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Severino Lucas : « Je rêve que mes fils jouent au Stade rennais »
À l'été 2000, le Stade rennais sortait le chéquier et dépensait 140 millions de francs (21,3 millions d'euros) pour s'offrir une pépite brésilienne de 21 ans : Severino Lucas. Un gros coup qui s'est rapidement transformé en bide, au point de devenir un flop symbolique du foot français. Vingt ans plus tard, Lucas a toujours sa place dans le livre des records du Stade rennais, dont il reste officiellement la recrue la plus chère de l'histoire du club breton. Du Brésil, il accepte de revenir sur cette drôle d'aventure rennaise, dont il garde malgré tout quelques bons souvenirs.
Racontez-nous ce transfert au Stade rennais, à l’été 2000. Il paraît que vous auriez aussi pu signer à Marseille. Comment l’option Rennes se présente-t-elle à vous ? En fait, j’ai une conversation avec Abel Braga, qui est l’entraîneur de l’OM. Il me montre son intérêt de me recruter, mais il fait aussi venir Adriano Gabiru (acheté 4,3 millions d’euros en juillet 2000, ndlr) et je ne reçois jamais de proposition officielle de Marseille. Une ou deux semaines plus tard, le Stade rennais contacte mon agent avec une proposition plus intéressante pour tout le monde financièrement, même si pour moi il n’y avait pas un écart gigantesque. Ils m’annoncent que le club est en train de monter une équipe très forte avec l’ambition de grandir, et ça me séduit. En plus, ils avaient déjà recruté trois joueurs brésiliens (César, Vânder et Luís Fabiano) et Mario Héctor Turdó, un Argentin. Il y avait aussi Bernard Lama qui venait d’arriver, c’était un grand nom et ça confirmait le discours du club. Puis, il y avait aussi le fait que ce n’était pas une très grande équipe, ce qui enlevait cette pression de remporter des titres. Mais tout ne s’est pas passé comme prévu.
Comment vivez-vous, à l’époque, votre arrivée en France ? Ça ne doit pas être facile de quitter son pays, son continent, à 21 ans. Je l’ai bien vécu. À ce moment-là, je suis souvent appelé avec la sélection olympique, je suis aussi dans un grand moment de ma carrière en club où je suis un joueur majeur de mon équipe (l’Atletico Paranaense) et le principal buteur. Et depuis plusieurs années, j’ai cette envie de venir jouer en Europe. À aucun moment je ne regrette d’avoir pris cette décision car j’étais vraiment prêt à relever le défi. Le challenge, c’était bien sûr de pouvoir jouer en Europe, mais aussi d’être capable de me prendre en charge seul là-bas, dans un autre pays. Pour moi, il était temps de faire face à ces nouveaux défis.
Il y a aussi le coût du transfert (21,3 millions d’euros) qui fait parler à l’époque. Comment gérez-vous la pression générée par cette indemnité importante ?Au départ, je n’imagine pas du tout que ça va être une pression pour moi. C’est avec le temps que j’ai commencé à la ressentir. Après les JO et la déception d’avoir perdu, je suis rentré à Rennes et j’ai compris que je devais faire quelque chose de grand.
Jusqu’à présent, tout se passait bien pour moi en sélection comme en club mais en rentrant des JO, je me suis vraiment réveillé en comprenant ce que représentait ce transfert au Brésil, à Rennes et en Europe. La pression était énorme, finalement, et je l’ai ressenti pendant mes deux années et demies passées en France. J’avais toujours cette étiquette sur le front, il y avait toujours cette remise en question de la valeur de mon transfert, peu importe ce que je faisais sur le terrain. C’est vrai que mes statistiques n’étaient pas bonnes, mais il y a eu des bons matchs, il y a eu des buts… Puis dès qu’il y avait un mauvais résultat, on en revenait toujours au coût du transfert. La somme était élevée, c’est vrai, mais je pense qu’elle était juste sur le moment vu ce que je faisais au Brésil.
