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Santiago Amigorena sur les célébration argentines après la victoire en Coupe du monde : « Emiliano Martínez est le symbole de la passion argentine »
Écrivain et scénariste argentin, Santiago Amigorena apporte son point de vue sur les célébrations albiceleste qui ont fait jaser, cette semaine, après la victoire de Dibu Martínez et consorts en finale de Coupe du monde.
Près d’une semaine après le succès de l’Albiceleste, les Argentins redescendent-ils de leur nuage ? Vous savez, avec les Argentins, l’euphorie de la victoire ne redescend jamais. Les gens vont bien sûr doucement revenir à leur quotidien, mais la bouffée d’oxygène apportée par ce succès ne quittera jamais vraiment les esprits. Depuis plusieurs mois, le pays traverse une sérieuse crise économique et politique, donc comme d’habitude, le football est venu apaiser les cœurs. C’est une joie innocente, évidemment bienvenue.
Justement, cette victoire va-t-elle permettre aux Argentins de surpasser cette période trouble que connaît le pays ?Ces célébrations sont aussi tristes qu’émouvantes en réalité. Émouvantes, car nous avons remporté la Coupe du monde, nous, l’Argentine, un pays voué au football. Mais elles sont aussi tristes, car en s’éternisant, cette fête démontre que les gens n’ont pas envie de revenir à la réalité. En Argentine, les gens ne sont plus dupes. Depuis le Mondial 1978, les récupérations politiques, à travers le sport, ne font plus effet sur la population. Donc les gens prolongent leur enivrement à l’excès, car ils savent que dans quelques jours, il faudra de nouveau batailler face à ce système…
En France, les dirigeants ont d’ailleurs déclaré qu’il ne fallait pas politiser le sport. C’est assez amusant, je trouve. Dans l’imaginaire collectif, cette instrumentalisation par le sport était toujours reliée à des dictatures ou des pays moins développés qu’en Europe. Durant cette Coupe du monde, on a vu l’effet inverse. Avec un Emmanuel Macron omniprésent durant la finale, qui n’a pas lésiné sur les gestes « affectifs » envers Kylian Mbappé, au point de créer une forme de gêne. On a aussi vu cette politisation à travers les communiqués envoyés par la fédération française et d’autres organes, relatifs au chambrage des joueurs et supporters argentins.
Ce « chambrage » a d’ailleurs cristallisé les tensions ces derniers jours. En France, on évoquait un excès, quand en Argentine on parlait de folklore. Où situez-vous le curseur ? Pour moi, c’est très simple : il faut savoir accepter la défaite. La France a perdu cette finale sur le terrain, et je trouve vraiment curieux les réactions qui ont découlé, envers les Argentins notamment. Chez nous, et même dans toute l’Amérique latine, ces célébrations sont le minimum syndical. C’est une manière de s’approprier la victoire dans son intégralité, en disant : « Regardez, on a gagné et en plus, on enterre notre adversaire. » Cela peut paraître simpliste comme point de vue, mais en Argentine, c’est de cette manière triviale que l’on vit le sport.
On dira donc que la frustration française, liée à la défaite, a pris le pas.Évidemment. En France, il y a une forme de « non-acceptation de la défaite » , qui m’a toujours un peu fasciné. Les poteaux carrés de Glasgow en 1976, l’arbitrage de Séville en 1982, aujourd’hui l’Argentine. Ce n’est évidemment pas un fait français, mais disons que c’est plus visible chez eux. (Rires.) Les supporters ont par exemple totalement occulté la prestation insipide des Bleus durant 80 minutes, et n’ont retenu que les dix minutes exceptionnelles réalisées par Mbappé. C’est fou ! En Argentine, si l’Albiceleste faisait pareille prestation en finale de Coupe du monde, qu’elle gagne ou qu’elle perde, elle se ferait descendre par la population. Les réactions françaises ne sont donc qu’une résultante de la mémoire sélective propre au sport. On choisit ce qu’on veut aimer ou détester.
L’un des symboles de cette détestation se nomme d’ailleurs Emiliano Martínez, qui n’a pas manqué d’égratigner joueurs et supporters français. Emiliano Martínez est le symbole de la passion argentine. Ses célébrations ont mis en avant toute l’exagération qui réside en nous, surtout quand on parle de football. En France, on a beaucoup pointé du doigt ses insultes et son irrespect. Mais en Argentine, le seuil de tolérance de ce qui est assimilé à de la vulgarité est incomparable à celui que vous avez en France. Là où on peut en vouloir à Martínez, c’est dans son geste assez obscène avec le gant de meilleur gardien du tournoi. Car c’était devant des milliers de personnes, et que cela n’avait pas lieu d’être. Mais quand il parle de Tchouaméni par exemple, il n’y a aucune envie d’insulter le joueur. C’est une façon de s’exprimer, d’agir propre aux Argentins, qui peut sembler difficile à comprendre quand on n’a pas grandi dedans.
C’est justement dans cette compréhension et tolérance du folklore argentin que réside le point de tension.Pour les Argentins, les Français sont trop lisses, et pour les Français, les Argentins sont trop extrêmes. C’est une opposition sportive et culturelle. Ce qu’a pu faire Martínez, ce n’est même pas le quart de ce qu’on peut voir chaque week-end dans les stades argentins. Ma famille est de Boca, et je peux vous dire qu’à la Bombonera, des messieurs très distingués dans leur vie quotidienne se transforment en bêtes sauvages une fois le match commencé. (Rires.) Ce n’est donc qu’une question de point de vue, selon que l’on soit vainqueur ou perdant.Exactement. Les Argentins ont gagné, et célèbrent donc à l’excès, quitte à en faire trop, quand les Français, qui sont dans le rôle du perdant, cherchent des excuses. C’est le jeu, c’est l’infantilisme que provoque chez nous le football. Et surtout, peu importe le résultat, le football ne changera absolument rien à nos vies.
Propos recueillis par Adel Bentaha