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« Sans public, l’arbitre retrouve une forme de neutralité »
Professeur d’économie à l’université d’Alicante, Carlos Cueva a rendu public un rapport daté du 11 septembre 2020 sur l’impact de la pression sociale dans les matchs de football entre les périodes pré-Covid et post-Covid. L’objectif ? Trouver des éléments de réponse à une question majeure : comment le public influe-t-il réellement le déroulement d’un match de football ? Entretien.
Bonjour Carlos. Au cours de la période particulière que nous traversons, vous avez analysé les données de 233 666 matchs dans 30 pays dont 2 750 joués à huis clos partiel ou total. D’abord, comment vous est venue cette idée ? Déjà, je suis quelqu’un qui s’intéresse au football de manière régulière. J’aime le sport, j’aime en regarder à la télévision, mais malheureusement, je ne vais pas au stade assez régulièrement car j’habite dans une ville différente du Real Madrid, le club que je supporte. De temps en temps, il est possible d’analyser le sport à travers des méthodes similaires à celles que j’utilise habituellement. L’économie, c’est comme un laboratoire qui te permet d’étudier plusieurs questions afin d’en retirer des analyses pertinentes. Parfois, cela débouche sur des observations d’ordre psychologique. En temps normal, je fais ces expériences avec mes élèves afin d’étudier les facteurs mentaux et les réactions qui découlent des décisions. Quand j’ai pris conscience que le football allait se jouer sans public dans les stades, je me suis dit que c’était le moment de tenter cette expérience assez inédite. Cela allait permettre de prendre en considération des réactions naturelles liées aux décisions arbitrales. À vrai dire, je suis habitué à réfléchir en matière expérimentale, donc le processus me paraissait assez évident.
Concrètement, comment est-ce que vous procédez pour parvenir à vos résultats ? De nos jours, l’industrie du sport est très développée et elle engendre une manne financière importante. Dès lors, de nombreux sites internet offrent un panel de données intéressantes pour étudier les statistiques dans le football. Dans cette optique, Ignacio Mas Candela, l’un de mes étudiants à l’université, m’a donné un coup de main important pour rassembler et stocker toutes les données dont nous avions besoin pour réaliser ce rapport. Nous avons utilisé deux sites prioritaires : football-data.co.uk et fbref.com. À partir de là, il fallait charger toutes les données de matchs joués (entre 1993 et 2020, N.D.L.R) et les organiser avec un logiciel spécifique à la statistique. Il y a différentes manières d’étudier les statistiques, mais la forme la plus simple est de compter la proportion de matchs gagnés par l’équipe locale, l’équipe visiteuse et les matchs nuls. Ensuite, ces pourcentages doivent être effectués pour toutes les différentes ligues et toutes les saisons. Grâce à ce calcul, il est possible d’avoir un premier aperçu sur les différences liées à l’incidence du coronavirus. Et si on souhaite étudier d’autres facettes du jeu comme, par exemple, les fautes ou les cartons distribués, il faut effectuer le même circuit.
D’après vos calculs, l’équipe locale voit désormais ses chances de remporter une rencontre passer de 16% à 8% supérieures par rapport à l’adversaire qui se déplace, soit une réduction de moitié en comparaison à la période pré-Covid. Cette baisse est-elle uniquement due à l’absence du public ? C’est une question intéressante. Avec les données que j’ai rassemblées, il me semble difficile de pouvoir apporter une réponse sûre et certaine. Depuis la Covid-19, l’absence du public n’est pas la seule chose qui a changé dans le déroulement des matchs. Nous avons vu des pauses fraîcheur à la moitié de chaque période durant les matchs estivaux, mais aussi le passage de 3 à 5 changements pour permettre aux clubs une rotation d’effectif plus importante. Cela étant, j’essaie de me rapprocher au maximum d’une réponse pour savoir si des différences existent déjà entre le huis clos total et partiel. En France, le huis clos était partiel par exemple, mais l’étude de cas sur la Ligue 1 n’est pas assez révélatrice, car le championnat 2019-2020 n’a pas repris. Dès lors, trop peu de matchs se sont joués pour établir une véritable tendance (16 sur la période étudiée après l’apparition de la Covid-19, N.D.L.R). En revanche, d’autres pays comme le Japon pratiquant le huis clos partiel sur une plus longue période indiquent que la baisse du pourcentage de chance de victoire de l’équipe locale n’a pas chuté autant que dans les cas de huis clos total. Si je dois apporter une réponse définitive, je peux affirmer que cette baisse est due majoritairement à l’absence du public. Aussi, cette atmosphère très particulière rend la rencontre plus tendue pour l’équipe qui reçoit : vous constatez une augmentation de 10% des fautes sifflées contre l’équipe locale et une autre augmentation respective de 10 et 20% pour les cartons jaunes et rouges, toujours chez l’équipe locale. Comment expliquez-vous ce phénomène ? Si tu regardes bien le graphique de la page 7, tu peux observer que les années précédentes au coronavirus, l’équipe visiteuse concède globalement plus de fautes et reçoit plus de cartons que l’équipe locale. Après le coronavirus, ce déséquilibre disparaît et le rapport de force a même tendance à s’inverser. Sans le public, les sanctions arbitrales sont distribuées de manière plus égale. Il est difficile d’interpréter ces données et je ne possède pas toutes les cartes en main pour le faire, mais le ressenti partagé avec des journalistes présents en tribunes de presse me laisse penser que l’atmosphère reste moins tendue sans public qu’avec le public. En cela, les joueurs baissent leur attention et jouent de manière plus relâchée. Mais cela reste du domaine du sentiment, je ne peux pas le prouver à travers les chiffres. L’absence de public engendre des changements de décision forts à l’échelle arbitrale, mais je ne peux pas assurer que l’arbitre soit pour autant plus juste dans ses décisions, car les joueurs se comportent aussi de manière différente avec ou sans public. Pour être totalement impartial dans mon jugement, j’estime que cette absence du public laisse songeur. Aussi, mes données laissent penser que sans public, l’arbitre retrouve une forme de neutralité. D’ailleurs, j’ai lu d’autres rapports sur le sujet des décisions arbitrales qui vont également dans ce sens.