Vous étiez le symbole de l’ambition de François Pinault. Avez-vous eu l’occasion de rencontrer et d’échanger avec l’actionnaire rennais ?C’est aussi après avoir découvert l’histoire de M. Pinault que le projet rennais m’a enthousiasmé. Je savais que c’était un grand entrepreneur, une personne qui avait du succès dans ses affaires… J’ai donc imaginé que moi aussi, je ferais partie d’un projet gagnant. J’ai eu l’occasion de le rencontrer à plusieurs reprises, c’est quelqu’un de très poli, très gentil.
Il ne m’a jamais mis la moindre pression. Peut-être aussi parce qu’il n’était pas là tous les jours, il ne participait pas au sportif, c’était l’investisseur. Nous avons même dîné ensemble et il m’a toujours apporté sa confiance. C’est évident qu’il aurait préféré que les choses se passent différemment, qu’il y ait un retour sur investissement. Mais au-delà de l’argent dépensé, je pense qu’il était surtout triste de ne pas réussir à faire du Stade rennais une place forte du football français et européen. Car c’est un vrai gagneur.
Le 5 août 2000, vous jouez vos premières minutes en Ligue 1 contre le Paris Saint-Germain (1-1). Vous souvenez-vous de ce match ? Bien sûr. J’étais entré en jeu, c’était en deuxième période (il remplace Christophe Le Roux à la 77e minute, N.D.L.R.). Je me rappelle qu’il y avait Anelka sur le banc du PSG, et surtout que j’étais très heureux de démarrer un nouveau chapitre avec ce club, en Europe. Les fans m’encourageaient, il n’y avait pas la moindre critique mais l’espoir que je fasse de belles choses. C’était un match spécial même si le PSG n’était pas celui d’aujourd’hui avec tous les investissements, mais ça restait un club très connu au Brésil puisque Raí y avait joué. Raí est d’ailleurs une des raisons qui m’a poussé à venir en France : il est originaire de Ribeirão Preto, comme moi, et nous avons des amis en commun.
Après trois premières apparitions en août, vous devez justement quitter le groupe pour rejoindre la sélection du Brésil pour les JO de Sydney. Cela n’a pas été embêtant pour votre intégration en Europe ? C’est possible, oui. Mais peut-être aussi que si j’avais remporté les JO, je serais revenu avec plus de confiance. Nous avions perdu les JO de manière humiliante : on jouait à 11 contre 9, il y avait une grosse pression au Brésil sur cette génération avec Ronaldinho et Lucio qui avaient déjà connu la Seleçao (le Brésil est éliminé par le Cameroun en quarts de finale avec des buts de Patrick Mboma et Modeste M’Bami, N.D.L.R.). Du coup, je n’ai pas fait la préparation avec Rennes.
J’ai raté le travail physique, tactique et je n’ai pas pu créer des automatismes avec les autres joueurs. C’est vrai que la deuxième année, j’aurais dû me donner davantage dans la préparation mais j’étais encore jeune et je pensais que le problème, c’était les autres et pas moi. La première année, c’était de l’adaptation, la deuxième, c’est de ma faute. J’aurais dû travailler et j’en ai fait les frais par la suite.
En quoi le foot pratiqué en France était-il différent de celui joué au Brésil ? La principale différence, c’est que le football français était un foot physique. Je ne sais pas si c’est encore le cas mais à l’époque le championnat était très physique, avec notamment beaucoup de joueurs africains qui étaient très forts physiquement. Au début, ça m’a gêné parce que je n’avais pas beaucoup de force malgré ma vitesse. Il a fallu que je m’adapte. Paul Le Guen, Christian Gourcuff et László Bölöni ont modifié mon style de jeu. J’étais utilisé meneur, parfois attaquant, et beaucoup de personnes ne comprenaient pas pourquoi je marquais moins de buts. Mais ils n’avaient pas compris que j’avais changé de position.
Ce problème de positionnement, ça ne vous a pas aidé pour votre épanouissement. Comme je l’ai dit, les trois entraîneurs ont essayé de trouver la meilleure position pour moi. Mais je pense que jouer en pointe, ce n’était pas pour moi. Au Brésil, je ne jouais pas à ce poste, j’étais plutôt sur un côté ou derrière l’attaquant. À Rennes, j’ai joué un peu partout, j’ai parfois fait des bons matchs, d’autres moyens, d’autres mauvais, d’autre ridicules… Malheureusement, je n’ai jamais pu enchaîner les matchs au même poste. Je devais m’adapter en permanence, c’était difficile de faire la différence dans ces conditions. C’était peut-être une erreur de ma part de ne pas dire dans quelle position je me sentais le mieux, mais j’étais jeune.
