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Sear : « Le rêve, c’était d’interviewer Sušić et Dahleb »
Figure iconique du hip-hop français, Sear vient de sortir l’anthologie Get Busy (Marabout), objet culturel indispensable de 272 pages qui regroupe les meilleures interviews réalisées par sa clique, où se mélangent personnages incontournables du cinéma français, du rap, de l’industrie du porno, de la politique, du banditisme et du sport, parmi lesquels Michel Platini, Sócrates et Lilian Thuram.
« S’interdire rien, trouver un intérêt dans tout. » Voilà un peu le mantra de Sear et de ses potes quand, dans les années 1990, ils décident de fonder Get Busy, l’ultime fanzine hip-hop « interdit aux bâtards ». Lassé d’entendre la société raconter tout et n’importe quoi sur sa culture, cet activiste du hip-hop décide de retourner les choses : désormais, ce seront lui et ses acolytes qui raconteront la société par le biais de fanzines, de magazines et diverses itérations. Cette épopée, qui a trouvé une nouvelle vie il y a quelques semaines avec la sortie d’une anthologie préfacée par Alain Chabat (qui a coréalisé avec Sear le documentaire Authentiques, un an avec le Suprême en 2000), réunit les meilleures interviews faites par cette bande de brillants et irrévérencieux autodidactes. Au milieu de Julia Channel, André Pousse, Snoop Dogg, José Bové et François Marcantoni se trouvent donc trois footballeurs : Michel Platini, Sócrates et Lilian Thuram.
Cette anthologie est préfacée par Alain Chabat. Le premier lien évident entre ce livre et le foot, c’est donc cette référence à Didier. Tu l’as aimé, ce film ?
Ce qui me fait surtout marrer, c’est que lorsque Alain et JoeyStarr se sont rencontrés, Chabat ne savait pas que Joey s’appelait Didier. Le film venait juste de sortir. Il lui a dit : « Alors tu vois, j’ai fait un film avec un mec qui se prend pour un chien qui s’appelle Didier… » C’était assez amusant.
Le rap et le foot sont deux domaines rarement bien racontés dans des longs-métrages. Comment l’expliques-tu ?Aucun film ne peut retranscrire ce que tu ressens dans un stade. Ce sont des choses qui se vivent sur le moment. Dans la musique c’est pareil, les concerts filmés, ça ne m’a jamais trop intéressé. À part les vieux trucs de Woodstock parce que ça raconte une certaine époque, mais c’est une exception.
Platini, Sócrates, Thuram… Comment un média comme le vôtre, qui n’était ni un média spécialisé ni un média grand public, a-t-il réussi à convaincre des mecs de ce calibre de vous accorder des interviews fleuves ?C’est la force de Get Busy : on a toujours eu une sorte de système D qui a fonctionné et qui nous a permis de dégoté des trucs auxquels théoriquement on n’était pas censés avoir accès. Pour Sócrates, c’était dans le cadre du jubilé de Raí. Pour Platini, c’est Grégory Protche qui est allé le voir au culot en lui disant : « Vous savez, moi avant, je ne pouvais pas vous piffrer. » Platini n’était pas habitué à ça, il a tiqué et lui a répondu : « Voyons-nous demain pour en parler. » Et ça a accouché d’une longue interview. Moi qui ne suis pas un féru de foot, ces interviews m’intéressent, je les bois comme du petit lait ! Ce qui est intéressant, c’est d’aller vers l’humain, comprendre qu’un footballeur, il a des opinions, des états d’âme…
Qu’est-ce qu’il y avait de « hip-hop » dans ces interviews ?Il y a des mecs aux États-Unis qui prétendent avoir fait du journalisme rock. Nous, je pense qu’on a fait du journalisme hip-hop, dans le sens où tout ce qu’on a fait, c’était fidèle à qui on était. Pour autant, on n’avait aucune formation de journaliste. Nous étions des autodidactes, aucune carte de presse, rien. Moi par exemple, je sortais de la fac, j’avais juste un bac comptabilité.
L’une des particularités, c’est aussi que JoeyStarr et Kool Shen faisaient partie des intervieweurs…La renommée de NTM nous a clairement permis d’ouvrir des portes. Bon après, Shen s’investissait, mais sans plus, quand il n’y a pas d’oseille ça ne l’intéresse pas. Mais Joey s’est pris au jeu, il prenait ça à cœur, et on s’entendait vraiment bien. Il n’y a que le jour de l’interview d’André Pousse où il est arrivé bourré, mais c’est parce qu’il était stressé de rencontrer son idole. Pour toutes les autres interviews, il s’arrangeait pour être clean, il préparait les interviews, il s’investissait réellement.
