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Sam Kerr, mythe au pays des grenouilles
Pour beaucoup, Sam Kerr est la meilleure joueuse du monde, point. Et si la Ballon d’or Ada Hegerberg, référence en Europe, boycotte ce Mondial, celle qui règne sur l’Océanie et l’Amérique peut aujourd’hui prouver sa valeur sur le continent de la Norvégienne et son pays d’adoption. Tout ça alors que le football n’est pour la capitaine des Matildas qu’un ersatz de son sport de prédilection : l’Australian rules.
Dans certains hauts lieux du football féminin, il n’y a pas de débat. Le phénomène de cette discipline se nomme Samantha May Kerr, une Australienne âgée de 25 ans qui joue actuellement en attaque pour les Chicago Reds Stars. Que ce soit dans la W-League de son île natale ou la NSWL en Amérique du Nord, c’est elle qui détient le record de buts (70 dans l’une, 61 dans la seconde), alors quelle a empoché quatre Golden Boots consécutifs sur deux continents. Un chasseuse d’1,67 m, s’exprimant souvent en soutien de l’avant-centre, là où elle peut étaler ses qualités techniques, son explosivité et son instinct. C’est elle qui porte à bout de bras une sélection qu’elle a intégré en 2009, à 15 ans, et qui tourne essentiellement aujourd’hui autour d’elle. Au bout du compte : 31 buts en 77 sélections, tous ponctués d’un salto en guise de célébration. Mais si Sam Kerr ressemble à un vrai épouvantail, elle n’était il y a une douzaine d’années qu’une « vraie merde » . Du moins, c’est son avis.
Australian rules the world
C’est du moins la manière dont elle se considérait à l’âge de 12 ans, quand elle a été forcée de se mettre au football, vers lequel elle s’est dirigée à reculons. « Ce n’était pas excitant pour moi, j’étais soustraite à quelque chose que j’aimais et c’était nul. » Ce quelque chose, c’est le football australien, aussi appelé Australian rules ou footy (grosso modo un foot sur un terrain ovale avec un ballon ovale). Un monde dans lequel elle a baigné dès l’enfance. Au-delà d’être le sport national, il s’agissait d’une affaire de famille. C’est par ce biais que son père Roger, immigré anglo-indien et épargné par le racisme grâce à son métissage, a pu s’intégrer dans la région d’East Fremantle, située à l’extrême ouest de l’Australie. C’est aussi grâce à ce sport que ses parents se sont trouvés, tous deux licenciés au club local de Melville Junior. C’est aussi dans le footy que son frère Daniel a pu faire carrière, dans la franchise West Coast Eagles, dont Sam est toujours une fervente supportrice. « C’est quelque chose qui est enraciné en toi, tu grandis avec ça, donc je ne connaissais pas la différence » , explique-t-elle. Chez les Kerr, on savait que l’on grandissait si on arrivait à lancer une balle dans un seau, chaque année plus éloigné dans le couloir. « C’était toujours une compétition. »
Tous les référentiels de Sam Kerr viennent du football australien plus que de son cousin au ballon rond. « Mon premier héros sportif était Ashley Sampi, confiait-elle au Guardian. Je ne sais pas si vous le connaissez, c’était un jeune autochtone à l’époque, il était électrique. Il prenait en permanence d’énormes manchettes, avait tous les défenseurs sur le dos, mais se lançait depuis l’arrière pour traverser le terrain. C’était un boulet de canon, et je l’adorais. » Et c’est avec ces modèles que la petite Sam s’est construite, en suivant les traces familiales et celles des stars des Eagles. Elle pouvait ainsi passer des heures à travailler dans son jardin et s’imaginer un destin professionnel dans l’Australian Football League (AFL). Mais son avenir devait s’écrire ailleurs que dans l’ovalie. Dès le début de l’adolescence, il était alors impossible de jouer aux côtés des garçons, devenus trop physiques, et les filles comme elle ne pouvaient plus trouver de structures pour progresser. « C’était comme si le sol avait été arraché sous moi » , décrivait-elle. Exigeante et talentueuse, elle devait alors s’orienter sur un autre sport pour continuer à ressentir l’adrénaline du haut niveau.
Sam, celle qui conduit
Un sort qui colle bien avec une mentalité typiquement australienne, qu’ils appellent là-bas le Tall poppy syndrome, soit littéralement le « syndrome du grand pavot » . Une « philosophie nationale tacite » qui, selon le journaliste Peter Hartcher dans le Sydney Morning Herald, implique « qu’aucun Australien n’est autorisé à présumer qu’il est meilleur qu’un autre » , et qui empêche certains de vouloir ressortir du lot, puisque chaque citoyen a conscience que « les fleurs les plus hautes du champ seront coupées à la même taille que toutes les autres » . Et c’est ainsi que Sam Kerr s’est retrouvée en quelques mois du plus haut niveau du footy, avec un statut de « joueuse populaire » , au plus bas du football, un sport dont elle « ne connaissai(t) pas les règles » , dont elle « ne comprenai(t)pas le hors-jeu » , et pour lequel ses parents avaient du mal à faire l’effort de se déplacer. Pourtant, trois ans après sa reconversion, elle était déjà appelée en équipe nationale… « Au début, j’ai insisté dans le football parce que j’étais finalement assez bonne, mais je ne l’ai jamais vraiment aimé. » Un discours surprenant quand on sait qu’elle est aujourd’hui une égérie de Nike, et capitaine des Matildas.
Pourtant, le déclic est arrivé lors d’un coup dur. À 18 ans, elle se rompt les ligaments croisés et voit sa folle progression stoppée pour la première fois. Et c’est le sentiment de voir pour la seconde fois un sport où elle excelle lui échapper qui lui fait prendre conscience qu’elle peut alors l’apprécier et finir par s’y épanouir. Au point d’entamer ce dimanche contre l’Italie sa troisième phase finale de Coupe du monde, alors que les Matildas restent sur trois quarts de finale consécutifs. Aujourd’hui, le complexe du pavot est bien loin, et Sam n’a plus peur de dépasser de la foule. Sur le plan personnel, elle fait partie des rares joueuses à assumer son homosexualité, étant en couple avec sa coéquipière américaine Nikki Stanton. Mais elle n’hésite pas à prendre position sur d’autres sujets. Elle s’était ainsi déclarée « choquée et bouleversée » lorsque le sélectionneur Alen Stajcic a été limogé en janvier, alors que la Fédération lui mettait tous les torts sur le dos (même si celle-ci s’est depuis excusée), alors qu’elle mène avec ses partenaires et le syndicat des joueurs une campagne pour que les primes soient les mêmes pour les femmes et les hommes. Sam Kerr semble finalement bien à sa place. Même si ça ne l’empêche pas de jeter un œil au footy, dès qu’elle a un petit moment de libre. « Regarder l’AFL est comme une seconde nature pour moi, je connais encore tous les joueurs de la ligue. »
Par Mathieu Rollinger
Propos de Sam Kerr recueillis par le Guardian et le Telegraph.