui ne seront pas relayées par les médias. Ça reste un milieu très fermé, hein. »

Pour ne rien arranger, le milieu de l’arbitrage est gangrené par une concurrence énorme et parfois malsaine. Comme pour les clubs, les arbitres sont classés en fonction de leur performance et sont menacés de relégation s’ils ne sont pas au niveau. Une boulette est ainsi passible de suspension. « Il y a des observateurs qui les notent dans le stade. C’est une pression supplémentaire. Et, moralement, c’est parfois très dur, dénonce Auguste. Quand ils sont conscients d’avoir loupé un match ou d’avoir fait une grosse connerie, je ne vous dis pas l’ambiance au restaurant…. Ils vivent en pensant à leur classement. » Chez les amateurs, cette compétition interne peut carrément donner lieu à des situations ubuesques, avec des assistants qui n’attendent qu’une chose : que l’arbitre principal se casse la gueule.

« Monde de requins »

Romain en a subi les conséquences lors d’un match où un superviseur était venu se faire une idée de son niveau. « Au bout d’un quart d’heure, un joueur se prend un énorme taquet. Moi, je suis masqué et je ne vois rien, mais je sais qu’il se passe quelque chose de grave. Le joueur reste à terre, les deux camps commencent à s’emballer… Donc je cours demander l’avis de mon assistant, qui me prévient :« Il ne peut pas s’en sortir sans carton. »Le jargon arbitral est très simple et, en l’occurrence, ça voulait dire carton jaune. Je donne donc une biscotte. À la mi-temps, le superviseur me signale que j’ai fait une erreur sur l’action. Et là, devant le superviseur, mon assistant a le culot de me dire : « Bah, évidemment, c’était rouge ! » »

Romain rate donc son « examen » et passe les deux mois suivants à arbitrer des équipes féminines. Ni plus ni moins qu’une sanction, pour lui. « C’est encore plus violent qu’une suspension infligée à un niveau professionnel, parce qu’on ne te dit rien. J’ai vécu ça comme une véritable injustice. » Jalousies mal placées, pistons cachés, concurrence déloyale… Entre deux gorgées de bière, Romain en profite pour pointer les maux présents dans ce « monde de requins » où « tu as plus d’ennemis que de copains » : « Si tu n’es pas dans les petits papiers des bonnes personnes, si tu ne viens pas du bon endroit, tu auras du mal à monter. C’est un peu marche ou crève, quoi. »

L’arbitre, compétiteur né

Face à ce tableau noir, comment expliquer l’obstination des arbitres à exercer un métier exposé à une telle pression, qui peut toucher leur moral et celui de leur famille ? Peu nombreux sont ceux qui ont décidé d’abandonner le sifflet, et les tentatives de suicide – comme celle de l’arbitre allemand Babak Rafati en 2011 – demeurent heureusement exceptionnelles. « Je n’ai jamais vu un arbitre craquer complètement après un match et remettre en cause son envie d’arbitrer. Personne ne lâche le morceau » , assure d’ailleurs Auguste, commissaire aux arbitres depuis une dizaine d’années. Wurtz, qui n’a jamais gagné beaucoup d’argent grâce au ballon, met en avant la raison économique : « S’ils sont dans ce système, c’est qu’ils le veulent bien. Ce n’est pas facile, mais ils n’ont pas à se plaindre par rapport à ce qu’ils touchent. Surtout qu’ils sont bien entourés. Ils suivent des stages de thalasso, ils ont des psychologues… »

Un peu d’aide, quand même

Sauf que les gains financiers sont ridicules au plus bas niveau. Et ne constituent donc pas la motivation principale permettant de combattre les quolibets et insultes du dimanche matin. « C’est une vocation, estime plus simplement Romain. Tu y vas à fond, sans réfléchir, en essayant d’oublier les agressions physiques ou verbales, qui touchent davantage ta famille que toi. » Et Auguste d’appuyer : « Par nature, les arbitres sont ultra motivés, déterminés et possèdent une énorme personnalité. J’ai vu des ingénieurs bien installés quitter leur emploi confortable pour tenter l’aventure. »

L’arbitre peut aussi compter sur l’appui de la Fédération quand les choses dégénèrent. Après son agression, Vivien est revenu dans le gamequand il l’a souhaité, et a pu choisir sa rencontre. Il a même demandé à ne plus jamais arbitrer l’équipe qui l’a tabassé. « Dans les districts, quand un arbitre a eu une rencontre difficile, qu’il a été frappé, voire insulté, un accompagnement se fait durant le retour à la compétition, précise Benoît Millot. Différentes personnes de la commission d’arbitrage l’accompagnent physiquement sur ses matchs pour l’assister, l’appuyer d’un point de vue humain et mental afin qu’il puisse se relancer. »

Réorientation anticipée

Reste que cela n’est pas toujours suffisant. Pour certains, le mal est tellement profond qu’ils ont fait une croix sur une carrière. Mais pas question de laisser tomber la passion pour autant. « Un assistant que j’ai côtoyé a pris un boulot à côté, note par exemple Yannick. Parce qu’il ne supportait plus d’être isolé de tout le monde, de ne penser qu’à son erreur quand il faisait une couille. Ça lui bouffait le cerveau. Son autre taf, complètement ordinaire, lui permet de parler d’autre chose, d’avoir d’autres préoccupations, de se remplir la tête. C’était devenu indispensable pour survivre psychologiquement. »

Arrêter complètement, Vivien, lui, y a pensé après le coup de boule dont il a été victime. Et puis il a repris le sifflet pour ne pas donner raison à ses agresseurs. « Mais je n’ai rien oublié, souffle-t-il en posant sa pinte. Du coup, chaque week-end, je me rassure en me disant qu’aujourd’hui, j’aurai peut-être de la chance. Et que, au pire, ça tombera sur un collègue… » De l’autre côté du zinc, le barman l’interpelle : « Vous être arbitre ? Vous savez que vous, les arbitres, vous n’avez pas bonne réputation dans le coin ? » Vivien répond par un silence. Celui de l’homme en noir.

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Par Florian Manceau

Propos recueillis par FM, sauf ceux de Collina.

*Les prénoms ont été changés.

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