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Shelley Kerr, la touche écossaise
Pendant dix-sept ans, Shelley Kerr a bouclé ses fins de mois en assemblant des magnétoscopes pour le compte d’une entreprise japonaise. Ce samedi (15h), elle retrouvera le pays du Soleil levant, mais en qualité de sélectionneuse nationale de l’Écosse. Et en vivant désormais du football à plein temps.
Il faut s’imaginer la scène, elle a quelque chose de malsain. On est en 2005, c’est le 1er tour de la Coupe d’Écosse junior. Le décor ? Campbell Park, antre du modeste club de Saltcoats Victoria, juché entre un abattoir et une voie de chemin de fer. Les visiteurs ? Stoneyburn, emmenés par leur coach Andy Johnstone et son adjointe Shelley Kerr, venue apprendre les rudiments du métier en parallèle à sa carrière d’attaquante amateur. Une femme ? Horreur ! « On lui disait de rentrer à la maison et d’aller faire la vaisselle, confie Johnstone au Daily Record. Shelley tenait le coup brillamment. Mais vers la toute fin du match, alors qu’on menait 2-1, les adversaires ont commencé à vraiment nous mettre la pression. » Tout à coup, un défenseur dégage en catastrophe le ballon en touche. Il s’envole dans les airs, puis retombe vers Shelley Kerr qui, avec un calme olympien, arme une tête surpuissante et envoie le cuir de l’autre côté du stade, sur la voie ferrée. « Leurs fans, et même le banc de touche, ils sont tous devenus dingues contre elle, tout en essayant d’aller récupérer le ballon ! Elle n’a pas bougé le petit doigt » , sourit Johnstone qui, ce jour-là, a eu un bel élément de preuve que son adjointe allait finir par se faire une place au bord du terrain.
Tout ne va pas si vite dans le football
Contrairement à nombre de ses consœurs, l’enfance de Shelley Kerr n’a pas été marquée par un chemin de croix vers la pratique du football. Au contraire, ses parents vont même jusqu’à signer une lettre demandant à son prof d’EPS en primaire de la laisser taper la balle avec les garçons plutôt que de la contraindre de suivre le cours de danse avec les autres filles. Faire du foot son métier a donc été une évidence pour la gamine de Broxburn, une ville-dortoir à vingt bornes d’Edimbourg. En vivre, c’était autre chose en revanche. Jamais passée pro, Shelley Kerr devait boucler ses fins de mois en assemblant des magnétoscopes à la chaîne dans l’usine Mitsubishi de Livingstone. Une aventure qui aura duré dix-sept ans et l’a vue grimper les échelons petit à petit.
Hors des terrains, elle finit par quitter la chaîne de production pour des postes de management. Sur le pré, elle dispute la Ligue des champions avec Kilmarnock, tente l’aventure anglaise avec Doncaster et défend les couleurs de l’Écosse à 59 reprises… mais étalées sur trois décennies. Une durée qui s’explique par la pause de neuf ans qu’a prise Shelley après avoir donné naissance à sa fille Christie. Aujourd’hui, cette dernière la décrit davantage « comme une meilleure pote ou une coloc plutôt que comme une mère » . « On fait la cuisine et la vaisselle à tour de rôle, mais je déteste sortir les poubelles, ça c’est son boulot ! Et nettoyer le four aussi. » Pourtant, dans la rue, Christie se rend bien compte aujourd’hui que sa mère n’est pas qu’une bonne copine. Chaque interruption dans la rue pour un selfie ou un autographe lui rappelle que l’image de Shelley Kerr a changé de dimension depuis un certain jour de 2014.
Bienveillance et patriotisme
À l’époque, la nouvelle avait fait grand bruit outre-Manche : Kerr, tout juste auréolée de deux FA Cups et d’une Coupe de la Ligue avec les féminines d’Arsenal, tente un pas en avant (ou en arrière, c’est selon), en devenant la première femme à entraîner une équipe de garçons à Stirling, en D5 écossaise. Rapidement, les résultats prennent le pas sur le buzz, puisque Kerr ne termine jamais en dessous de la sixième place et remporte même le Queen’s Park Shield, une coupe des divisions amateurs. Pour son assistant Andy Thomson, ce succès s’explique par une approche humaine, primordiale chez Kerr : « Je ne vois pas de différence entre les vestiaires de Stirling et ceux de la sélection, car elle base son discours sur l’individu plutôt que sur son genre. Elle sait comment extérioriser le meilleur de chacun. »
Effectivement, lorsqu’elle reprend les rênes de l’Écosse en 2017, la sélection au chardon a vécu sa première grande compétition internationale : l’Euro aux Pays-Bas. Shelley Kerr veut surfer sur cette dynamique et emmener son pays à la Coupe du monde. Pour ce faire, elle transforme le style de jeu de ses filles et fait de l’attaquante Erin Cuthbert sa pièce-maîtresse. « Ça va prendre du temps et beaucoup de travail sur le terrain, mais je veux voir des joueuses qui s’expriment. Le sport est avant tout un divertissement et c’est ce que cette équipe doit proposer : du spectacle » , prédisait-elle à l’époque. Et le pari s’est révélé gagnant : après quelques folles remontadas, l’Écosse termine finalement à la première place de son groupe et valide son ticket pour la France, vingt ans après la dernière participation du pays à un Mondial.
Kerr-ce qu’on attend pour être heureux ?
En 1998, en France déjà, les garçons n’avaient pu s’extraire des poules, mais Shelley Kerr croit au potentiel de ses filles pour viser au moins les huitièmes. En plus de leur cohésion sportive, la sélectionneuse fait appel à leur fibre patriotique pour les amener à se dépasser encore davantage. « Ses causeries d’avant-match font ressortir un peu plus d’esprit écossais en chacune de nous, confie la milieu Caroline Weir. Elle a d’énormes attentes et pose des exigences sur le terrain et en dehors, quant à notre comportement, au respect de l’environnement, du matériel, des installations… Elle veut que nous prenions soin du moindre détail. »
Aujourd’hui, l’Écosse vit un rêve éveillé : après son dernier amical disputé face à la Jamaïque devant 18 000 personnes à Hampstead Park (soit une affluence quatre fois supérieure au précédent record), les joueuses se sont envolées pour la Côte d’Azur à bord d’un avion privé et ont été accueillies par des enfants qui avaient composé des chansons spécialement pour elles. Mais surtout, elles ont reçu un soutien moral et financier de la part du gouvernement écossais, lequel a fait en sorte que Shelley Kerr et ses filles puissent bénéficier de la préparation la plus sereine possible. Une situation que la sélectionneuse pourra de nouveau savourer face au Japon, peut-être en repensant à ses années passées chez Mitsubishi, avec la conviction que désormais, aucune de ses joueuses ne devra en arriver là pour vivre sa passion décemment.
Par Julien Duez
Propos de Christie Kerr et Andy Thomson recueillis par la BBC, de Shelley Kerr par la FIFA et Caroline Weir par JD.