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Rui Pinto, better call John

Par Eric Carpentier
9 minutes
Rui Pinto, better call John

Il est John, l'homme à l'origine des Football Leaks. Aujourd'hui en cours d'extradition de la Hongrie vers le Portugal, Rui Pinto ne peut plus se cacher derrière un pseudonyme. On découvre un homme de 30 ans à la fois inquiet, intelligent et mystérieux. Un homme dont le cas pose la question du statut des lanceurs d'alerte. Un homme, enfin, qui peut légitimement se sentir menacé, alors que plus de la moitié de ses données restent à être exploitées. Et si la France était sa meilleure alliée ?

C’était son « nouvel ami » , il l’a déjà perdu. Le regrette-t-il ? Après tout, cet ami était collant, suivait ses moindres gestes et lui laissait à peine la possibilité d’aller fumer une cigarette sur le balcon. Mais il était aussi un synonyme de liberté, certes surveillée. Lui, c’est le bracelet électronique attaché à la cheville de Rui Pinto. Fin janvier, dans un deux-pièces de Budapest. Pour la première fois, le Portugais de 30 ans donne une interview publique. Quelques jours plus tôt, ses avocats français ont confirmé que Rui Pinto était bien John, la source des Football Leaks. Il est alors assigné à résidence depuis le 16 janvier, dans l’attente des suites du mandat d’arrêt européen délivré par le Portugal. Deux mois plus tard, le verdict du tribunal hongrois tombe : Rui Pinto sera bien extradé. Envolée, la « liberté » de la résidence surveillée. Place à la détention pour le lanceur d’alerte.

Présent en cette fin de mois de janvier pour l’interview donnée conjointement à Der Spiegel, à la télévision allemande NDR et à Mediapart, Yann Philippin décrit un homme « durement touché, mais combatif quand même. Il voulait que ses données soient exploitées par les différentes justices européennes » . Une partie a déjà été analysée par les membres du réseau European Investigative Collaborations (EIC) auquel Yann Philippin, via Mediapart, appartient : ce sont les saisons 1 & 2 des Football Leaks, qui ont donné lieu à « plus de 800 articles dans toute l’Europe, avec des scandales majeurs comme Ronaldo, Messi, le fair-play financier, la discrimination ethnique au PSG, les combines de l’AS Monaco, City rappelle Philippin. Plus d’autres qui sont passés malheureusement plus inaperçus : l’espionnage sportif du Qatar via l’ONG ICSS, le scandale du business des joueurs mineurs, les montages de Mendes, les matchs truqués en Europe de l’Est » Qui ont permis, aussi, d’aboutir à des condamnations. Sauf qu’aujourd’hui, cet objectif risque d’être remis en cause par l’extradition de Rui Pinto au Portugal. Car John n’a pas encore révélé tous ses secrets. Et rien ne dit qu’il puisse le faire depuis son pays d’origine.

À la recherche de John

Qui est John ? Cette question a longtemps agité le landerneau du foot-business. Depuis le 29 septembre 2015 exactement, date de la mise en ligne du site Football Leaks. À l’époque, les documents publiés de façon brute concernent majoritairement le Portugal et la déflagration semble limitée. Mais certains acteurs touchés par les premières révélations lancent la traque. En particulier un fonds d’investissement aussi puissant que sulfureux : Doyen Sports, le chantre de la TPO d’origine kazakhe. Doyen engage des détectives privés pour mettre un visage sur John, « dont des hackers russes et un ancien soldat d’élite britannique » précisera Mediapart en décembre 2016. Sur un blog anonyme créé par Doyen, Football Leaks Revealed, apparaissent le nom et la photo de Rui Pinto. Mars 2016, des médias ibériques reprennent, sans la vérifier, l’information.

