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« Sans Éric Cantona, le Manchester United d’aujourd’hui n’existerait pas »
Paru en 2009 en Angleterre, Cantona, le rebelle qui voulut être roi est enfin disponible dans sa version française. Récompensé par le prix du Meilleur Ouvrage consacré au football outre-manche, son auteur, Philippe Auclair, revient sur les raisons qui l'ont poussé à consacrer plus d'un million de signes au King.
Combien de temps vous a pris l’écriture du livre ?De la première idée à la dernière mouture vérifiée par le service juridique de mon éditeur anglais, à peu près trois ans. L’étape la plus compliquée n’a pas été de réaliser les 200 entretiens présents dans le livre. J’ai eu la chance de nouer contact avec Isabelle, sa première femme, qui m’a permis de rencontrer des amis de Cantona. De ce côté-là, j’ai eu beaucoup de chance. Cantona, lui, était au courant de mon travail, mais ne m’a jamais mis aucun bâton dans les roues. Par contre, je ne sais toujours pas ce qu’il a pensé du livre. Je sais qu’il l’a lu en anglais et je lui en ai fait parvenir une copie en français. Et puis je n’avais pas de date de livraison, j’ai pu prendre mon temps. Au final, le résultat est assez différent de ce qui devait au départ être une biographie « classique » , dans la mesure où en anglais, il n’y avait absolument rien eu d’écrit sur Canto depuis le livre de Ian Ridley paru en 1995. Donc il n’y avait aucun livre couvrant l’ensemble de sa carrière footballistique. Et moi, seule sa carrière footballistique m’intéressait. Pas le responsable de beach soccer ou l’acteur.
Pourquoi avoir mis quatre ans avant de le traduire en français ?Ma maison d’édition anglaise a d’abord été approchée par plusieurs éditeurs français qui s’étonnaient que le livre n’existe pas en français. Il a fallu leur expliquer que même si j’étais français, j’avais écrit le livre en anglais. Comme je n’avais jamais pensé sortir le livre en français, j’avais directement retranscrit les entretiens en anglais. Donc il fallait de nouveau faire un travail de retranscription en français. Et je n’avais ni l’envie, ni le temps de passer encore une année à bosser sur Canto. On parle quand même de plus d’un million de signes à traduire. Donc il fallait trouver le bon éditeur et le bon traducteur, parce que je ne voulais pas d’un traducteur de livre de sport. Je voulais un traducteur de fictions ou d’essais, ce qui est le cas de Clément Baude, qui en plus est fan de foot. Tout cela a mis du temps à se mettre en place.
Pourquoi ne vouliez-vous pas d’un traducteur spécialisé en livres de sport ?Mon avant-propos pour la version française est quasiment un manifeste pour une nouvelle écriture sur le football. Cela peut paraître prétentieux, mais c’est comme cela qu’il a été reçu en Angleterre. Je fais partie d’un groupe de personnes qui envisagent l’écriture sur le football de manière différente de celle qu’on trouve en France, en Espagne, en Italie ou en Allemagne. Il n’est pas question de dire que nous sommes meilleurs que les autres, juste que nous avons une attitude différente. Et ce livre appartient à ce courant. Il faut bien comprendre que c’est un livre anglais. Donc différent dans l’approche, dans le style. C’est à la fois une biographie et un essai, ce qui n’est pas fréquent, hélas. En France, l’écriture sur le football n’est pas la même. D’abord, le public est beaucoup plus restreint. En Angleterre, un livre de football peut se vendre à 200 000 exemplaires, c’est un autre monde, on écrit pour un public « lettré » . Cela se retrouve sur les blogs, qui sont rédigés par des gens qui auparavant se seraient tournés vers la musique, la politique ou la sociologie.
Tous les intervenants que vous avez rencontrés avaient un avis sur Cantona ?Je n’ai rencontré personne d’indifférent. Je parle du Canto footballeur, l’autre ne m’intéresse pas. J’ai senti beaucoup d’affection, même de la part de gens dont on aurait pu penser qu’ils auraient un peu de grain à moudre, comme Didier Fèvre, le photographe de L’Équipe qui a vécu quelque chose de très intense, à la fois brutal et dramatique, avec lui. Il m’a fait comprendre énormément de choses parce qu’il a été très proche de Cantona lors de ses dernières années en France. Et même s’il n’a toujours pas compris la fin de leur amitié, il ne m’a jamais rien dit de haineux à propos de Canto. Cela m’a frappé, à tel point que moi-même, qui au départ n’avait aucune opinion sur l’homme, plus ça allait, plus je l’ai aimé. Tant mieux, parce que pour faire une bonne biographie, il faut aimer son sujet. Ce qui ne veut pas dire que le livre est une hagiographie. Je ne suis pas dans l’excès, ni dans un sens, ni dans l’autre. Dans les livres publiés à son sujet, il est soit traité comme un démon, soit comme un rebelle rimbaldien dont même les erreurs sont justifiables. J’ai essayé d’avoir un peu plus d’équité, de comprendre. Quand il balance la balle sur l’arbitre à Nîmes, qu’il tacle Der Zakarian à la carotide, qu’il se jette dans le public de Crystal Palace, qu’il traite les gens de la FFF de crétins, etc. Autant de pêchés véniels.
