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Serbie-Suisse : sous le signe du Kosovo
La Serbie et la Suisse se retrouvent ce vendredi soir, comme il y a quatre ans en Russie, pour un match capital de Coupe du monde. Avec, en trame de fond, la question du Kosovo. L’important vivier de joueurs suisses d’origine albanaise du Kosovo avait en effet ravivé les tensions lors du Mondial russe. Avec au centre du jeu, les célébrations polémiques de l’aigle bicéphale. Le scénario va-t-il se reproduire à Doha ?
Mladen Krstajić enrage sur son banc. En ce 22 juin 2018, dans la Baltika Arena de Kaliningrad, tout avait pourtant bien commencé pour le sélectionneur de la Serbie. Dès la 5e minute, Aleksandar Mitrović avait lancé les hostilités avec un premier but. Mais la Suisse, par l’intermédiaire de Granit Xhaka, puis de Xherdan Shaqiri, est ensuite venue doucher les espoirs serbes. Surtout, les deux joueurs ont chacun célébré leur but en reliant leurs mains avec leurs pouces pour mimer le signe d’un aigle. Ce qui a sacrément agacé le banc serbe. En conférence de presse, Krstajić en vient même à dire que l’arbitre, Felix Brych, qui n’a pas pris de sanctions, devrait être « envoyé à [la Cour pénale internationale de] La Haye pour y être jugé ».
Le geste au centre de l’attention est en effet loin d’être anodin, puisqu’il symbolise l’aigle bicéphale, présent sur le drapeau de l’Albanie. Il fait référence à la « Grande Albanie », une doctrine nationaliste visant à regrouper au sein d’un même pays tous les Albanais des Balkans. Ce qui prend évidemment plus de sens quand on sait que Xhaka et Shaqiri sont tous les deux d’origine albanaise kosovare. Par ce geste, ils souhaitent alors mettre en lumière la situation du Kosovo, dont la population est en majorité albanaise, et dont l’existence en tant qu’État est encore, à ce jour, contestée par la Serbie.
Kosovo – Serbie : destin lié
L’histoire du Kosovo est pourtant intimement liée à la Serbie. À partir de 1878, lors du Congrès des nations dit de Berlin, le royaume de Serbie devient indépendant et se voit confier le territoire de l’actuel Kosovo. Il faut dire que cette terre est associée, dans l’imaginaire serbe, à la bataille du 15 juin 1389 de Kosovo Polje, ou « bataille du champ des Merles », qui vit l’Empire ottoman affronter une coalition de princes chrétiens, notamment de Serbie. Un fait d’armes qui fonde le mythe selon lequel le Kosovo serait le berceau de la nation serbe. Elle fut intégrée plus tard en tant que province autonome de la République fédérale socialiste de Yougoslavie, et il faudra attendre la mort du dictateur Tito en 1980 pour que les manifestations nationalistes pro-albanaises ressurgissent au Kosovo.
Il n’est pas le seul territoire de la Yougoslavie à vouloir s’émanciper, mais cela ne convient pas aux intérêts de l’intransigeante république de Serbie et de son futur leader, Slobodan Milošević. La chute du bloc soviétique en 1989 accélère cette rupture, qui se matérialise dans le sang avec le début de la guerre des Balkans. Plusieurs accords, dont ceux de Dayton en 1995, mettent fin à ces combats interethniques et à la grande fédération de Yougoslavie, qui n’est plus composée alors que de la Serbie, du Monténégro et du Kosovo. Le nouvel État n’en a pas fini avec la guerre, puisque la répression de la population albanaise du Kosovo, orchestrée par le régime pro-serbe de Milošević, s’intensifie. Un nouveau conflit éclate en 1998 : la guerre du Kosovo. Les bombardements de l’OTAN provoquent finalement le retrait des troupes yougoslaves et la signature du traité de paix de Kumanovo, le 9 juin 1999. Le conflit fait plus de 13 000 morts et plus d’un million d’Albanais du Kosovo sont déplacés, dont un grand nombre vont s’exiler en Europe de l’Ouest, en particulier en Suisse.