À l’avenir, les indicateurs que vous connaissez peuvent-ils laisser penser que ces changements de comportement vont devenir de plus en plus prononcés ? Il faudrait étudier ce phénomène à plus long terme. Déjà, je ne peux pas affirmer si le changement s’est fait de façon progressive ou s’il s’est installé d’un coup. En réalité, les données dont je dispose sont assez réduites : on ne parle que d’une étude sur trois mois complets de compétition. Dès lors, il est compliqué d’établir une évolution détaillée du processus. J’étudie simplement l’avant et l’après Covid-19. Ce que j’imagine, c’est qu’on puisse laisse rentrer progressivement du public dans les stades. 10% du public est-il autant capable d’influer sur une décision arbitrale que 100% ? Cela serait intéressant à analyser dans un championnat qui a connu le huis clos total, et j’espère pouvoir le faire. Mais si les stades restent vides encore pendant de longs mois, ces nouvelles tendances pourraient s’amplifier, c’est une probabilité. Dans cette étude, il ne faut pas non plus ignorer le facteur de la surprise. Parmi les arbitres, les footballeurs, les entraîneurs ou même les stadiers, personne ne s’attendait à vivre une situation pareille. Tout le monde doit s’adapter et adopter des comportements différents en fonction du contexte. Mais si les joueurs commencent à s’habituer, une nouvelle évolution pourrait intervenir.
Au moment d’établir des conclusions, l’équipe hôte est désormais à peu près autant sanctionnée que l’équipe visiteuse, ce qui n’était pas le cas en la présence de public. Pensez-vous que le public conditionne les décisions arbitrales ? Si on s’en tient à ce que mon rapport met en lumière, oui. L’ambiance influe instinctivement sur le comportement de l’arbitre en faveur de l’équipe soutenue par le public. Cela étant, ce rapport établit une suggestion, ce n’est pas une démonstration scientifique. La présence du public affecte les joueurs, mais aussi les arbitres. Il est donc difficile de savoir ce que le public crée véritablement envers l’arbitre ou les joueurs. Par exemple, l’absence de public peut influencer l’équipe hôte à commettre plus de fautes. Cela dit, les avis convergent au moment de faire un bilan des différents rapports établis autour du sujet : nous parvenons à la conclusion que le public agit indirectement sur les décisions arbitrales.
Pour aller plus loin que le football, ces études comportementales sont-elles également révélatrices de la manière dont fonctionne la société occidentale actuelle ?Tout à fait. C’est d’ailleurs l’une des facettes intrigantes de ce genre d’études, car elles révèlent un visage de la nature humaine : plus nous contestons une décision liée à un état de fait, plus la personne en charge de trancher la situation sera incitée à donner raison au sentiment de contestation. Si tu ne vois pas bien la couleur d’un objet, mais que trois personnes à tes côtés te disent avec certitude qu’il est bleu, tu vas avoir tendance à l’assimiler de cette couleur à cause de la pression sociale. Mais dans les faits, ils peuvent très bien te mentir sur la couleur de l’objet et tu ne vas absolument pas t’en rendre compte. Pour l’arbitre, c’est exactement le même processus : parfois, il doit choisir entre blanc ou noir dans un cas de figure qu’il considère à première vue comme gris. Dès lors, un arbitre est obligatoirement influençable, que ce soit de manière consciente ou inconsciente. Si le public réagit de manière très forte à une action, l’arbitre intègre cette réaction dans son jugement et il perçoit la situation avec davantage de gravité.
À ce sujet, avez-vous noté des différences chiffrées en fonction des pays qui pourraient s’apparenter à des diversités culturelles liés aux championnats ? C’est une idée très intéressante. Malheureusement, je n’ai pas encore eu le temps de me pencher dessus, car je n’avais ni le temps ni la quantité de données stockées pour le faire d’une manière adéquate. Mais c’est évidemment un axe d’étude sur lequel j’aimerais beaucoup travailler et approfondir mes recherches. J’imagine que d’ici la période de Noël, je vais pouvoir encore récolter une bonne dose de statistiques supplémentaires. Grâce à cela, je vais pouvoir trouver des réponses plus abouties dans ce domaine.
Propos recueillis par Antoine Donnarieix