En fait, un seul journaliste sait exactement qui se cache derrière John : Rafael Buschmann. Il travaille au Spiegel et reste l’unique agent traitant de la source des Football Leaks depuis la première réunion de l’EIC en avril 2016. « On ne savait pas qui était John, confirme Yann Philippin. On a des doutes, notamment quand Sabado le met en Une à l’automne 2018 (le 13 septembre, l’hebdomadaire portugais titre « Le pirate qui a volé les secrets du Benfica » , N.D.L.R.) puis quand il est arrêté, mais on ne peut pas le confirmer avec certitude. On ne l’a su que quand on a publié une interview de son avocat. Moi-même, je n’avais jamais rencontré John avant d’aller l’interviewer. »

Mais qui es-tu, John ?

On fait alors connaissance avec un amoureux du FC Porto, polyglotte et bon vivant, qui savait « lire et écrire à quatre ans » . Comment a-t-il appris ? « En regardant des matchs de football » , dit celui qui était « très populaire parce qu(‘ il était) un peu rebelle. » À Budapest, qu’il a découvert lors d’un séjour Erasmus, il vit en travaillant avec son père dans le négoce d’antiquités. Puis un tournant : « C’est le scandale de la FIFA en 2015, ainsi que les irrégularités que j’ai constatées dans de nombreux transferts au Portugal, et le fait que de plus en plus de fonds d’investissement comme Doyen entraient sur le marché et achetaient les droits économiques de joueurs. J’ai alors commencé à collecter des données. »

Il ne se considère pas comme un hacker, mais plutôt comme quelqu’un qui a « initié un mouvement spontané de révélations sur l’industrie du football » . Il n’est donc pas seul dans ce projet, affirme-t-il, dans la continuité des déclarations de Maître William Bourdon, son avocat français, déjà dans les colonnes de Mediapart : « Rui Pinto est John. Cela dit, je ne dis pas qu’il est le seul lanceur d’alerte de Football Leaks. Il fait partie de Football Leaks, mais il existe bien sûr d’autres sources. » Quoi qu’il en soit, la seule personne derrière les barreaux à la suite des Football Leaks est Rui « John » Pinto. Pourquoi ?

Meet Artem Lobuzov, entre extorsion et évaluation

Cette question, il faut la saisir dans les deux sens. Pour quelle raison est-il arrêté ? Et pourquoi seulement lui ? Concernant la raison, on peut revenir à septembre 2015. Le Sporting porte plainte pour « vol de données » , rapidement rejoint par Doyen Sports, et en 2017 par le Benfica. Et puis il y a une « tentative d’extorsion » et les zones d’ombre qui l’accompagnent. L’affaire remonte également à l’automne 2015. À l’époque, un certain Artem Lobuzov prend contact avec Nelio Lucas, dirigeant de Doyen Sports, lui proposant de retirer d’Internet les premiers fichiers publiés moyennant une somme comprise entre 500 000 et un million d’euros. Une réunion aura lieu entre avocats des différentes parties, mais l’affaire ne se fera finalement pas.

« Gardez votre argent, vous en aurez besoin » , écrit Artem Lobuzov, en fait Rui Pinto. « Je ne vous menace pas d’une montagne de plaintes, ce que vous méritez, mais nous ne sommes pas des bandits. Nous avons du caractère et des principes. On va vous donner une autre leçon qui vous fera encore plus mal !!!! » rétorque Nelio Lucas. Un message légitimement inquiétant lorsqu’il vient d’une pieuvre aux connexions mafieuses selon Yann Philippin, « dont on a révélé qu’ils utilisaient des prostituées, qu’ils ont tenté d’en mettre dans le lit du président du Real Madrid, qu’ils avaient des caisses noires aux Émirats arabes unis pour payer des commissions occultes sur les transferts… »

Reste que cette approche est aujourd’hui un boulet attaché au pied de Rui Pinto. Lui se défend de toute tentative de chantage. « Il a déjà dit qu’il n’avait jamais eu pour intention d’aller au bout, assure Maître Vincent Brengarth, avocat du cabinet Bourdon. C’était une forme de test, ça permet d’évaluer le niveau d’information que vous détenez. » L’avocat français voit plus loin : « Une partie de l’enquête portera sur la manière dont Rui Pinto est entré en possession de ces informations. Ensuite, la question sera de savoir s’il y avait une intention de nuire ou si, sur ce cas spécifique, l’intention est neutralisée par une volonté de transparence. » En résumé : Rui Pinto est-il un lanceur d’alerte et doit-il bénéficier de la protection afférente à ce statut ?