La Suisse, terre d’accueil et allié discret du Kosovo
Le début d’une longue histoire commune, puisque, aujourd’hui, ce sont près de 200 000 Kosovars qui résident en Suisse (soit presque 10% de la population actuelle du Kosovo). La diplomatie suisse a aussi œuvré en coulisses durant les années 2000 pour porter la question du statut du Kosovo aux Nations unies. Pourtant, le plan pour créer un État indépendant n’aboutira pas. La Russie, alliée de la Serbie et membre du Conseil de sécurité de l’ONU, met à l’époque son veto car, selon elle, cette indépendance serait contraire au principe de l’unité territoriale serbe. Le Kosovo n’a pas le temps d’attendre et déclare unilatéralement son indépendance le 17 février 2008.
La Suisse est l’un des premiers pays à reconnaître l’indépendance du nouveau pays, tout comme les puissances occidentales que sont les États-Unis, la France ou encore l’Allemagne. Ce n’est pas le cas de l’ensemble de la communauté internationale, et la Serbie, encore aujourd’hui, mène une campagne diplomatique pour que certains États limitent la délivrance de visas pour les ressortissants kosovars et qu’ils révoquent leur décision de reconnaître l’État kosovar. Dans cette quête pour exister sur la scène internationale, le Kosovo a choisi la voix du sport et a pu adhérer à l’UEFA et à la FIFA en 2016. Il peut ainsi exister symboliquement grâce à son équipe nationale, les Dardanians. Surtout, les joueurs originaires d’Albanie et du Kosovo se sont mobilisés pour que cette équipe soit reconnue de manière officielle. Notamment des joueurs suisses, comme Valon Behrami et bien sûr le duo Granit Xhaka-Xherdan Shaqiri.
L’heure de l’apaisement pour une éventuelle adhésion à l’Union européenne
Ce qui nous ramène au match Serbie – Suisse du 22 juin 2018 à Kaliningrad. Face aux célébrations polémiques, le président de la FIFA, Gianni Infantino, qui avait rappelé en début de ce Mondial russe que « la Coupe du monde n’est pas un évènement politique et ne doit pas l’être », met à l’amende les joueurs. Ce qui provoque l’ouverture d’une cagnotte en ligne côté kosovar et albanais. Le ministre du Commerce et de l’Industrie du Kosovo y participe même, en faisant un don de 1500 euros, soit la totalité de son salaire.
Pourra-t-on voir pareille manifestation politique dans le match de ce soir ? C’est ce qu’avait pu laisser craindre la fuite d’une image dans les vestiaires de l’équipe de Serbie : un drapeau montrant la carte du Kosovo aux couleurs du drapeau serbe avec l’inscription « Pas de reddition ». Ce qui a entraîné une plainte de la Fédération de football kosovar auprès de la FIFA. Pourtant, depuis, les fédérations serbes et suisses ont décidé de calmer le jeu. Elles se sont entendues pour qu’aucun geste à connotation politique ne soit fait, et l’Association suisse de football a cadré certains de ses joueurs les plus revendicatifs, dont Xhaka et Shaqiri, pour qu’il n’y ait pas d’aigle bicéphale cette fois-ci.
Il faut dire que la situation est plus à l’apaisement depuis quelques années, avec plusieurs rencontres entre le président serbe Aleksandar Vučić et le Premier ministre kosovar Avdullah Hoti, sous l’égide de Bruxelles. Une éventuelle adhésion de la Serbie ainsi que du Kosovo à l’Union européenne dépendra en effet, en grande partie, de la normalisation des relations serbo-kosovares. Même si la situation des Serbes présents au nord du territoire du Kosovo reste sujette à des crises entre les deux pays, comme en témoigne un nouveau différend depuis juillet dernier, cette fois-ci autour des plaques d’immatriculation. La tension restera donc palpable dans une Coupe du monde très politique, où le moindre geste des principaux acteurs sur le terrain, les joueurs, est particulièrement scruté.
Par Kévin Veyssiere