Quelle était votre relation avec Paul Le Guen ? Et avec Christian Gourcuff ? J’ai une affection toute particulière pour Paul Le Guen. Une grande affection, même. Il m’a aidé dans
les bons comme dans les mauvais moments. Quand j’étais critiqué, il me protégeait. Il avait voulu me recruter et c’était une déception de ne pas avoir continué avec lui une deuxième année car j’avais sa confiance et je savais que je m’améliorais. Gourcuff, c’est quelqu’un de plus exigeant. Il ne me connaissait pas vraiment mais il m’avait vu jouer et connaissait mes caractéristiques. C’est un coach intelligent, très porté sur la tactique et très studieux. J’avais moins de complicité et de liberté qu’avec Le Guen, mais je ne dirais pas de mal de lui. Nous avions des pensées différentes mais cela a toujours été respectueux entre nous. En tout cas, des trois entraîneurs que j’ai connus au SRFC, Le Guen est celui avec lequel j’ai vécu les meilleurs moments. Et je pense que l’histoire aurait été différente s’il était resté.
Il y avait une vraie colonie brésilienne à Rennes à l’époque. Était-ce une bonne chose pour votre intégration ?Il y avait du positif et du négatif. Le côté positif, c’est de pouvoir parler dans sa langue natale, avoir des gens avec lesquels tu peux fraterniser hors du terrain. Mais en contrepartie, tu crées un groupe qui ne s’adapte pas à la langue française, qui n’apprend pas des autres joueurs. Je ne peux pas dire que ça m’a été préjudiciable, César parlait d’ailleurs très bien français et il nous a aidés. Mais plus tard, quand je suis parti au Japon, j’ai compris qu’apprendre la langue permet aussi d’avoir une relation avec les joueurs locaux et facilite l’adaptation dans un groupe. Puis, ça permet aussi d’avoir plus de liberté quand tu te balades dans la rue avec ta femme. Cette colonie brésilienne au Stade rennais, c’était quand même une bonne expérience et nous sommes encore amis aujourd’hui. On a vécu des bons moments.
À quoi ressemblait votre vie quotidienne en Bretagne ? S’il y a bien une chose dont je ne peux pas me plaindre à Rennes, c’est la vie en dehors du terrain. Je vivais très bien. J’aimais beaucoup aller sur la côte, à Saint-Malo, ou encore aller voir le Mont Saint-Michel.
Je commençais même à apprécier les produits locaux avec quelques restaurants. Le centre de Rennes est très joli, je suis catholique et j’ai pu découvrir de très belles églises. Ma femme aimait aussi beaucoup la ville, on y a vécu des moments importants de notre vie personnelle donc ce n’était pas évident de partir en 2003. Je n’ai que de bons souvenirs de la vie à Rennes même s’il pleuvait souvent (rires). J’aimais bien ce climat frais. Et je me suis fait beaucoup d’amis qui vivent encore à Rennes et qui me manquent aujourd’hui. J’espère pouvoir revenir prochainement.
Entre juillet 2002 et juin 2003, vous enchaînez deux prêts à Cruzeiro et aux Corinthians, au Brésil. Était-ce votre choix ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est la décision du club. J’avais déjà eu des propositions la première année, je n’en avais pas voulu. Après la deuxième année, mon agent m’a convaincu en me disant que le nouvel entraîneur (Vahid Halilhodžić) ne comptait pas sur moi. C’était une déception, je rêvais de faire mieux ici. Rien n’était prémédité : j’étais en vacances, j’avais tout laissé chez moi à Rennes et mon frère et ma soeur ont été obligés de ramener mes affaires au Brésil. C’était un choix du coach sans que je puisse en parler avec lui.