Vive la France !

Pour Yann Philippin, cela ne fait aucun doute : « Rui Pinto est un vrai lanceur d’alerte et a agi comme tel. » Le journaliste d’investigation cite Hervé Falciani, ingénieur système chez HSBC et accusé d’avoir tenté de vendre les listings clients au Liban avant de les rendre publics, déclenchant ainsi les SwissLeaks. « Un des plus gros scandales médiatiques en matière de fraude fiscale qui a rapporté plusieurs centaines de millions d’euros, voire des milliards d’euros à divers États européens, insiste Philippin. Ce qui est important, c’est qu’il a peut-être essayé de vendre, ou ce qu’il a fait après ? » De fait, pas un euro n’a été versé à Rui Pinto par l’EIC, qui a fait avec ce que Pinto lui a donné. À savoir près de quatre téraoctets de données, soit le plus gros volume de documents traité à ce jour, devant les Panama Papers ou les Paradise Papers. Détail utile : lors de l’arrestation, ce sont dix téraoctets (ou 10 000 gigaoctets) de données qui ont été saisis.

Que va-t-il advenir des six téraoctets restants, voilà la question centrale aujourd’hui. Avant son arrestation, Rui Pinto avait commencé à transmettre des données au Parquet national financier français (PNF) pour traitement judiciaire. Pourquoi le PNF ? Parce que « de façon très objective, on a des autorités en France qui sont à la pointe de la lutte anti-corruption, note Maître Brengarth. Le PNF, bien que récent, est une très belle institution ! » C’est d’ailleurs à l’initiative de la France qu’Eurojust a lancé une coopération judiciaire sur le sujet, réunissant huit États européens plus les États-Unis (intéressés dans le cadre de l’affaire de viol présumé de Cristiano Ronaldo). À cette occasion, la problématique d’une extradition de Rui Pinto vers le Portugal a éclaté au grand jour.

Influence du football et indépendance de la justice

Antonio Cluny, représentant du Portugal à Eurojust, était bien présent lors de la réunion de lancement, le 19 février. Sauf qu’il avait oublié de préciser un détail : son fils, João, est avocat dans le cabinet MLGTS, qui a pour clients des noms cités dans les Football Leaks. Carlos Osorio, associé du cabinet, est ainsi impliqué dans la défense de CR7 aux États-Unis. Il est aussi, précise Philippin, « l’homme qui a fait tous les montages fiscaux pour le compte de Mendes et pour beaucoup de ses clients : Di María, Ronaldo, Mourinho… » , dossiers sur lesquels João Cluny a travaillé. Antonio Cluny aurait-il oublié de déclarer un conflit d’intérêt majeur ?

Ce qui est sûr, c’est que cela donne un écho aux mots de Rui Pinto avant son extradition, « à peu près sûr de ne pas bénéficier d’un procès équitable au Portugal » . Que cela pose la question de l’exploitation de données qu’Eurojust aimerait récupérer intégralement, de peur qu’elles soient détruites. Et que le cas personnel de Rui Pinto risque bien de rejoindre l’intérêt général. À l’heure où la Commission européenne adopte une directive renforçant la protection des lanceurs d’alerte, Maître Brengarth note qu’ « il y a dans ce dossier un contraste assez saisissant entre l’intérêt exprimé pour les données détenues par Rui Pinto et sa criminalisation » . Et l’avocat de nous interroger : « Où se situe l’intérêt de la société ? Dans le fait de voir Rui Pinto derrière les barreaux, ou dans le fait d’engager des procédures contre un certain nombre d’acteurs du monde du football qui ne se conformeraient pas aux règles ? Ça relève du libre arbitre de chacun, mais c’est comme ça que doit se poser le débat. »

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Par Eric Carpentier

Propos de YP & VB recueillis par EC, propos de RP & WB tirés de Mediapart.

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