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Schalke, un cimetière de supporters 04 pieds sous terre

Par Théo Denmat, à Schalke
Schalke, un cimetière de supporters 04 pieds sous terre

On raconte que l’endroit serait planqué aux alentours de la Veltins-Arena, l’enceinte de Schalke 04. Et que depuis là, on pourrait même en apercevoir le toit. Idéal pour les locataires du coin, fans absolus du club. Seul inconvénient : ils sont tous morts. Bienvenue au cimetière Beckhausen-Sutum, lieu de repos pour supporters décédés qui suivront le derby de la Ruhr en guise de reprise depuis leur caveau.

Comme toutes les deux semaines depuis quatre ans, Birgit s’est rendue chez son fleuriste avant de venir. L’homme l’a saluée chaleureusement, comme il le fait pour tous ses clients fidèles, et s’est rendu au fond de sa boutique, près des roses blanches. Il en a choisi trois, les plus belles, qu’il a entourées de myosotis bleus et cerclé de papier beige. Quelques secondes plus tard, Birgit a couché le bouquet sur la place passager de sa Volkswagen Golf, quitté la ville de Cologne, roulé 80 km sur l’autoroute A3 jusqu’à apercevoir le panneau « Schalke » et serré son frein à main sur le parking du « Friedhof » Beckhausen-Sutum, cimetière de son état. De là, en marchant vingt mètres à gauche de l’entrée, un court chemin en gravillons mène à une étrange enclave de forme ovale, aux tombes organisées de manière circulaire sur plusieurs rangées. La première fois qu’elle y avait mis les pieds, en avril 2016, elle avait détesté cet endroit balayé par les vents que l’hiver rend aussi froid que les corps stockés dans la morgue, à deux pas. « Et puis maintenant, je m’y sens bien, dit-elle. Même si je ne peux pas venir aussi souvent que je le voudrais. »

Ce jour de mi-février, Birgit s’avance au plus près du centre de la place construite comme un stade de football, en pente descendante douce, près de la pelouse centrale. Elle s’agenouille devant une stèle plus entretenue que les autres, gravée du nom de Karl Otto Maylahn (24.10.51-7.4.16), et glisse son bouquet dans un étroit vase en marbre blanc après y avoir versé le contenu d’un sachet d’engrais. « Mon mari était supporter de Schalke et ça, c’était son écharpe, confie-t-elle, en pointant du doigt le bout de tissu délavé qui surplombe la dalle de marbre. On lui a diagnostiqué un cancer du sang à 61 ans et, avant de mourir, il m’a dit qu’il voulait être enterré ici. Ce que j’en pense n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est ce qu’il pense lui et je sais qu’il est heureux. »

Amour d’une femme, amour d’un club

Birgit et Otto se sont rencontrés en 2006, à une époque où Tinder n’existait pas mais Friendscout, si. Lui était un abonné de longue date de la Veltins Arena, elle avait déjà entendu parler du Bayern, « mais c’est tout ». Et puis, ils sont devenus amis, amants, et la magie aidant, se sont mis à regarder du football ensemble. C’était l’une de ces rencontres que la vie vous réserve sur le tard, vrai coup de foudre à un âge où l’on aurait tort de ne pas profiter d’un dernier frisson. Mais quatorze ans plus tard, Achim Krauser grogne.

Lui qui promène régulièrement sa chienne Molly dans les bois attenant le cimetière municipal a eu le temps de se faire un avis sur la question qui divise la ville depuis l’ouverture du Schalke Fan Field, en novembre 2012 : un cimetière est-il le lieu où afficher ses couleurs ? Un endroit politique, finalement ? « Pour moi, il n’y a rien de « cool » ou de « fun » là-dedans, répond-il, en désignant l’ovalie du menton. Le football est un spectacle et la mort, ça n’est pas un show. Un cimetière est sacré, le football que vous aimiez étant vivant n’a rien à faire dans votre mort. Je suis supporter de Schalke depuis 25 ans et pourtant, je n’aimerais pour rien au monde me faire enterrer là-bas. » Molly tire sur la corde pour continuer la balade, et son maître s’enfonce dans les bois en soupirant : « Ma tombe m’attend dans le caveau familial, et ça me va très bien comme ça… »

Voilà plusieurs années que les « pour » affrontent ici les « contre » , puisqu’il faut apparemment choisir son camp : le sujet le plus personnel au monde, la manière de gérer sa mort, est visiblement perméable à l’ingérence. L’annonce, pourtant, avait été saluée à l’époque par la presse mondiale : 1904 (mal)chanceux auraient désormais la possibilité de se faire enterrer dans un cimetière aux couleurs de Schalke 04, à l’odeur de Schalke 04, au décor de Schalke 04, voir leur cercueil passer au milieu d’une cage, leur cendres reposer au fond d’une urne bleu et blanc et, mieux encore, d’entendre l’hymne du club, Blau und Weiß, wie lieb ich Dich (littéralement : « Bleu et blanc, comme je t’aime ») résonner lors de leurs funérailles. Fort. Peut-être un peu trop. Car ce qui fait tiquer Achim Krauser et sa chienne, c’est que le Schalke Fan Field est un lieu privé. Donc cher. Avec ses propres règles et ses propres jardiniers, ceux du jour étant bien incapables de baragouiner un mot d’anglais. Et qu’une majeure partie des critiques tiennent à la personnalité de son drôle de patron : Ender Ulupinar.

