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Señor Aragonés
Adoubé par le public de l’Atlético de Madrid comme le plus grand joueur de l’histoire du club, Luis Aragonés détient les chiffres, la romance et un caractère de cochon en sa faveur pour être proclamé légende des légendes colchoneras. Portrait du boss.
#1 - Luis Aragonés
L’homme est vieux, mais avisé. En conférence de presse, dans son survêtement aux couleurs de l’Atlético de Madrid, Luis Aragonés commence à faire flipper les journalistes présents sur place. La dernière question posée vient de lui faire péter un plomb, comme si le bouton de la machine s’était enfoncé sur replay. « Gagner, gagner, gagner, et encore gagner, gagner, gagner, et encore gagner, gagner, gagner… Vous voulez que je continue pendant une demi-heure ou quoi ? C’est ça le football ! » La violence du verbe emporte avec elle toute la détermination de l’entraîneur de l’Atlético, fervent adepte des punchlines à émotion forte. Sûrement parce que durant son passé de joueur, Aragonés s’est façonné par ses échecs pour parvenir à comprendre qu’ils ne menaient à rien. Parti de Getafe pour s’engager avec le Real Madrid en 1958, El Zapatones (L’homme aux chaussures, en VF) ne joue même pas un match chez les Merengues, où il écume les clubs jusqu’à l’année 1964. Celle où sorti d’un bon passage de trois ans au Betis Séville, le milieu offensif devient matelassier. « Cela faisait déjà cinq ans que j’étais dans l’équipe, et la vérité c’est que nous avons très vite sympathisé, explique Adelardo Rodríguez pour le site Falso 9. On était comme les deux doigts de la main. Luis avait un sale caractère, mais en tant qu’ami, il était parfait. Notre amitié s’est créée naturellement. » Et pour cause, les deux hommes partagent ensemble la culture du travail et de l’autodétermination. À gagner, bien entendu.
« Lutter pour gagner, quitte à magouiller, c’est ce qui lui plaisait »
Les pincettes ne sont pas vraiment le genre de Luis Aragonés, plutôt branché tronçonneuse. Et au sein du vestiaire du Vincente-Calderón, sa grande gueule commence à résonner dans toutes les têtes de ses coéquipiers, qu’il conditionne là aussi pour forger une équipe prête à tout pour aller chercher les buts, dont le premier de l’histoire du Vicente-Calderón qu’il inscrit lui-même, les victoires et les trophées. « C’était un homme que l’on respectait beaucoup, sur le terrain comme en dehors, se souvient Javier Irureta, coéquipier de Don Luis de 1967 à 1974. Son sang est atlético. Son caractère bestial, lutteur jusqu’au dernier souffle, et puis cet art du combat… C’est grâce à lui qu’un entraîneur comme Simeone le possède aujourd’hui. Avec Luis, l’Atlético ne vient pas pour jouer au football, il vient pour gagner. Bien jouer, il s’en fichait… Lutter pour gagner, quitte à magouiller, c’était ça qui lui plaisait. » Avec cette mentalité qu’il déverse sur tous ses coéquipiers, Aragonés prend un rôle de porte-drapeau de cet Atlético vainqueur dans la sueur. Le gaillard soulève cinq trophées : des Ligas en 1966, 1970 et 1973, puis deux coupes d’Espagne en 1965 et 1972. Des titres auxquels auraient pu s’ajouter une C1 le 15 mai 1974. Hélas, le conditionnel est un bien mauvais ami.