« Il a énormément bossé à être un rebelle, même s’il avait ça en lui »
Cantona a toujours été un rebelle, ou ce sont les événements qui l’ont façonné ?L’expression « rebelle » , déjà… C’est quelqu’un qui a un sens profond de la justice et une compréhension très idiosyncratique de la fidélité et de la loyauté. Ce qui ne signifie pas qu’il connaisse foncièrement le sens de ces deux mots. Il est très tranché dans ses opinions. Mais son côté rebelle est très étudié, même s’il y a un vrai substrat. De la même façon que c’était un footballeur ultra talentueux, mais qui bossait énormément, il a énormément bossé à être un rebelle même s’il avait ça en lui.
Il avait aussi un vrai amour de la baston, qu’il exerce tout au long de sa carrière…Il va au clash, oui. Il dit que cela vient de son père, qui lui a dit « si tu tapes le premier, tu ne seras pas surpris » . Et puis il y a cette identification avec le personnage de paria. C’est bêtement adolescent, mais également authentique et sincère. Ce n’est pas un rôle. Lorsqu’il balance le ballon sur l’arbitre à Nîmes, c’est parce qu’il a un vrai sentiment d’injustice. Lorsqu’il traite les mecs de la Fédération de crétins, d’une part il n’a pas complètement tort, et d’autre part, il y a là aussi un vrai sens de l’injustice. Il explique que ce sentiment est né lorsque lors d’une rencontre, l’arbitre a sifflé alors qu’il se présentait seul face au gardien, parce que ses lacets étaient défaits. Mais depuis qu’il a quitté le monde du football, il surjoue ce personnage. C’est pour cela que je n’ai pas voulu parler du Cantona hors-foot. Par contre, chez le Canto du football, la rébellion est canalisée, alliée à un sens de la discipline, du sacrifice, de la souffrance, de la rédemption, de l’humilité. C’est ce Cantona que j’aime.
Le Cantona hors-foot qui veut retirer l’argent des banques tout en cachetonnant en enchaînant les contrats publicitaires est quand même intéressant, non ?Les pages les plus dures du bouquin ne sont pas sur ses excès, mais sur sa relation avec Nike. Là, j’ai un vrai problème. Je ne comprends pas. C’est le moment où on se dit que tout ça, c’est du flan. Il fait le rebelle tout en étant le premier joueur à devenir une commodité commerciale. C’est un homme-sandwich. Nike, quand on connaît les conditions de travail de leurs ouvriers au Vietnam, on ne peut pas se présenter en tiers-mondiste. Il n’est pas à une contradiction près. Si sa relation avec Manchester United s’est terminée de manière moins brillante qu’espérée, c’est parce qu’il a défendu ses intérêts économiques. Et Manchester United a fait énormément d’argent grâce à Éric Cantona. Sans Éric Cantona, le Manchester United d’aujourd’hui n’existerait pas. Le Alex Ferguson dont on parle aujourd’hui n’existerait pas sans Éric Cantona. On parle souvent de ce que les entraîneurs font pour les joueurs, rarement de l’inverse.
« Quand il brise son contrat avec Nîmes, à qui il doit un million de francs, il est au bord de la ruine »
Que serait devenu Éric Cantona s’il n’était pas parti en Angleterre ?Il aurait pris sa retraite. À ce moment-là, il ne s’entraîne même plus. Après son départ de Nîmes, il est plongé dans un profond doute. Cette décision d’arrêter le football n’était pas un geste de diva (en décembre 1991, à 25 ans, Cantona annonce sa retraite après avoir été suspendu 2 mois pour avoir insulté les membres de la commission de discipline de la FFF, ndlr). Il brise son contrat avec Nîmes, à qui il doit un million de francs. Il est au bord de la ruine. Il serait peut-être revenu quelques années plus tard pour l’argent, mais sa carrière aurait périclité de manière évidente. Il a eu la chance d’être lui-même et d’avoir un entourage qui a cru en lui.
À ce moment-là, il est tricard partout en France ?Oui. On lui a planté un couteau dans le dos à Marseille, Auxerre est devenu trop petit pour lui, il a fait ses six mois à Bordeaux, il a vécu tout ce qui était possible à Montpellier…
Son prêt à Bordeaux est l’épisode le plus méconnu de sa carrière…On n’en parle jamais. Pourtant, statistiquement parlant, c’est un succès. J’ai lu des comptes-rendus de matchs, visionnés des bouts de matchs, et je me suis rendu compte qu’il n’avait pas été si mauvais que ça, ce que m’ont confirmé certains de ses coéquipiers de l’époque. Par contre, il avait la tête dans le sac parce qu’il était séparé de sa famille. Il s’est retrouvé là-bas parce que Tapie voulait l’évacuer. Entre les deux hommes, c’est de la haine. À tel point que quand j’ai voulu reproduire certaines propos de Cantona sur Tapie, les avocats anglais ont flippé. Canto a été un des seuls à se dresser contre Tapie. Ce n’est pas un tricheur. Mais beaucoup de Marseillais ont oublié qu’il a eu de très bons moments à l’OM avant d’être mis à l’écart par Goethals.
Le football actuel peut-il produire des personnages de la trempe de Cantona ?Non. Un type comme Balotelli est plus immature que rebelle, par exemple. Chez Catona, il y a une volonté de rébellion. « C’est moi, Éric Cantona, le philosophe, l’homme aux semelles de vent, qui cite Platon et Rimbaud sans jamais les avoir lus… »
Cantona, le rebelle qui voulu être roi de Philippe Auclair au Cherche Midi (traduction par Clément Baude)
Propos recueillis pas Mathias Edwards