Quand en 2003 vous revenez à Rennes, qu’est-ce que vous vous dites ? Que c’est le moment de tout exploser ou que cela va être très compliqué ? Pour être honnête, je n’imaginais pas vraiment que je reviendrais. Je suis revenu différent, déjà parce que j’étais marié. Puis, je n’avais plus 21 ans, j’en avais 24, j’étais plus mature, j’avais plus d’expérience. Je ne pensais pas être très bien accueilli mais László Bölöni a demandé mon retour. Ça se passait bien, mes premiers matchs ont été bons, puis j’ai eu une baisse de régime, l’équipe n’allait pas bien non plus (il joue son dernier match sous le maillot rennais au Vélodrome le 25 octobre 2003, N.D.L.R.). Du coup, j’ai décidé de partir au Japon où j’avais une proposition intéressante. J’ai abandonné ma volonté d’exploser en France, j’ai décidé de changer d’air et de choisir un défi différent.
Pourquoi ce départ au Japon ?D’un point de vue financier, c’était un contrat de trois ans avec un salaire similaire avec ce que j’avais au Stade rennais, en un peu mieux même. Je pensais faire ces trois années là-bas pour partir loin de mes problèmes, de la pression, avant de rentrer au Brésil à 28 ans. Finalement, ça s’est très bien passé (il est parti en 2010, avant de revenir pour deux saisons au FC Tokyo entre 2011 et 2013, N.D.L.R.).
C’est vrai que le niveau était plus faible qu’en Europe, mais j’ai pu voir l’évolution du foot japonais. À l’époque, il devait y avoir quatre ou cinq joueurs japonais en Europe et quand je suis parti, ils étaient une centaine. Je pense avoir participé, avec les autres joueurs étrangers, à cette évolution. Et c’est un plaisir. Pourtant, c’était une décision difficile pour moi de quitter l’Europe, de dire adieu à mon rêve de retrouver la sélection brésilienne et de me faire un nom mondialement. Aujourd’hui, je pense que c’était la bonne décision, je n’étais plus critiqué, je n’avais plus cette pression. Et je vivais paisiblement en faisant ce qui me plaisait le plus : jouer au football.
Que devenez-vous aujourd’hui ? Je suis au Brésil, à Ribeirão Preto, la ville dans laquelle je suis né, où je vis avec mes trois enfants. Je travaille dans la construction civile. J’ai une entreprise qui construit des maisons et des appartements. Et après, on les vend. Je ne vis pas dans le luxe, mais j’ai une vie heureuse, tranquille et bien remplie. Mes deux fils veulent aussi devenir footballeurs. Je rêve de les voir un jour aller au Stade rennais et d’y connaître une histoire différente de la mienne, avec plus de joie et de succès.
Vous suivez encore les résultats du Stade Rennais ?
Je n’ai aucune relation avec le club, mais je continue de suivre les résultats. J’ai été très heureux de les voir remporter la Coupe de France, c’était un moment important pour le club. J’ai de l’affection et de la reconnaissance pour ce que le Stade rennais a fait pour moi, je n’ai jamais eu de problèmes avec les supporters, les dirigeants, les joueurs… Le seul problème, c’est que je n’ai pas fait que des bonnes choses sur le terrain. Mais les personnes qui me connaissent savent que j’ai toujours essayé de m’améliorer et que j’ai tout donné. J’ai de l’affection pour la ville, le club, même si je ne sais pas si c’est réciproque.
Vingt ans plus tard, vous n’en avez pas marre qu’on vous parle sans cesse de ce transfert record à Rennes ?Parfois, oui. J’ai vraiment souhaité que Raphinha batte ce record pour qu’on ne m’en parle plus, mais il a malheureusement coûté un peu moins cher (Rires.) Parfois, ça me fatigue tout ça mais je dois l’accepter : le transfert était très cher et le résultat sur le terrain n’a pas été à la hauteur. Même si ça me fatigue, je comprends et c’est pourquoi je réponds toujours aux sollicitations pour tenter d’expliquer ce qui n’a pas fonctionné. Ça fait 20 ans mais je ne suis pas du tout en colère.
Propos recueillis par Steven Oliveira, avec Clément Gavard