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Salif Keita : la panthère verte

Par Kevin Charnay et Alexandre Doskov
6 minutes
Salif Keita : la panthère verte

La France a découvert Salif Keita lors de ses cinq saisons à Saint-Étienne. Un quinquennat magnifique sur le plan sportif, beaucoup moins sur le plan humain, surtout à cause du manque de considération de ses dirigeants de l'époque. Et pourtant, le Malien avait vécu toutes les galères du monde pour arriver jusqu'à Geoffroy-Guichard.

On joue la 84e minute au stade Vélodrome. Salif Keita s’élève à une hauteur extraordinaire pour claquer sa tête et tromper Ćurković. C’est la seconde fois du match qu’il marque, mais ce but-là est encore plus important. En inscrivant le but du 3-1 dans les derniers instants, il vient de permettre à l’OM de défaire l’AS Saint-Étienne. Un profond soulagement pour tout le stade, qui retient sa respiration depuis une heure et demie à chaque combinaison stéphanoise. Surtout que Marseille reste sur neuf défaites consécutives face à l’ASSE. Mais Salif Keita n’a pas la tête à savourer ce moment de joie. Il repousse les câlins de ses coéquipiers et les tentatives d’embrassades de quelques supporters massés derrière les buts, pour entamer un drôle de tour d’honneur. Les bras levés, il finit par adresser un gros bras d’honneur à Roger Rocher, le président des Verts. Son ancien président. Cela faisait six mois qu’il était suspendu par sa faute. « Quand on est jeune, qu’on a été frustré pendant longtemps, lorsqu’on se libère, on fait des gestes qu’on peut regretter plus tard. Ce jour-là, je l’ai fait, mais plus tard, je l’ai beaucoup regretté » , explique-t-il aujourd’hui. En tout cas, même si Keita est maintenant une véritable légende du club stéphanois, l’histoire entre le joueur exceptionnel et le club n’a pas été de tout repos.

La fuite

De toute manière, Salif Keita n’a jamais été trop du genre à mener une vie tranquille. À peine vingt ans, et il mène déjà la dure vie de star du ballon rond au Mali. International depuis trois ans, icône du pays, il a la mauvaise idée de ne pas marquer et de ne pas faire gagner la Coupe d’Afrique des clubs champions au Real Bamako en 1966. À domicile, le Stade d’Abidjan s’impose 4-2. « On m’avait rendu la vie difficile à Bamako. À la suite de la défaite, le public, enfin, une certaine partie du public, ne voulait pas me laisser jouer et à chaque fois que je touchais le ballon, il criait, m’insultait. Il me jugeait responsable » , se souvient-il. Alors quand un supporter de Saint-Étienne, Charles Dagher, parvient à lui obtenir un test à l’ASSE à force de dizaines de lettres vantant son talent, Salif n’hésite pas. Il saisit l’opportunité et part tout de suite en France. Sauf que le Mali ne veut pas laisser partir son joyau. « Domingo » est alors contraint, le 14 septembre 1967, de quitter le pays clandestinement en passant par le Nigeria. « Il n’en parle pas beaucoup, mais ça a vraiment été une blessure pour lui, ce départ. Je pense que le Ballon d’or africain qu’il obtiendra plus tard lui a fait du bien. C’était une sorte de revanche, qui lui a permis de redevenir ce symbole qu’il était en Afrique » , croit savoir Jean-Michel Larqué, ancien coéquipier à Saint-Étienne. « C’était une sorte de magicien » , ajoute Robert Herbin, lui aussi acteur phare des Verts de l’époque, qui jure avoir tout compris avant tout le monde : « Quand il est arrivé, on l’a fait jouer avec les juniors. Je l’ai regardé, et j’ai dit : « Il faut l’arrêter, il faut lui faire signer un contrat. » »

