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Rooney, si loin du Ballon d’or
À une époque où les distinctions individuelles focalisent l'actualité, Wayne Rooney détonne dans le football moderne. Légende de Manchester United, prophète en son pays et parmi les tout meilleurs joueurs du monde, l'Anglais continue pourtant de se sacrifier sur le terrain comme personne, laissant les records et les titres honorifiques aux autres. Un cas à part et unique.
Paul Gascoigne avait un amour démesuré pour la bouteille, Chris Waddle un penchant particulier pour la musique, George Best un peu tous les vices, Michael Owen des blessures rédhibitoires et David Beckham un goût trop prononcé pour les publicités pour les slips. Bref, tous les plus grands joueurs britanniques de leur temps ont un talon d’Achille. Celui de Wayne Rooney n’est pas le plus commun de tous. Pour ne pas dire le plus atypique. Le meilleur joueur du Royaume de ces dernières années a le tort d’aimer le football au sens propre du terme. Son sacrifice exigé, le don de soi qui fait l’essence même de ce sport et dont il fait inlassablement preuve.
Depuis le prologue de sa carrière, Rooney a épousé une destinée singulière. Il n’est guidé que par un seul précepte éminemment rationnel : gagner. Mais gagner ensemble, en mettant en lumière ses partenaires et en définissant la notion de collectif comme un bien intangible. C’est là tout son paradoxe. Un talent individuel hors-norme au service des autres, mais c’est cette même qualité qui le fait pâtir d’un manque de considération patent auprès d’autrui. Car Rooney est lancé dans un combat où la reconnaissance semble illusoire et réservé à d’autres. Un homme en mission avec comme leitmotiv : donner, donner et encore donner. Parfois trop. Sans toutefois recevoir en retour.
« Just enough education to perform »
Au fond, son profil ne possède pas d’équivalent. La brutalité, l’agressivité, la soudaineté lui ont toujours été consubstantielles, comme pour rappeler que la boxe demeure son premier amour. Mais si l’enfant de Liverpool s’est construit dans l’adversité, il n’en reste pas moins un talent brut. C’est simple, l’international anglais sait tout faire. En tant qu’avant-centre, attaquant de soutien, ailier, meneur de jeu, voire milieu relayeur comme cela a parfois été le cas, il n’a cessé de briller. « Pour être honnête, je pense que vous pouvez le faire jouer en défense et il sera toujours bon » , a dit de lui un jour Roberto Di Matteo, alors à la tête de Chelsea. A-t-on déjà vu un joueur aussi complet combinant la hargne britannique et une justesse technique très latine ? Puissant, inoxydable, harceleur, premier à aller à la conquête du cuir, le Mancunien peut aussi réguler, assurer le tempo, distribuer, orienter, marquer, assister. S’est-on déjà autant ému devant un joueur capable de soulever les foules à la fois par ses tacles défensifs et ses délicieuses transversales de cinquante mètres ?
Le cas Rooney détonne. Il rassemble parce que chacun salue unanimement le talent insolent d’un footballeur hétéroclite. « Wayne est un joueur fantastique et réussira des choses qu’aucun autre joueur ne sera jamais capable de réaliser » , s’épanchait à son sujet en 2011 Sir Bobby Charlton. C’est aujourd’hui d’autant plus vrai. Au fil du temps, le rouquin, tatoué sur son avant-bras droit du titre « Just enough education to perform » de l’un des albums préférés de son groupe fétiche, Stereophonics, s’est imprégné de tout ce qui l’entourait. Fini le gosse ingérable des débuts, l’attaquant de vingt-huit ans affiche à présent une incroyable maturité et est considéré à juste titre comme un monument en Premier League. Mais pourquoi ne bénéficie-t-il donc pas du même crédit que ses contemporains hors de son île ? Pourtant, « Shrek » endosse le même statut messianique en Angleterre que Cristiano Ronaldo au Portugal, Zlatan Ibrahimović en Suède ou encore Radamel Falcao en Colombie. Peut-être parce qu’il a consenti, à l’inverse d’eux, à se sacrifier sur l’autel du collectif. Un comble à une époque où les performances ne sont plus dictées que par les chiffres et les récompense individuelles.
Au diable les chiffres
Début décembre 2013, Arsène Wenger s’insurgeait contre l’existence d’une récompense comme le Ballon d’or, symbole prégnant de la sacralisation de l’individualisme : « Je suis contre les récompenses individuelles. C’est une obsession ridicule des joueurs, et c’est pour moi une marchandisation de l’individu, qui va contre les principes de notre sport. Je me bats depuis toujours contre ces récompenses superficielles. Ça fait beaucoup de mal au foot, parce que le joueur est amené inconsciemment à donner priorité au jeu individuel plutôt qu’au collectif. » Un constat sans faille, sans concession. À l’heure où le ballon rond s’évalue de plus en plus à l’aune des statistiques, Rooney garde sa ligne de conduite, ne prenant pas ombrage de cette glorification de l’individu. Le Red Devil aurait toutefois pu, lui aussi, s’accommoder de cette vision minimaliste. Et gonfler, au passage, des chiffres déjà éloquents. Il en a la stature, l’envergure et la légitimité, pourtant. À Manchester United, lors de la dernière saison de Cristiano Ronaldo, il a condescendu sans rechigner à s’exiler sur l’aile gauche pour laisser l’axe au soliste portugais. Même rengaine l’année dernière où l’Anglais s’est vu trimballer de poste en poste après la venue de Robin van Persie. Il aurait pu revendiquer un autre traitement, lui qui s’était montré depuis 2010 comme rarement aussi prolifique avant la venue du Néerlandais. Mais non. Alors, pourquoi un tel dévouement ? Pour, justement, sublimer, encore et toujours, d’autres individualités.
Et si Rooney était juste né à la mauvaise époque ? Le football moderne se complaît bien trop à vouer un culte aux héros et à leurs prouesses pour qu’il y trouve à sa place. « Wazza » n’est pas un joueur mésestimé. Seulement un joueur dont la plupart peine à percevoir, non pas l’immense talent, mais l’immense plénitude. Et tant pis s’il n’a jamais été mieux classé que 5e au Ballon d’or. L’histoire préfère se souvenir de son splendide retourné inscrit contre City, un après-midi de février 2011, plutôt que de retenir son travail acharné dans l’ombre en 2008 (doublé C1-League Cup) et la saison dernière (20e couronne historique gagnée à United). Rooney ne joue pas dans le but de plaire, d’éblouir ou impressionner. En septembre dernier, quand il claque son 200e but sous la tunique de United, se rapprochant ainsi un peu plus du record du club détenu par Charlton (249 buts), il ne s’en gargarise pas et souligne davantage la prestation de son équipe que son exploit. La preuve, une fois de plus, que l’idole et légende vivante mancunienne refuse toute attention personnelle. Le football a une chance inestimable de compter dans ses rangs Wayne Rooney.
Par Romain Duchâteau