Grâce à Kool Shen, vous avez par exemple ouvert les portes du centre d’entraînement de Parme où vous avez obtenu une interview de Lilian Thuram, moins d’un an après son titre de champion du monde avec l’équipe de France…NTM ouvrait des portes et, au-delà de ça, nous permettait d’avoir des interviews qui changeaient des interviews conventionnelles. Dans l’interview de Thuram, on a notre journaliste Polo Labraise qui a une connaissance très pointue du foot et est le garant de la trame de l’interview, et à côté de ça, Kool Shen ne pose quasiment aucune question, il fait des petites relances, on est plus dans la conversation qu’autre chose.
L’entretien avec Thuram est précédé d’un texte qui fait office de mise en contexte. On y lit qu’à l’aéroport Charles-de-Gaulle, Kool Shen se rend compte dix mètres avant le contrôle qu’il a une boulette de shit sur lui. Au-delà de ça, on apprend qu’un fan de NTM interrompt l’interview pour venir serrer la main à Kool Shen et qu’il s’appelle Reynald Pedros. Finalement, cette scène rappelle que les liens entre rappeurs et footballeurs ont toujours existé, non ?Ça me paraît assez logique. La génération de Thuram a écouté NTM. Il n’y a pas que les gens du 93, c’est générationnel, donc je ne suis pas surpris que Reynald Pedros soit fan de NTM. C’est vrai qu’aujourd’hui, on prête peut-être plus attention aux amitiés entre rappeurs et footballeurs, à vrai dire je n’en sais rien. Si ça se trouve, Rocheteau était pote avec Julien Clerc et Téléphone !
Aujourd’hui, les rappeurs fantasment la vie des footballeurs et vice versa. Comment l’expliques-tu ?Et tous fantasment un peu la vie des voyous ! Y a le mythe du rappeur qui a loupé sa carrière de footballeur à cause des ligaments croisés. Ils sont quelques-uns dont Kool Shen, Zoxea, Sefyu, Solaar, ils ont tous soi-disant failli jouer pro et finalement ils ont fait rappeur. Bon…
Comment est né Get Busy ?
Le rap, je l’ai embrassé dès qu’il est arrivé. Quand il débarque en 1982, j’ai déjà 14-15 ans. Dans les années 1990, j’ai 30 ans… En France, le rap a été accueilli avec un peu de dédain et beaucoup d’ignorance. On en avait marre de lire des conneries. Il y avait un mépris social pour ne pas dire ethnique. Un exemple ? Quand Public Enemy passe au Zénith, Guillaume Durand envoie des reporters de guerre faire un compte-rendu toutes les cinq minutes comme si c’était le Vietnam. Naïvement et prétentieusement, on s’est dit que pour contrecarrer ça, valait mieux que ce soit nous qui en parlions. Et puis au bout d’un moment, le rap prend une tournure qui m’intéresse moins, l’explosion du rap français tout ça, on est un peu dans la consanguinité. Quand cette passion ne m’a plus animé à 100%, je me suis dit qu’il fallait passer à autre chose, même si j’aime toujours le hip-hop, hein ! Disons que des interviews de rappeur, je commence à en avoir fait beaucoup, c’est toujours un peu la même chose, je prends des raccourcis, mais je n’ai pas l’impression d’apprendre grand-chose. Et puis surtout, on s’est dit qu’on était hip-hop, et qu’il n’y avait aucune raison qu’on ne puisse pas parler d’autres sujets : le foot alors que ça nous intéresse, le porno alors qu’on en regarde, la politique alors que ça nous concerne, le cinéma… À côté de ça, il y avait des blogs de rap qui émergeaient, c’était très bien pour eux, mais ça ne nous intéressait plus, fallait qu’on amène le truc ailleurs.
Dans l’anthologie, il y a autant d’interviews réservées au sport qu’au porno. Est-ce qu’il faut y voir un signe ?Malgré tout, on est des enfants des années 1980, donc on pense un peu que le porno, le foot et le rap, c’était mieux avant. Dans le porno, tu pouvais identifier les gens. Est-ce que t’es capable d’identifier les stars du porno aujourd’hui ? Après, y avait un truc de rareté et d’interdit. Aujourd’hui le porno, il est dans ton téléphone. Avant, c’est un truc que tu cachais sous ton lit. Pour le foot, aujourd’hui, tu peux regarder n’importe quel match de n’importe quel championnat très facilement. Avant, tu devais aller au stade. Il y avait une notion d’implication et de vécu qui me font dire que oui, c’était mieux avant. Aujourd’hui, tu es beaucoup plus spectateur parce que tu n’as plus aucun effort à faire. Ça fait vieux con de dire ça, mais je m’en fous, c’est la vérité. Y avait pas le truc « Je vais devenir une célébrité », « je vais gagner de l’argent ». Il y avait un rapport beaucoup plus passionnel aux choses.
Quelle interview auriez-vous rêvé de faire ?Dans l’absolu, Maradona évidemment. Après, notre grande lubie, le rêve, c’était d’interviewer Sušić et Dahleb, qui était un peu le seul héros des Algériens, il y avait plein de symboles, on avait un tas de questions à lui poser.
Lire : Get Busy, l’anthologie (Marabout)
Propos recueillis par Matthieu Pécot