Ender pressure

Ulupinar, c’est d’abord un compte Instagram. Ender et ses cheveux gominés plaqués vers l’arrière, Ender clope au bec, mais surtout Ender au resto le pouce levé. Des compagnons de tablée, il en connaît : après sa mince carrière de joueur de football, Ulupinar est devenu agent immobilier. Un vrai requin de Gelsenkirchen. C’est lui qui, le premier, a eu la riche idée d’acheter 400 mètres carrés de ce cimetière posé à l’écart de la ville, entre les champs de tournesol et de blé, pour y ériger trois pans de mur et un parterre de bruyère peint en bleu et blanc représentant le logo du club. Pour réserver son emplacement, il convient désormais de débourser entre mille et cinq mille euros, dépendant de si l’on souhaite être en haut – donc sur l’extérieur du cimetière – ou en bas – au plus de près de la « pelouse » . Plus 125 euros annuels pour l’entretien de la pierre tombale, format 40×35 cm. Une « arnaque », disent certains. Du « commerce », répond Ulupinar.

Birgit, elle, n’avait pas voulu savoir combien de temps il restait à Otto. Un mois ? Deux ? Six ? Après son diagnostic, il a finalement vécu quatre ans. « Des temps à la fois beaux et difficiles », explique-t-elle. Il avait eu le temps de lui faire part de son souhait : voir son urne déposée près de l’entrée, tout en haut, dans l’un des emplacements les moins chers. Et puis, Otto est mort. « Quand j’ai rencontré le gérant du cimetière pour organiser les funérailles, il m’a demandé quelle était sa place d’abonné en tribune, remet-elle. C’était ici, près du terrain. J’ai pensé que ça pouvait être une bonne idée. » Effectivement, une bonne idée à 5000 balles.

« C’était en avril, il faisait froid, il neigeait. Ils ont joué l’hymne de Schalke ici même. Personne n’a eu son mot à dire, à part sa fille qui habite à Cologne et n’a pas de voiture. Elle râle, parce qu’elle ne peut pas venir le voir. » Il y a quelques années, Gerd Rehberg, président d’honneur du club, justifiait l’initiative par la métaphore suivante de la chaîne de recyclage : « Des enfants sont baptisés dans le temple de Schalke 04, nous avons aussi célébré quelques centaines de mariages. Le cercle se referme, aujourd’hui. »

Birgit

Voilà donc le club à la hauteur de Hambourg, qui propose ce service depuis 2008, et Boca Juniors (Argentine) depuis 2006. « Tout le monde veut être enterré ici, mais la liste est longue, confie un couple de quinquas, venu visiter un défunt dans la partie municipale. En été, c’est la plus belle partie du cimetière. Il y a des fleurs partout, les gens posent leur vélo contre les barrières et viennent s’y promener. Ici, on naît supporter de Schalke. Alors, pourquoi ne pas mourir comme tel ? » Ainsi, Rolf Rojek, légende locale qui a officié trente ans à la tête du fan club, a réservé la concession numéro 4. Il sera au milieu des cendres d’illustres joueurs du club comme Adolf Urban, amenées là comme celles de Molière et La Fontaine furent installées à l’époque au Père Lachaise pour booster la popularité du cimetière. De la pub, ni plus ni moins.

« Reserviet »

Il faut croire que ça marche : la communication du coin soutient que toutes les tombes sont réservées depuis un bail, et celles-ci ont d’ailleurs toutes un petit carton « reserviet » qui les surplombe. Le seul souci ? En attendant, et avec des échos d’un chantier attenant, l’endroit paraît franchement vide. Au fait, ne cherchez pas la sépulture numéro 9 : elle n’existe pas. Pas de place pour le chiffre historique de l’ennemi juré, le Borussia Dortmund, tapi à une trentaine de kilomètres à vol d’oiseau. Un rival que Birgit observera ce samedi depuis son canapé à l’occasion du derby de la Ruhr, à défaut de pouvoir être au stade avec le ticket d’abonné de son mari qu’elle renouvelle chaque année. Elle glisse : « C’est à la fois une envie personnelle et en sa mémoire. Mais je préfère y aller en été, quand il fait encore jour lorsqu’on sort du stade. » Ce samedi, la fin du match est prévu vers 17h15 et le coucher de soleil pour 21h16. Ça laisse le temps d’un aller-retour depuis Cologne, en passant par le fleuriste : il a rouvert.

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