Une recrue et un three peat

Mais avant de faire l’unanimité chez ses coéquipiers, Keita a un brin galéré, ne serait-ce que pour rejoindre Saint-Étienne. Lors de sa folle fuite du Mali, il se fait dépouiller au Liberia, mais conserve son billet d’avion. Suffisant pour rejoindre l’Hexagone et enfin trouver le calme à Sainté ? Même pas. Son avion est pris dans un violent brouillard, et se pose à Orly au lieu du Bourget le 14 septembre 1967. Souci, les émissaires stéphanois l’attendent là-bas. Mais Keita ne s’affole pas, et se dit que pour trouver le chemin de Geoffroy-Guichard, autant demander aux personnes compétentes. À la sortie de l’aéroport, il saute dans un taxi et demande à ce qu’on le conduise au stade de Saint-Étienne. Interloqué, le chauffeur tique, mais Keita a sur lui des papiers prouvant qu’il vient pour signer à l’ASSE et promet que le club règlera la note. Convaincu, le taxi chauffe la gomme et se lance dans les cinq cents bornes qui séparent Orly de Geoffroy-Guichard. Comme prévu, c’est l’ASSE qui sort de son porte-monnaie les mille francs de la course, contrainte et forcée. Le 20 septembre, Keita fait ses débuts avec l’équipe junior – là où l’aurait découvert Herbin – et démarre gentiment par un sextuplé. Deux mois plus tard, en novembre, il a droit à son dépucelage en D1 face à Monaco, et plante en sept minutes. « Ce n’était pas une recrue, c’était un renfort. Personne ne le connaissait, mais il a suffi de quinze jours pour que l’on comprenne » , se souvient encore Larqué. Un renfort avec qui les Verts empochent le titre en 1968, puis en 1969 et en 1970. Après avoir vécu de telles émotions avec Saint-Étienne, comment Salif Keita en est-il arrivé à envoyer un bras d’honneur en plein match à Roger Rocher ? À la décharge du joueur, les dirigeants du club l’ont plus ou moins pris pour un idiot.

Clash contre Rocher

On lui réserve le plus petit salaire du club, et sans lui ôter le statut d’amateur. Condescendant et paternaliste avec lui, Roger Rocher agace Keita qui manifeste vite son envie d’être revalorisé ou de s’en aller. De quoi pourrir le vestiaire ? Robert Herbin botte en touche : « Oh, moi, je n’ai jamais eu écho de ça. J’étais hors du coup, ce qui m’intéressait, c’était de le voir jouer. Après, de savoir s’il était rémunéré comme il le méritait… » Après le titre de 70, Keita annonce sa démission et dit avoir signé avec Anderlecht. Rocher et Batteux sautent dans un avion pour Bamako et le convainquent de revenir. Keita est reparti pour deux ans, dont la fantastique saison 1970-71 où il marque quarante-deux buts en D1. Mais après une saison 1972 moyenne, Keita pense toujours être exploité et met définitivement les voiles pour Marseille, alors grand ennemi de Sainté. Rocher voit rouge, abat tous les leviers pour empêcher le départ, emmène l’affaire devant les juridictions du sport et finit par expliquer que le contrat de Keita chez les Verts était illégal. Le club prend une amende, Keita six mois de suspension, et Rocher pense avoir réglé l’affaire, sans prévoir que le joueur purgera sa peine avant de revenir en force. Mais le grand perdant de l’histoire reste Robert Herbin, passé coach de Sainté en 1972, et qui n’a pas pu faire jouer Keita : « J’étais franchement opposé à son départ ! Je suppose que la proposition de Marseille était meilleure que la nôtre. Enfin, moi, je n’étais pas au courant de tout ça, je souhaitais absolument le garder. » Des souvenirs du doublé encaissé par Keita le Marseillais ? « Boh, vous savez, des matchs, il y en a eu tellement… Je n’ai pas de souvenirs, je ne sais pas. » La mémoire sélective d’Herbin n’a au moins pas oublié le talent fou de Salif Keita.

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Propos de Robert Herbin et Jean-Michel Larqué recueillis par AD et KC

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