Unique buteur de la finale contre le Bayern Munich jusqu’à la dernière minute de la prolongation, Luis Aragonés est rentré aux vestiaires pour faire comme tous ses coéquipiers ce soir-là. Luis a pleuré, puis séché ses larmes avec son maillot frappé du numéro 8. « Luis pouvait jouer parfois milieu de terrain offensif, parfois avant-centre, décrit Irureta. Je composais l’attaque avec Gárate et Luis, mais si Luis voulait jouer au centre, il fallait lui laisser la place. Et s’il préférait aller batailler au milieu de terrain, on s’occupait de marquer les buts. S’il fallait lui trouver une position intermédiaire, je dirais que Luis était plutôt un attaquant de rupture. C’était son poste favori afin de pouvoir armer une frappe depuis les trente mètres. Et puis Luis avait aussi un sacré savoir-faire sur le coup franc direct. » Son but au Heysel à la 108e minute provient d’ailleurs d’un coup de pied arrêté à l’entrée de la surface. Mais cela ne suffit pas. Dans la foulée d’une déroute retentissante lors du match d’appui, le meilleur buteur de l’histoire des Colchoneros avec 173 buts prend sa retraite. Son histoire de joueur prend fin, celle d’entraîneur débute.
« J’en ai ras le cul de perdre contre eux sur ce terrain ! »
Dix journées suffisent à Aragonés pour reprendre les rênes de l’équipe première de l’Atlético, à 36 ans. La saison connaît un franc succès, puisque son bourreau du Bayern Munich refuse de se présenter à la Coupe intercontinentale en Argentine, embourbée dans les prémices de la dictature de Videla. Vaincus 1-0 par Independiente à l’aller, les Colchoneros remontent le score à Madrid grâce à des buts d’Irureta et de Rubén Ayala. Malgré la conquête du titre continental, le buteur colchonero reste toujours intimidé par son ancien partenaire. « Très franchement, j’étais hyper impressionné par Luis, confie Irureta. C’était délicat de lui faire une remarque depuis le terrain, par exemple ! » Et pour cause, celui qui hausse le ton et donne le tempo de son équipe, c’est Luis et personne d’autre. Pour son troisième passage en tant que coach de l’Atlético de Madrid (El Sabio de Hortaleza en fera cinq au total), l’entraîneur est auteur d’un discours mythique donné à ses joueurs avant d’affronter le Real Madrid pour la finale de 1992, au Santiago-Bernabéu. Aragonés pointe du doigt le tableau où sont écrites toutes ses instructions d’avant-match. « Vous avez compris ? Hé, je vous pose une question ! Vous avez compris ? Oui ? Bon, et ben ça là (le tableau noir, ndlr), ça ne vaut rien du tout. Ce qui compte, c’est que vous êtes plus forts qu’eux et que j’en ai ras le cul de perdre contre eux sur ce terrain ! Les supporters que vous entendez sont ceux de l’Atlético de Madrid, ils sont 50 000 dans ce stade qui veulent crever pour vous ! Pour eux, pour ce maillot, pour votre fierté, vous allez sortir et leur expliquer sur le terrain qu’il n’y a qu’un seul champion, et qu’il s’habille en rouge et blanc. » De quoi booster un collectif.
Aujourd’hui encore, le décès d’Aragonés le 1er février 2014 des suites d’une leucémie qu’il cachait par pudeur n’a pas calmé les ardeurs quant au personnage. D’aucuns considèrent Aragonés comme raciste, notamment à la suite de ses propos envers José Antonio Reyes, où il parle de Thierry Henry comme d’un « noir de merde » . « Cette histoire de racisme, c’est un incroyable malentendu, corrige Irureta. Luis n’était pas du tout raciste ! À l’époque, je me souviens qu’il était très ami avec Miguel Jones (milieu de terrain d’origine guinéenne, passé par l’Atlético de Madrid de 1959 à 1967, ndlr). Il allait chez lui pour le dîner, et ils partageaient de vrais moments amicaux. Je crois que les médias ont mal interprété cette phrase. Aragonés a toujours été très bon pour transcender ses joueurs, quitte à parfois user de mots très forts. Il allait même jusqu’à les engueuler en public pour voir quelle allait être leur réaction. » La technique est brutale, mais fonctionne. Pour sa dernière sortie publique en tant que sélectionneur national deux ans plus tard, l’Espagne est championne d’Europe 2008. Pour Aragonés, c’est gagné.
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Par Antoine Donnarieix
Propos d'Irureta recueillis par AD.